Armand Silvestre – Nénuphars

Sur l’eau morte et pareille aux espaces arides
Où le palmier surgit dans les sables brûlants,
Le nénuphar emplit de parfums somnolents
L’air pesant où s’endort le vol des cantharides.
Sur l’eau morte à l’aspect uni comme les flancs
D’une vierge qui montre aux cieux son corps sans rides,
Le nénuphar, nombril des chastes néréides,
Creuse la lèvre en fleur de ses calices blancs.
Sur l’eau morte entr’ouvrant sa corolle mystique,
Le nénuphar apporte un souvenir antique :
— Vénus marmoréenne, éternelle Beauté,
Ton image me vient de l’immobilité,
Et sous ton front poli je vois tes yeux de pierre,
Comme les nénuphars profonds et sans paupière.
Le musée dans la piscine – ( RC )

C’est un endroit curieux
( généralement le cas des musées
que l’on fréquente encore habillé )
où l’on voit des demi-dieux
interrompant leur mouvement ,
bien conscients du danger,
avant d’aller plonger
avec leur accoutrement
dans la piscine
évoquant de très loin
la mer qui se souvient
des marées ( et ici, piétine ).
C’est une eau stagnante
où personne ne se risque
car la vie se confisque
dans une mort lente .
Quelques émanations perfides
auxquelles on ne s’attendait guère
ont changé ces héros en pierre,
( à tout jamais rigides
semblerait-il, pour l’éternité ):
on ne s’attend pas à les voir courir
ou les voir s’enfuir ,
condamnés à l’immobilité .
Peut-être est-ce préférable
à un autre destin tragique:
ces personnages de l’antique
retournant en sable
ou bien des anges
à qui on aurait coupé les ailes,
transformés en statues de sel…
le Moïse de Michel-Ange
souffrant d’insomnies
soumis à rude épreuve
retrouvé au fond d’un fleuve
ou au large d’Alexandrie…
Alors, mieux vaut patienter
( contre mauvaise fortune, bon coeur )
sous l’oeil des connaisseurs
fréquentant le musée…
L’éternité est pour eux,
rien ne presse :
ils attendront que le charme disparaisse:
il faut voir le côté avantageux,
d’être quand même à l’abri,
rassemblés ici
dans cet endroit incongru
plutôt que d’errer dans les rues .
Je ne vois qu’une solution :
c’est ce que je pense et estime –
Pour que ces statues s’animent,
proposons l’absolution,
et que des génies
changent l’eau en vin
( ou plutôt en eau de vie…)
il faut aider son prochain,
faire que le sang
de nouveau circule,
que les dieux fassent des bulles,
ils nous en seront reconnaissants –
L’homme qui marche – ( RC )
photo perso – Alberto Giacometti: l’homme qui marche ( son ombre).
exposition au musée Maillol – Paris 2018
Vois cette silhouette
découpée dans la solitude.
D’un pas décidé, elle progresse
vers quelque chose qu’on ne voit pas.
On ne sait si elle avance
ou reste sur place :
Il y a ce corps projeté en avant,
ce pas tendu ,et pourtant
les pieds englués au sol,
entre futur et immobilité .
–
RC- mai 2019
Henry Bauchau – Matines
Matines
Que l’homme dans le temps utile
Soit l’impatience d’exister
Et l’âme dans les eaux nubiles
Ouverte à l’immobilité
Peu de précèptes, la clarté
Peu de paroles de prière
Et cette sobre ébriété
Dans l’abondance de lumière.
Décalqués dans le relief des choses – ( RC )
photo : Pentthi Sammallahti
Je suis rentré par hasard dans un enclos,
je m’en suis approché, comme si j’avais tourné
une page d’un livre, et que la photographie du lieu
me chuchote la chanson de son infini.
Je ne regarde pas ce monde ;
c’est lui qui me regarde,
car l’immobilité ne semble qu’un faux semblant.
Les chiens et oiseaux solitaires, je les reconnais,
mais il semblent des survivants dans un monde pétrifié,
la lumière sourdant de l’intérieur, même…
Il y a aussi des hommes, se découpant sur celui-ci,
mais qui ne semblent pas à leur place ,
survivants aussi d’un lieu, décalqués dans le relief des choses,
happés par l’étrangeté des instants,
où la lune se cristallise,
les arbres dépouillés peints par Bruegel
semblant y trouver leur place.
C’est qu’une fois après avoir longé cet enclos,
y être entré comme par effraction ,
il est difficile d’échapper aux noirs profonds, et bruns tourbeux,
et à la neige qui semble attendre.
Cela demeure, à la façon d’une image qui s’inscrit en creux,
comme la persistance rétinienne . :
on ne peut se contenter de tourner la page pour revenir au point de départ ;
rien ne coule, le méandre du fleuve fait vœu de silence ,
et on dirait que l’origine du monde est tout à côté.
Ce qu’on prend pour une esquisse
a quelque chose de définitif.
–
RC – juin 2017
T.S. Eliot – Les mots bougent
Les mots bougent, la musique se déplace
Seulement dans le temps; Mais seulement ce qui est vivant
Peut seulement mourir. Les mots, après le discours,se fondent
Dans le silence. Ce n’est que par la forme, le motif,
Que les mots ou la musique peuvent atteindre
Le silence, comme un vase chinois immobile
Remue perpétuellement dans son immobilité.
T.S. Eliot, Quatre Quatuors (V)
( tentative de traduction RC )
Words move, music moves
Only in time; but that which is only living
Can only die. Words, after speech, reach
Into silence. Only by the form, the pattern,
Can words or music reach
The stillness, as a Chinese jar still
Moves perpetually in its stillness.
T.S. Eliot, Four Quartets (V)
Fondu dans l’immobilité – ( RC )
Fondu dans l’immobilité,
C’est situé sous une écorce, où se balancent des pulsations du silence.
Une écorce de chair
Elle se maintient , mais le corps fond.
Comme bu par sa surface intérieure.
> Avoir donc la place de remuer dessous,
Les os s’épiant, et ayant leur propre raisonnement…
Mais toute une apnée de tensions les maintient à distance.
Ce sont des ligaments, des fibrilles, des tendons, qui se croisent,
faute de muscle.
Emmitouflé d’une apparence.
Il suffirait d’appuyer pour en déceler le creux.
Ainsi cabossé comme pourrait l’être un fruit sec, libéré du poids liquide,
momie à la surface riante, mais peinte .
Un masque pour paraître.
Mais dont la fixité inquiète.
Celui qui ne sait plus quel corps il habite,
justement privé d’ enchaînements et mouvements utiles.
Soudé aux montants du lit, les roues caoutchoutées.
Au carcan des poulies, la potence aux perfusions,
qu’on pourrait, gag suprême, orner de la photo du patient… – la potence –
Juste dans le champ de vision …. le regard toujours fixé au plafond.
Le corps corseté n’autorisant que l’angle restreint permis aux yeux
Bénéficiant de la seule exception à l’immobilité…
–
RC – avril 2014
Ce qui reste de l’essence de la nuit – (RC )
–
Au retour du sommeil,
Vite,
Attrape de quoi,
Fixer au passage,
ce ruban de mots,
Qui s’enchevêtrent,
Et n’est pas encore poème,
Avant que ce chant,
Ne se détruise,
Lorsque la conscience,
Aura repris le dessus.
L’espace entre les mots,
Amène les sensations,
Et les images la saveur,
Des couleurs encore inconnues,
Dépèche-toi de les transcrire,
Qu’elles ne restent pas prisonnières
De ta tête.
Le futur immédiat,
Fait que l’on néglige souvent,
Ces formations fragiles…
Ces boucles lovées sur elles-même
Se fanent si vite.
Dès qu’elles sont exposées,
A la lumière du jour.
Doit-on en conclure,
Qu’elles devraient
Rester proches de l’obscur
Et appartiennent à la nuit ?
C’est sans doute
Dans les corps oubliés
A eux-même,
Et proches dans l’immobilité,
D’une mort dessinée,
Que travaillent le mieux,
Les cerveaux libérés.
C’est une danse farandole ,
Au creux du repos,
Où les âmes recueillent,
Ce qui reste de l’essence des jours.
En extraire quelques gouttes,
Est toujours un exercice
D’équilibriste…
Les mots répugnent à se fixer
Sur le papier,
Regroupés en strophes.
Ils nous observent de loin,
Les prélever intacts,
Et garder leur fraîcheur,
N’est pas des plus simple.
Peut-être faut-il les laisser ,
Vagabonder à leur aise,
Si volatils.
Ils agissent à leur guise.
Et se moquent de notre quotidien
De nos détours du jour,
Pour mieux s’emballer
Dès que le noir fait son retour.
.
RC – janvier 2014
Alain Mabanckou – Le livre de Boris
–
Le Livre de Boris
Est ton pays
Celui qui t’ouvre les portes
Sans fouiner dans la besace
De tes songes
Est ton pays
Celui qui t’indique où
Mettre tes songes en lieu sûr
Nul ne naît en terre étrangère
L’espace appartient à l’homme
Dont le sort est d’errer
Ne me demande pas mon pays d’origine
Regarde dans mes yeux baissés
La fêlure des horizons
… Qui t’a parlé du mot exil
Je ne le prononce plus
Bâtis dans ton cœur
Des terres de réserve
Des îles vierges
Ne demande à l’espace qu’un peu d’immobilité
Le temps d’une halte
II faut bêcher le territoire au jour le jour
Y planter un drapeau blanc
Et non des épouvantails
Qui apeurent les oiseaux
L’exil est aussi ce chemin
Qui délivre de la solitude
Tout homme seul
Porte la langueur du temps
Sur ses épaules
II pleure le cloisonnement
De l’espace
Mais toi
Regarde plutôt la splendeur
Des songes égarés
Dans l’herbe de ton enfance…
–
Alain Mabanckou, (Congo)
–
Henri Bauchau – Matines

arrivée de lumière dans une grotte – photographe non identifié
Matines
Que l’homme dans le temps utile
Soit l’impatience d’exister
Et l’âme dans les eaux nubiles
Ouverte à l’immobilité
Peu de préceptes, la clarté
Peu de paroles de prière
Et cette sobre ébriété
Dans l’abondance de lumière.
Miquel Marti i Pol – Vingt-sept poèmes en trois temps

photo: troupes franquistes arrivant à Barcelone – février 1939