Tu sauras te confier aux racines de l’ombre, sentiras les vibrations venir, traverser le mur. Si tu plaques ton oreille à sa surface, le tympan percevra le frottement d’autres oreilles, de l’autre côté.
Viendront les sons, amplifiés par les gestes, peut-être quelques mots difficiles à comprendre, comme une offrande qui suivrait le parcours sinueux des tuyauteries, paroles anonymes traversant les viscères de l’immeuble.
Et dans les intervalles, presque un silence. Tu mettrais tes doigts en cornet pour en entendre davantage, mais ce serait juste l’illusion de la mer, évocation lointaine du large qui te rattrape.
Murmure d’une houle qui déferle à l’intérieur même du béton.
Le chat ignore l’oiseau, qui figure sur la photo, juste à côté de lui. C’est que l’image ne le rencontre pas. Cela sent l’encre et non le duvet .
Le côté plat ne fait pas illusion: le monde n’est pas amputé d’une partie de sa réalité, c’est juste la lumière qui s’est posée sur l’oiseau, et dont on a prélevé une trace fugace, mais aucune plume, aucune chaleur. Le chat ne s’y est pas trompé.
L’attente est l’espace d’apparition des images et celui de leur retenue / La rencontre avec l’image : percussion de notre propre attente avec cet espace / Un monde à part du monde / Un monde de la suppléance (Derrida) / Fait de copeaux qui auraient l’étrange pouvoir d’exister sans pour autant entamer le bloc d’où ils proviennent, de prélever sans laisser de traces du prélèvement. (Le travail du seuil in L’imagement / Jean-Christophe Bailly. – Editions du Seuil, 2020. – (Fiction & Cie))
Il se passe beaucoup de choses, dans le cadre doré Un entremêlement de gens, grandeur nature Sont le prétexte de la peinture accrochée, un peu au-dessus du parquet ciré.
C’est une oeuvre de Rubens, peuplée d’êtres qui s’entassent, des dames toujours assez grasses, que lui commande un prince…
Ces personnages forment une pyramide dans une mêlée quelque peu confuse on distingue même, si je ne m’abuse au plus haut niveau, ceux qui décident.
On a fixé l’instant le plus tragique : celui où on fait grand tri ( ne pas surpeupler le paradis , vous diront les nostalgiques ).
Ceux-ci n’en sont pas revenus, mais ont évité le pire a ce qu’il paraît ; on nous rapporte beaucoup d’histoires que l’on voudrait nous faire croire ; on peut prendre le parti d’en rire.
Devant le tableau, quelques visiteurs se sont arrêtés pour parfaire leur culture : C’est toujours de bon augure d’écouter le commentateur .
Va-t-il décrire l’étape suivante Et sans aucun doute, comme pour les matches de foot, nous faire une analyse savante ?
Nous livrer des statistiques, révéler des choses intraduisibles contenues dans la Bible d’un point de vue artistique ?
Bien qu’il se soit écoulé pas mal d’années depuis qu’elle a été peinte on pense toujours entendre les plaintes des âmes damnées .
C’est une oeuvre baroque : On n’y entre pas de plain pied sans y être convié ( et surtout sans habits d’époque ) .
Nos amateurs d’art voudraient peut-être participer à la mêlée, voir de plus près les êtres ailés et assister à la fête…
Ils peuvent toujours tenter l’escalade Se faire greffer des ailes, utiliser une échelle Ils seront empêchés par le cadre …
Le tableau a beau être immense, il a aussi des dimensions limitées On ne vient pas à l’intérieur sans y être invité et pour entrer dans la danse…
La réalité est ingrate : elle nous ramène toujours à son illusion ; on ne peut sauter dans cette dimension, …. la peinture restant obstinément plate.
Il y a une étendue plate, – Elle se perd dans l’infini – . > Elle appelle un désert, un océan, ou un simple terrain inhospitalier.
Et rester immobile tout ce temps, debout, on compte les heures en suspens – ou plutôt on ne les compte plus ;
c’est une attente, le regard dans le vague. Le ciel est trop haut, Il écrase de son poids tout ce qui s’échappe de l’horizontale.
Mais tu espères sans t’en rendre compte, au-delà de la solitude, La rupture des écluses, que les lèvres du temps s’entr’ouvent.
Et la crainte, en même temps, Que les yeux ne sachent pas voir, Ce que dissimule la surface unie – Un guetteur du désert des tartares – « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Et si le vide était une illusion, et que continue dessous, l’échappée des heures, …Une simple dilution.
La vie est souterraine . Elle fait un grand détour, vers toi pour contourner le froid.
…j’ai connu un certain homme, un homme étrange. il gardait jour et nuit la lumière de son phare un phare ordinaire qui n’indiquait pas grand-chose, un petit phare pour embarcations de fortune et peuples obscurs de pêcheurs, là, sur son île, il échangeait avec son phare les sensations attendant jour et nuit cette autre lumière qui ne surveille la persécution d’aucun objet, cette autre lumière réflexive, parcourant vers l’intérieur la distance entre le port sûr de l’endroit et l’œil qui voit revenir, d’en haut et transparente, l’illusion provisoire qui s’éternise : cette courbe de l’être tendue tout contre le phare sans précaution ni limite, pour être ou avoir ce qu’imparfaitement nous sommes, rien d’autre que rêver ce qu’il veut bien rêver et être où il est au-dessus des eaux tranquilles et éteindre tout dans le tableau d’un jour et redevenir nouveau au petit matin près du petit phare perdu d’Aspinwoll sans même imaginer qu’il pourrait exister le moindre désir ne serait-ce que celui de désirer la petite lumière qui tombe, avec la nuit, sur les eaux tranquilles et les sons déjà morts de ces vagues, de jouir et souffrir, un refuge sincère. Comme le gardien du phare d’Aspinwoll, seul sur son phare, je me suis endormie malgré la lumière intense qui tombe et se détache au-dessus du temps, malgré la pluie frappant le miroir des poissons blancs, malgré cette lumière spéciale qu’était son âme, je me suis endormie entre le port et la lumière, sans comprendre : je voulais, je voulais seulement un peu plus de temps pour recommencer à apprendre, pas sur le ressac de la commisération où les désespérés attachent leurs mâts; pas l’authentique bonheur de vivre sans savoir, sans se rendre compte; pas la lumière provisoire qui s’éternise et feint d’être ce que nous serons ni la peur de posséder la réalité opaque, immanente, je ne voulais la vie qu’à cause du plaisir de mourir, sur les eaux tranquilles, en compagnie des poissons blancs, et j’attendais impatiente qu’arrive encore la répétition de mon inconscient afin que quelqu’un y trouve l’intouché, l’autre voix, pas de cet être intermédiaire, un corps pour mesurer les criques basses : un corps pour le viol d’un moi impraticable : je me suis endormie, inconséquente, dans l’imagination de cet être différent dans la distance, suffisamment avancée pour avoir ma propre illumination à Aspinwoll, mais fracassée et obscurcie, comme le gardien du phare au-dessus des eaux tranquilles de ce qu’imparfaitement nous sommes, dans la petitesse d’un phare qui n’indiquait pas grand-chose, à travers la pluie chaude et réelle de l’impossible.
–
(poème extrait d’une anthologie de la poésie sud-américaine)
—————————————— peinture en trompe-l’oeil sur une porte… Oeuvre visible au château de Chatsworth, Angleterre
–
C’était une fois, c’était toujours.
La poésie n’est pas une solution
Aucune solution n’est une poésie
Une pierre n’est pas un phénomène optique
Aucun phénomène optique n’est une pierre
Une chaise n’est pas un homme assis
Aucun homme assis n’est une chaise
Ce cerisier n’est pas un arbre
Aucun arbre n’est un cerisier
La neige n’est pas une lumière
Aucune lumière n’est une neige
La poésie n’est pas une solution
Aucune solution n’est une poésie
En chantant on découpe sans bouger les lèvres de ce qui nous embrasse car nous avons faim d’avoir faim et nous vengeons notre bouche d’avoir été mangée
A force de regarder le ciel nous faisons boiter l’infini qui ne s’arrête pas de marcher comme un mendiant aveugle La nuit lui donne parfois sans nous la monnaie d’une étoile
La beauté qui se perd nous aime toujours de nous avoir perdu
–
Je veux venir près de toi.
Je ne trouve vrais
ni la pierre, ni le monde ni les distances.
Le coup d’aile d’un oiseau dans le ciel de grand gel dure
aussi longtemps que la ville aux murs coulés de béton
Il m’a fallu me briser avant de perdre mes illusions
Aujourd’hui,
je suis certain que tes cellules m’entendent quand je parle
la langue aux mille sens des ruines
en moi-même, mais rien que pour toi en vérité.
Le ciel est tout autour d’eux
C’est l’effort d’ une longue marche
A travers les dunes ;
Il y a les ombres qui devancent
La caravane et le sable
Qui ondule , égal à lui-même
Et juste marqué, de grains de rochers
Echappés de montagnes.
Le ciel est tout autour d’un creux
Il se rassemble et roule
Comme s’égarent les pistes
Désignées par les anges
En chemins des possibles
Que le soleil ardent
Apprécié des serpents
Efface en poussières…
Le ciel est tout autour d’un bleu
Si évanescent , mais dense
Qu’accrochent , peut-être
Le mirage d’une étendue d’eau
Là bas, si loin…
Dans nos pas de fourmi,
Une oasis, une illusion
Qui vient , puis s’efface
Le ciel est tout autour d’un feu
– Il s’est coulé dans le noir
Quelques flammes et du bois sec
Les nomades lui font cercle
Le désert est affable
Tout est silence, et les outres circulent,
Les chameaux, à genoux,
Soupirent, au chemin de demain.
Entre le vrai et l’espérance
Il y a un monde qui défaille
Peuplé de brumes et de failles
Dans l’écume de l’apparence.
De la boîte de Pandore, l’écrin
déserté de toi , dont le fond est lisse
Aux lendemains qui s’évanouissent
Le dicton, « qui trop embrasse, mal étreint »
Et voila le jour réduit à l’ombre
La réalité qui se fait en fables
Et de mes mains, une poignée de sable
impalpable, que les pensées encombrent
Je rêvais d’être abreuvé d’espoir
Avec toi , comme idéale
Le trajet parmi les étoiles
Et j’ai trouvé la nuit noire
Lors de mon grand voyage
En marche vers l’oubli
Ainsi dérobée à moi, évanouie
.. convertie peut-être en mirage ?
Entre chose rêvée et pourtant vraie
De ce qu’on vit, et que le coeur remue
Est-ce donc l’illusion , seule, que j’ai perçue?
Gardant pourtant la mémoire de tes traits…
Ciel bas, presque gris. L’ œil, obstinément, tente de fixer. Déchirée, la blancheur feinte laisserait voir soudain l’obscène, azur.
Il ne désire rien tant que retenir ce qui s en va. Pans de ciel, croit-il discerner, à même d’improbables lignes j’erre. Si cela se relâchait complètement, ce serait un insupportable afflux de formes. Il voudrait délimiter, cadrer une surface très précise à l’ intérieur de laquelle puissent s’accomplir tous les excès: jusqu’à leur plus extrême rigueur.
…EXtirper quelque chose du vivant, fixer dans l immobilité, le calcaire même du rêve…
Dans une proximité fiévreuse, la parole se veut alors égale à la tension du regard. En vain, elle ne le sait que trop bien. Sans illusion, elle tente d entrer en résonance avec ce qui lui demeure résolument étranger, matérialité agissante qui, dans son évidence calme, n a d’autre chemin et détour qu’elle-même.
Rien d autre qu un certain jeu de la couleur ou une lumière nue portée tout à coup sur les choses. Et le sol cède ouvrant à une infinité d autres scènes. Où traces, balafres, écorchures de la matière.
Comme un désir de refaire sans cesse le trajet de la main et de l’oeil. Paradoxalement, un glissement progressif vers l’effacement. Le récit subtil d une impossible appréhension.
Jet in copper. Un écho, une sédimentation lente, dont ces mots seraient comme une lointaine métaphore et qui n arriverait jamais à se figer tout à fait dans la fixité de l’ image.
C’est d’une étreinte oubliée avec la matière (elle seule s’en souvient) qu’est né ce frémissement de la rigueur. Catastrophe très ancienne de laquelle plus rien n est visible à la nudité de l’oeil. A peine d imperceptibles fêlures, minuscules effondrements, restes souterrains et secrets, en témoignent-ils. Entailles douées au toucher. Aux aguets, le regard se pose sur l’apparence. Il se méfie de ce qui va de soi. A longtemps fixer, il demeure, désireux de percer quelque secret. Il fouille vers l’ intériorité supposée, la profondeur, ce dedans velouté et impensable des choses. Il voudrait déchirer l’ordonnancement des formes, lacérer lambeau par lambeau, fragment après fragment, refaire le tracé, le trajet de la main sur la plaque.
Images fauchées à ras, abolies. L’ oeil se scrute jusqu ‘au blanc, a la presque cécité qui se confond avec la nuit solaire. Il s’écorche un peu plus et disparaît le reflet alors que la main progresse, que l’ instrument entaille, entame l’ espace offert, jamais assez vierge de présence. Un arrière goût de sang. Son battement sous les paupières. Le visage aussi s’efface, puis l’œil. Dans la proximité de ce qui se dérobe, le regard se tend un peu plus. Il enchâsse toutes formes arrachées à la nuit, captées fugitives-fragiles, tente de recomposer ce que la lumière érode et ronge. -Mais plus rien ne lui tait signe. Aucun centre, nulle part. Dans le silence écorché de l’organique, l’imperceptible respiration des pierres, tout lui semble voué à
la corruption, l’ anéantissement. Lueurs. l’ aveuglement. La découpe. Imaginer un instant la déchirure de l’oeil et guetter ce moment très pur où l’infiniment grand rejoint, en un attouchement léger, l’infiniment petit. Le souffle court. -Mais la main jamais ne tremble.