Francis Blanche – Toi que voilà –

J'ai tout donné au soleil sauf mon ombre... Guillaume Apollinaire
Laisse couler le temps sous les doigts de l’horloge... J’ai bu l’oubli dans un verre brisé... Le lustre semble un grand chagrin cristallisé et l’heure - ô l’heure!... - est un miroir qui m’interroge... Chaque date est un anniversaire oublié et - souvent sans que tu le saches - au creux de chaque jour se cache un souvenir... presque un regret si n’est brisé le lien secret par lequel tout à tout s’attache... Et c’est par vagues que revient l’image des hiers si proches... si lointains! Le nez collé à la fenêtre tu regardes tomber la neige... Tout autour montent les maisons.. Te voilà marchant à tâtons dans les souterrains du collège. Je te retrouve même dans l'arrière-salle d’un bistrot (le dôme Saint-Paul... te souviens-tu ?...) pendant la classe de philo, tu manges des croissants avec un café crème... et Claude, qui veut être avocat, te parle en son langage des droits contractuels issus du mariage... Dans un auditorium où luisent des « silence » te voilà devant un micro qui broie tes mots et qui les lance aux quatre vents de la France... Puis par un matin de fin août quelqu'un que tu aimais bien sans le savoir, est mort tout à coup... Un soir d'été, tu quittes toutes les choses familières... À l'horizon, une mitrailleuse s’exaspère... Et le pays se plie en deux comme une porte à glissière Te voilà filant à soixante à l’heure derrière un camion où rient des aviateurs qui n'ont plus leurs avions... Ils mangent du jambon rose comme l'aurore. En trombe on traversait Rabastens-de-Bigorre... Tu as laissé dans un vallon de la Dordogne un peu de ton espoir, de ton sourire... Il pleut... Un autogire t’a sauvé la vie près de Périgueux. Te voilà rédacteur d’un journal comme il faut où les linotypistes ont tous un pied bot - et chaque jour, ciseaux en main, vers midi tu fais de la dentelle avec les quotidiens de Paris... Et le temps passe... ton destin se joue sur les rythmes d’automobiles ou de trains ... et puis, volant partout comme des papillons de flamme, tous ces regards tendres de filles femmes... Qu’ils soient rieurs ou tristes, gais ou mélancoliques, ce sont les reflets des instants qui sont gravés tout entiers dans le temps... Quels qu’ils soient, ne les renie à aucun moment car tous ces souvenirs ne te trahiront jamais... Ils seront toujours là comme ils étaient... ... et même celui-là... ce regard presque bleu ces cheveux presque blonds, ce rire presque triste... comme un roman mort-né qui se mélancolise, tout cela a la douceur des espoirs pas tout à fait perdus... et c’est tout ce qu'on demande aux reflets des miroirs... Le souvenir, ce n’est qu’un regret apaisé qui vient flotter comme un parfum de sauge... Laisse couler le temps sous les doigts de l'horloge... J ai bu l'oubli dans un verre brisé...
Francis Blanche
MON OURSIN ET MOI
Le Castor Astral