Pierre Béarn – les clefs du voyage
peinture : Jozsef Rippl-Ronai
J’apportai les clefs du voyage
à la prisonnière effrayée
de se découvrir vulnérable…
Négligeant l’azur arraché
qui parait d’attraits la magie
l’éléphant piétina les roses.
Quand tu partis vêtue de nuit
serrant ton cœur telle une lampe
éclairant ta honte soumise
l’éléphant n’aimait plus les roses.
Gabriela Mistral – complainte
art: Isabelle Levenez
Tout a pris dans ma bouche
une saveur persistante de larmes;
le repas quotidien, le chant
et jusqu’à la prière.
Je n’ai pas d’autre métier
après celui-ci silencieux de t’aimer,
que cet office de larmes,
que tu m’ as laissé.
Mes yeux serrés
sur de brûlantes larmes!
bouche convulsive et tourmentée
où tout me devient prière !
J’ai une de ces hontes
de vivre de cette façon lâche!
Je ne vais pas à ta recherche
et je ne parviens pas non plus à t’oublier!
Un remords me saigne
de regarder un ciel
que ne voient pas tes yeux,
de toucher des roses
nourries de la chaux de tes os!
Chair de misère,
branche honteuse, morte de fatigue,
qui ne descend pas dormir à ton côté,
et qui se presse, tremblante,
conte le téton impur de la Vie!
Bernat Manciet – Je tiens dans les doigts ces quelques grains encore
vase grec lekythos Pâris & Hélène
XVIII
Je tiens dans les doigts ces quelques grains encore
et de mon pouce naît ce psaume
rare éclaircie de ma journée
mon été tient dans cette paume
je les regarde sans étonnement
et sans plaisir et sans raisonnement
sans nul regret :
ils sont ce qu’ils sont la nuit arrive sérieuse et calme
pourtant je te les donne
pour l’amour du jeune malade
qui m’a guéri d’être un homme accompli
et qui ressemble tellement à ton sommeil
pour le dédain qu’au soir tombant je porte
et pour la honte aussi d’avoir aimé
Marina Tsvetaieva – mon autographe dans la figure
texte extrait des « écrits de Vanves »
—
Partis nulle part, ni toi ni moi
Perdues pour nous toutes les plages.
Propriétaires d’un sou, été brûlant,
Pas dans nos prix les océans,
De la misère – goût toujours sec,
Tourne la croûte sèche dans la bouche,
Plat – bord de l’eau, mangé l’été !
Espace de pauvres, poches retournées.
Anthropophages de Paris
Replets, joufflus, panse luisante
Vous tous, mangeurs de poésie,
Ripailles de graisse, un franc l’entrée
Et pour la bouche, lotions-poèmes,
Refrains, sonates et versets,
Voûtes célestes, fronts étoiles.
Eau de toilette – le chant aux lèvres.
Mangé l’été, Paris ! Plages sèches !
Pour vous – soyez maudits
Pour vous la honte ! Recevez
Mon autographe dans la figure :
De mes cinq sens – cinq doigts signant,
Meilleurs souvenirs, bons sentiments.
(Paris- La Favière 1932-1935.)
Gertrud Kolmar – Des tourments se dressent sur mon chemin

penture: Chaïm Soutine – vue de Céret
–
je le sais
des tourments se dressent sur mon chemin que je dois prendre
la détresse se dresse sur le chemin que je dois prendre
la mort se dresse sur le chemin que je dois prendre
des plaintes se dressent sur le chemin que je dois prendre
et chaque borne kilométrique a des langues
et tous les petits cailloux crient
crient la douleur – là où une jeune fille sombre en râles,
en fuite, abandonnée, fatiguée et malade,
la détresse se dresse sur le chemin que je dois prendre
la mort se dresse sur le chemin que je dois prendre
et je leur crie dessus !
fille folle dans la honte et la douleur :
des milliers passent devant moi
des milliers viennent vers moi.
Je serai la cent millième
mes lèvres sur une bouche étrangère ;
et meurt une femme comme un chien galeux –
cela te fait-il peur ? non.
mon cœur bat dans une poitrine étrangère
rie mon œil, car tu devras pleurer
et tu ne pleures pas tout seul
la détresse se dresse sur le chemin que je dois prendre
la mort se dresse sur le chemin que je dois prendre
chagrin et plainte, gris tourment ;
tout cela je le sais
et pourtant j’avance sur le chemin.
–
(« Gedichte 1917 » enthalten in « Frühe Gedichte » 1917-22) traduction personnelle
Gertrud Kolmar
–
Laissés pour compte ( RC )

peinture: R Magritte – pluie de personnages ( le généreux donateur)
–
Il pleut des personnages, en habit de ville
Raides comme des soldats de plomb
En contre-jour de lampes d’un destin immobile
Ne traçant que vers le plus long
Les hommes s’étalent dans l’alcool
Et ne cessent de revenir en arrière
A même la dure surface de béton, du sol
Tatouages bleutés de leur mémoire de chair.
L’humanité a la gueule de bois,
La parole creuse, mais prolifique
… elle nous revient de guingois,
Au lent bal des années pathétiques.
Il pleut des personnages, clones de camarades
Egalité, éternité, fraternité
Et fête en marmelade
C’est ce qui fait la liberté
De tous les laissés pour compte
Ceux aux habits raidis
Au rendez-vous de la honte
De leur vie, le taudis
Au bal de la soupe populaire
Qui n’ a , au goût de paradis
Que l’amer de l’en- terre
Cercle de misère, et des maudits.
RC 10 juin 2012
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Jean Sénac – chardon de douleur
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Au fond de chaque amour des cancrelats sommeillent.
Sont-ce des cancrelats, mon coeur, ou des abeilles ?
Et lentement, tandis qu’en amande les yeux
S’éternisent, dans le désir, le bruit soigneux
De la noire légion dévore nos oreilles.
Rien n’y fait, nos soupirs ni nos gémissements
Ni le lin délirant dont nous vêtons nos contes,
Rien, et quand la beauté nous attache et nous ment
Les cancrelats sont là qui nous troublent et montent
Avec notre bonheur et son double, la honte.[…]
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au coeur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas.
Sur les plages l’été camoufle la misère,
Et tant d’estomacs creux que le soleil bronza
Dans la ville le soir entrelace au lierre
Le chardon de douleur, cet unique repas. […]
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