Ludovic Degroote – la digue
peinture : La chapelle sur la digue à Collioure – Henri Jean Guillaume Martin
Pas de bout, pas aux choses, pas à soi,
peut-être pour ça qu’on va sur la digue,
on regarde la mer, les falaises, les villas,
à la fin on revient, on attend de recommencer,
au milieu de la vie qui passe.
La digue ça ne mène nulle part, ça n’engage à rien,
on regarde la mer, et puis on s’en va ;
les yeux naturellement sont portés là plus qu’aux villas ;
où il n’y a rien l’œil ne tombe pas, ça nous laisse d’abord à nous-même.
Les choses souvent on croit qu’elles sont là pour nous,
qu’on a d’elles une mémoire, un regard
– on est séparé de tout, les choses tiennent sans nous,
c’est pour ça qu’elles n’ont pas de bout.
–
On passe, on marche, on avance,
moments posés les uns près des autres,
on ne s’en rend pas forcément compte,
les pensées naissent et meurent,
elles glissent sans qu’on soit toujours là,
ou bien c’est nous qui glissons, à côté,
ou bien non, ça se fait comme ça, en dérive.
–
Sous le ciel, neutre, froid, calme,
durant dans le silence,
comme s’il ne restait plus qu’une enveloppe.
On sait que c’est là, évoluant entre la gorge et l’estomac,
ça bouche ce qui à l’intérieur demande à respirer.
Ça n’empêche pas de vivre, ça donne juste un goût aux choses,
on finit même par croire qu’on s’y fait.
Pas de sens pour faire la digue,
on commence n’importe où, pas de fin,
on en fait des bouts, des pans,
tout y paraît sans histoire, sans mémoire,
disloqué comme les choses sont en nous,
avec de grands pans de vide séparés comme des digues.
Les paysages sont intérieurs.
On ne connaît pas la souffrance des autres,
on se contente de soi.
Ce qui rend lourdes les choses s’est perdu au fond
et ne pèse plus.
Demeure le poids de notre présence face au monde,
ce qu’on pèse soi-même sur ses propres épaules.
Peu d’étale des choses, de transparence entre elles,
rien qui tienne hors de notre regard,
la digue on la fait hors de tout, ça n’est qu’au-dedans
que les choses apparaissent, par pans, par bouts,
et c’est de là qu’on les croit isolées,
alors que les espaces ne sont disloqués qu’en nous.
–
C’est la mer à gauche quand on va à la Pointe aux oies,
à droite ce sont les cabines, les villas, les immeubles récents,
et puis aussi le Grand Hôtel,
les choses, ça arrive, on ne les voit plus,
on croit les savoir par cœur,
on n’écoute plus rien.
–
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[La Digue, Draguignan, éd. Unes, 1995, p. 7-10]
Nuit somnambule – ( RC )
Je vois la nuit somnambule…
Elle progresse sans rien voir,
l’obscurité l’accompagne,
frôlant les arbres, puis déversant son encre.
La nuit noie tout, et se confond en portes secrètes,
ouvertes à travers un décor qui transforme
celui de l’espace diurne .
Les hommes , pour ne pas la voir,
utilisent d’artifices,
en disposant le long des routes
de petites lumières,
ou bien des enseignes publicitaires
qui clignotent, histoire de détourner
l’attention de la nuit.
Celle-ci enveloppe les immeubles,
comme les pierres du chemin ;
Les précipices de la montagne,
ont devancé l’appel du sombre.
Peut-être se heurte-t-elle à eux,
et ne retrouve pas elle-même son chemin.
Elle pourrait rester sur place,
ou tourner en rond,
toujours somnambule
si un jour le soleil ne venait pas :
on ne sait pas si elle l’attend avec impatience,
ou s’enfuit , effrayée, à l’autre bout de la terre .
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RC – nov 2017
Guy Goffette – Famine
Certains dimanches d’été, le ciel descend sur terre et tire au cordeau des routes pour les familles sans auto, les chevaux sans maître, les filles gommées des calepins.Sans bouger, chacun voyage à son rythme dans un pays rendu d’avance, jusqu’à ce que, le soir tombant, il faille se lever, rentrer le banc qui fraîchit, passer la barrière, le seuil, le jeu des ombres, son propre corps et retrouver enfin son visage dans la glace comme cette toile depuis des siècles dans la chambre du peintre.
Le comptable a fermé le dernier guichet tiré la grille et peut-être un instant pensé à devenir voleur, à céder au poids de la clé brûlante dans la poche tandis que le soleil aux plis de sa nuque verse la rouille des jours perdus à supputer la chance d’une fenêtre dans ces visages minés à contre-jour par la pioche infatigable du temps
Les villages de schiste sombre et froid laissent courir aussi des filles aux lèvres peintes et souvent le poing des vieux laboureurs s’écrase sur la table de l’unique bistrot élargissant d’un coup l’espace de l’attente où la lumière se rassemble, frileuse et comme prise au piège d’une lampe
mais il est midi à peine et dans la rue un chat guette une proie que personne ne voit
Derrière la haie le poste à transistors susurre le cauchemar de l’Histoire tandis que l’homme au bras huileux fend à la hache un bois récalcitrant dont le sang atteint le ciel au menton comme s’il voulait porter à notre place la croix alourdie du présent
La maison à veilleuse rouge dans l’impasse tu attendais de grandir, le cœur et les doigts tachés d’encre pour y chercher des roses
A présent qu’une route à quatre bandes la traverse tu es entré toi aussi sans savoir dans la file qui fait reculer l’horizon où cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir portant jour après jour en ses mains sombres le bouquet rouge au fond du ciel que tu n’as pas cueilli
Comme le visage à vif du boxeur aveugle après la troisième chute tu n’entends plus les coups mais ton cœur entre ciel et terre qui répète sans se tromper le nombre exact
Le soir qui tombe sur tes épaules enfonce les clous un peu plus bas
Minée par quelle mer la ville puisque les taupes n’y harcèlent pas le printemps sans racines
Peut-être est-il venu le temps de croire que Jonas est vraiment sorti de la baleine et que c’est lui ce vide au carrefour que tous rejettent en accélérant
Les yeux jaunes des voitures le soir tu les voyais déjà, enfant détourer le pied des immeubles et tu faisais pareil à table avec la mer et les ciseaux dorés ajustant patiemment sous la lampe l’image à sa légende obscure.
A présent tu sais lire et tiens ferme la barre de ta fenêtre sur le monde où les immeubles s’écroulent l’un après l’autre dans l’incendie découvrant peu à peu la ligne sous laquelle il te faudra descendre descendre encore, paupières closes, pour joindre les bords extrêmes de ta vie.
peinture edw Hopper
Lui qui avance les mains nues les paupières scellées sur la scène déserte et sous les projecteurs le temps ne l’arrête pas ni le vide, il marche depuis des siècles vers un mur connu de lui seul comme l’arbre qu’un ciel obstiné tire vers l’horizon et s’il s’écarte parfois c’est pour laisser à sa place une fenêtre ouverte où quelqu’un appelle invisible et chacun croit l’entendre dans sa langue
La nuit peut bien fermer la mer dans les miroirs : les fêtes sont finies le sang seul continue de mûrir dans l’ombre qui arrondit la terre comme ce grain de raisin noir oublié dans la chambre de l’œil qu’un aigle déchirant la toile enfonce dans la gorge du temps
La nuit a volé son unique lampe à la cuisine piégé dans la vitre celui qui se tait debout dans la tourbe des mots
Il brûle à feu très doux l’obscure enveloppe du silence (comme ces collines sous la cendre réchauffent l’aube de leur mufle) et pour la première fois peut-être son visage d’ombre est toute la lumière et parle pour lui seul.
Un peu du plâtras des murs rien qu’un peu et rendre à la jeune putain son sourire de vierge
(Aimer ô l’infinitif amer dans la nuit des statues et dans le jour qu’écorchent les bouchers)
Visage impossible à saisir avec ce ciel collé au bout des doigts quand la femme unique sur toutes les fenêtres aveugles de la terre roule des hanches et passe .
Ce peu de mots ajustés aux choses de toujours ce questionnement sans fin des gosses dans la journée ces silences plus longs maintenant, à l’approche du soir comme le soleil traversant la chambre vide sur des patins,
tout cela qui se perd entre les lames du parquet, les pas, les rides a fini par tisser la toile inaccessible qui drape chacun des gestes du vieux couple lui donne cet air absent des statues prenant le frais dans la cour du musée
et nul ne voit leurs ombres se confondre enjamber le haut mur du temps mais seulement l’échelle aux pieds de la nuit l’échelle sans barreaux ni montants d’une vie petite arrivée à son terme.
Restes d’une langue électrique ( RC )
image extraite d’un film « noir » américain
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Au sommet d’immeubles,
Les lettres s’échappent, s’agitent.
Certaines se précipitent, se mêlent
finissent par retrouver leur ordre.
En néons verts se disputant aux rouges.
Ce sont les façades voisines qui assistent à leur course.
Balbutiant leur clignotement.
Deux lettres, presque au milieu du mot,
lassées , vibrent d’une lumière déteinte,
maladive, à leur base.
Personne ne songe à les remplacer.
Leur message n’est sans doute pas indispensable,
c’est sans doute un reste de langue électrique,
qui peut ne s’exprimer
que par onomatopées :
il peut s’échapper des syllabes,
cela n’a que peu d’importance,
Une partie du paysage urbain,
s’activant dès que le soir
commence à épaissir le ciel.
De l’endroit où je l’observe,
Ce que je vois, est à l’envers.
J’ai le vague souvenir d’un film, de gens sur les toits,
poursuivis par d’autres, et la lumière émise,
les cachant plus qu’elle ne les révèle .
J’imagine les passants
gardant autour de leur corps
une auréole de néon,
alternativement verte et rouge,
qu’ils emporteraient avec eux.
Mais l’arrivée du bus me ramène sur terre.
Je monte dedans.
Avec l’avenue empruntée,
je devrais pouvoir lire l’enseigne à l’endroit,
quand il aura fait le tour du rond-point.
Mais un rideau d’arbres
aux feuilles encore denses s’interpose.
Décidément cela ne me semble pas destiné,
pas plus qu’à mes voisins,
le regard absent, pressés de rentrer chez eux, sans doute.
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RC – oct 2015
Le terrain vague – ( RC )
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Entre les façades tristes, et mutiques
des rangées d’immeubles,
gît une zone indéfinie,
et personne ne revendique
les marges floues d’un territoire ;
ce lieu de passage, où rien ne semble certain,
comme l’oeil étrange d’un étang,
habité d’une vie secrète, à quelque distance,
sous la vase.
Les formes, même celles des plus banales,
semblent dériver à force d’abandon,
sans se heurter aux certitudes du ciment
et du goudron.
Des sentiers hésitants contournent des bosses,
évitent des flaques, où courent des nuages gris.
Je les empruntais comme des raccourcis,
ou bien avec les copains, les jours de désœuvrement.
Des bois morts sont des trophées anciens,
où s’accrochent d’anciens pneus de cycles.
Des graminées amères se disputent des tas de gravats .
Surgissent parfois des pierres taillées,
des morceaux de murs bousculés,
où se lisent encore des slogans rageurs,
et graffiti à moitié effacés .
Ce espace échappe à la géométrie,
se rebelle avec le présent, et régurgite de son ventre ,
des objets, qui y étaient enfouis,
lestés de batailles secrètes .
Des objets métalliques dont on ne saurait plus expliquer l’usage,
des tesselles de mosaïque aux couleurs vives,
et même je me souviens, du crâne d’une vache,
aux cornes envahies de mousse .
Ces voyages imprécis, aux abords de la ville,
tenaient d’un purgatoire .
D’une rumeur entre deux rives :
elle confessait la parole d’un passé, pas encore normalisé .
Les parcours capricieux, avaient quelque chose à voir ,
sans doute, avec l’adolescence.
Comme elle, quelques années suffiraient à en interdire l’accès,
à le cerner de murs, avant de le transformer,
en parking de supermarché.
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RC – janv 2015
Le défilé des images ( RC )
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En suivant les traces du temps
Comme des empreintes laissées dans la boue,
Il y a, sur ce fil,
Le défilé des images
De celles qui marquent un instant
Et finissent par pâlir,
Cartes postales oubliées au fond des tiroirs,
Restes d’affiches de campagnes électorales,
Catalogues fournis pour produits d’antan,
Et aussi les albums épais,
Des photos de famille.
Je parcours le tout,
Où se transforme,
En épisodes chronologiques,
L’univers, même réduit au dehors,
Bordé de maisons proches,
Qui s’enhardissent de grues,
Et deviennent immeubles.
La famille rassemblée,
Au pied de l’escalier,
S’est agrandie d’un nourrisson,
Maintenant debout sous un chapeau de paille,
Puis, regardant sur la droite,
Le chat gris faisant sa toilette,
Que l’on retrouve seul, enroulé sur lui-même.
Ensuite, c’est une tante de passage,
Dans ses bras, une petite soeur arrivée…
> Tout le monde est gauche,
Dans ses habits du dimanche,
Après le repas,
Peut-être suivant le baptême;
…. Il fait très beau dehors.
Ce sont donc des photos du jardin,
Les enfants jouent au ballon,
. Le tilleul a étiré son ombre,
Au-delà de la grille voisine.
Plus tard, toujours sur l’escalier,
Les habits suivent une autre mode,
….Dix ans se sont écoulés.
Le grand-père n’est plus,
Les allées sont cimentées,
La perspective est close,
D’un nouveau garage,
Occupé d’une voiture,
Brillant de ses chromes,
Elle apparaît sombre,
Peut-être verte…
Un autre album,
Tourne la page d’une génération,
Le format des images a changé,
Issues d’un nouvel appareil.
C’est maintenant la couleur,
Témoignant des années soixante.
L’extravagance des coiffures,
Et des motifs géométriques,
S’étalant sur les murs,
Le règne du plastique,
Et du formica, qui jalonne encore,
Les meubles rustiques en bois.
Quelques pages plus loin,
Les teintes sucrées,
De photos polaroïd,
Donnent dans la fantaisie,
Des portraits déformés,
Pris de trop près,
Et surtout le voyage à Venise.
Gondoles et palais,
Trattorias et reflets…
Les lieux soigneusement mentionnés,
Au stylo à bille ….
> Le beau temps tourne à l’orage,
—– On suppose une dispute,
Car l’album s’arrête là,
En mille-neuf-cent-quatre-vingt,
Sur la photo de l’amie,
Partie sous d’autres horizons,
Rageusement déchirée,
Puis, maladroitement recollée,
Les souvenirs ne sont plus de mise,
Et restent clos dans le tiroir.
Le défilé des images, lui, s ‘immobilise.
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RC – 10 et 11 août 2013
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