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Un temps d’ivoire – ( RC )


Lewis chessmen – British museum

C’est un temps d’ivoire,
en noir et blanc,
la partie est en cours,
on se dispute certains emplacements
plus favorables aux grandes lignes,
tu distingues des fortifications
dans le lointain,
mais des obstacles
ralentissent considérablement
la progression.

Ce n’est pas un voyage initiatique,
on court des risques
en allant à découvert,
aussi faut-il marcher avec prudence,.
Quelques aller-retours sont nécessaires
pour contourner les foyers d’incendie:
les cavaliers le savent bien,
ils évitent les obliques où les fous
tirent sur tout
ce qui traverse leurs diagonales .

La diplomatie reprend cours,
pendant une fausse accalmie,
le dialogue se rétablit.
….On tergiverse.
On est même prêt à échanger
quelques présents
ou des prisonniers
pour que la parole porte plus loin.
En fait, c’est un nettoyage par le vide
qui parfois s’impose;

car la stratégie ne s’exerce, de fait
que sur soixante quatre cases
et qu’il est nécessaire d’y voir plus clair
pour aller de l’avant
espérant peut-être empiéter
sur le territoire adverse.
C’est un temps d’ivoire,
où l’incertitude demeure….
la partie est loin d’être achevée…


Octavio Paz – l’amphore brisée


peinture – Francis Bacon – étude de taureau 1991

Le regard intérieur se déploie, un monde de vertige et de flamme
naît sous le front qui rêve :

soleils bleus, tourbillons verts, pics de lumière
qui ouvrent des astres comme des grenades,

solitaire tournesol, œil d’or tournoyant
au centre d’une esplanade calcinée,

forêts de cristal et de son, forêts d’échos et de réponses et d’ondes,
dialogues de transparences,

vent, galop d’eau entre les murs interminables
d’une gorge de jais,

cheval, comète, fusée pointée sur le cœur de la nuit,
plumes, jets d’eau,

plumes, soudaine éclosion de torches, voiles, ailes,
invasion de blancheur,

oiseaux des îles chantant sous le front qui songe !

J’ai ouvert les yeux, je les ai levés au ciel et j’ai vu
comment la nuit se couvrait d’étoiles.

Iles vives, bracelets d’îles flamboyantes, pierres ardentes respirantes,
grappes de pierres vives, combien de fontaines,
combien de clartés, de chevelures sur une épaule obscure,

combien de fleuves là-haut, et ce lointain crépitement de l’eau
sur le feu de la lumière sur l’ombre.
Harpes, jardins de harpes.

Mais à mon côté, personne.
La plaine, seule : cactus, avocatiers,
pierres énormes éclatant au soleil.

Le grillon ne chantait pas,

il régnait une vague odeur de chaux et de semences brûlées,
les rues des villages étaient ruisseaux à sec,

L’ air se serait pulvérisé si quelqu’un avait crié : « Qui vive ! ».

Coteaux pelés, volcan froid, pierre et halètement sous tant de splendeur,
sécheresse, saveur de poussière,

rumeur de pieds nus dans la poussière, et au milieu de la plaine,
comme un jet d’eau pétrifié, l’arbre piru.

Dis-moi, sécheresse, dis-moi, terre brûlée, terre d’ossements moulus,
dis-moi, lune d’agonie, n’y a-t-il pas d’eau,

seulement du sang, seulement de la poussière,
seulement des foulées de pieds nus sur les épines

seulement des guenilles, un repas d’insectes et la torpeur à midi
sous le soleil impie d’un cacique d’or ?

Pas de hennissements de chevaux sur les rives du fleuve,
entre les grandes pierres rondes et luisantes,

dans l’eau dormante, sous la verte lumière des feuilles
et les cris des hommes et des femmes qui se baignent à l’aube ?

Le dieu-maïs, le dieu-fleur, le dieu-eau, le dieu-sang, la Vierge,
ont-ils fui, sont-ils morts, amphores brisées au bord de la source tarie ?

Voici la rage verte et froide et sa queue de lames et de verre taillé,
voici le chien et son hurlement de galeux, l’agave taciturne,

le nopal et le candélabre dressés, voici la fleur qui saigne et fait saigner,
la fleur, inexorable et tranchante géométrie, délicat instrument de torture,

voici la nuit aux dents longues, au regard effilé,
l’invisible silex de la nuit écorchante,

écoute s’entre-choquer les dents,
écoute s’entre-broyer les os,

le fémur frapper le tambour de peau humaine,
le talon rageur frapper le tambour du cœur,
le soleil délirant frapper le tam-tam des tympans,

voici la poussière qui se lève comme un roi fauve
et tout se disloque et tangue dans la solitude et s’écroule
comme un arbre déraciné, comme une tour qui s’éboule,

voici l’homme qui tombe et se relève et mange de la poussière et se traîne,
l’insecte humain qui perfore la pierre et perfore les siècles et ronge la lumière
voici la pierre brisée, l’homme brisé, la lumière brisée.

Ouvrir ou fermer les yeux, peu importe ?
Châteaux intérieurs qu’incendie la pensée pour qu’un autre plus pur se dresse, flamme fulgurante,

semence de l’image qui croît telle un arbre et fait éclater le crâne,
parole en quête de lèvres,

sur l’antique source humaine tombèrent de grandes pierres,
des siècles de pierres, des années de dalles, des minutes d’épaisseurs sur la source humaine.

Dis-moi, sécheresse, pierre polie par le temps sans dents, par la faim sans dents,
poussière moulue par les dents des siècles, par des siècles de faims,

dis-moi, amphore brisée dans la poussière, dis-moi,
la lumière surgit-elle en frottant un os contre un os, un homme contre un homme, une faim contre une faim,

jusqu’à ce que jaillisse l’étincelle, le cri, la parole,
jusqu’à ce que sourde l’eau et croisse l’arbre aux larges feuilles turquoise ?

Il faut dormir les yeux ouverts, il faut rêver avec les mains,
nous rêvons de vivants rêves de fleuve cherchant sa voie, des rêves de soleil rêvant ses mondes,

il faut rêver à haute voix, chanter jusqu’à ce que le chant prenne racine, tronc, feuillage, oiseaux, astres,

chanter jusqu’à ce que le songe engendre et fasse jaillir de notre flanc l’épine rouge de la résurrection,

Veau de la femme, la source où boire, se regarder, se reconnaître et se reconquérir,
la source qui nous parle seule à seule dans la nuit, nous appelle par notre nom, nous donne conscience d’homme,

la source des paroles pour dire moi, toi, lui, nous, sous le grand arbre, vivante statue de la pluie,

pour dire les beaux pronoms et nous reconnaître et être fidèles à nos noms,
il faut rêver au-delà, vers la source,  il faut ramer des siècles en arrière,

au-delà de l’enfance, au-delà du commencement, au-delà du baptême,
abattre les parois entre l’homme et l’homme, rassembler ce qui fut séparé,

la vie et la mort ne sont pas deux mondes, nous sommes une seule tige à deux fleurs jumelles,
il faut déterrer la parole perdue, rêver vers l’intérieur et vers l’extérieur,

déchiffrer le tatouage de la nuit, regarder midi
face à face et lui arracher son masque,

se baigner dans la lumière solaire, manger des fruits nocturnes,
déchiffrer l’écriture de l’astre et celle du fleuve,

se souvenir de ce que disent le sang et la mer,
la terre et le corps, revenir au point de départ,

ni dedans, ni dehors, ni en dessus ni en dessous,
à la croisée des chemins, où commencent les chemins,

parce que la lumière chante avec une rumeur d’eau,
et l’eau avec une rumeur de feuillage,

parce que l’aube est chargée de fruits,
le jour et la nuit réconciliés coulent avec la douceur d’un fleuve,

le jour et la nuit se caressent longuement comme un homme et une femme,

comme un seul fleuve immense sous l’arche des siècles
coulent les saisons et les hommes,

là-bas, vers le centre vivant de l’origine,
au delà de la fin et du commencement.

Octavio PAZ.


Jorge Carrera Andrade – la clé du feu


LA CLE DU FEU
(La llave del fuego)

 

Hernán Cortès, le conquérant du Mexique La « Malinche » et Cortès

Terre équinoxiale, patrie du colibri,
de l’arbre à lait et de l’arbre à pain !
J’entends de nouveau dans les feuilles
le grincement de machine rouillée
de tes grillons et de tes cigales.

Je suis l’homme des perroquets :
Colomb me vit dans son île
et m’embarqua pour l’Europe
avec les oiseaux des Indes
sur son vaisseau chargé
de trésors et de fruits

Un jour, sur le conseil de l’aube
je réveillai les cloches du XIX* siècle
et accompagnai Bolivar et ses gueux héroïques
dans les contrées mouillées
d’une éternelle pluie
traversai la sierra et ses grises bourrasques,
où l’éclair en sa grotte argentée
a son nid et plus loin vers le Sud,
vers le cercle exact de l’Equateur
de feu jusqu’aux capitales
de pierres et de nuages
qui s’élèvent près du ciel et de la rosée.

Je fondai une république d’oiseaux
sur les armures des conquérants
oxydées par l’oubli,
au pied du bananier.
Il ne reste qu’un casque dans l’herbe
habité par des insectes tel un crâne vide
éternellement rongé par ses remords.
Je m’approche des portes secrètes de ce monde
avec la clé du feu
arrachée au volcan, solennel tumulus.

Je te regarde, bananier, comme un père.
Ta haute fabrique verte, alambic des tropiques,
tes frais conduits, sans trêve
distillent le temps, transmuent
les nuits en larges feuilles, les jours en bananes
ou lingots de soleil, doux cylindres
pétris de fleurs et de pluie
en leur housse dorée telle abeille
ou peau de jaguar, enveloppe embaumée.

Le maïs me sourit et parle entre ses dents
un langage d’eau et de rosée,
le maïs pédagogue
qui apprend aux oiseaux à compter
sur son boulier.
Je m’entretiens avec le maïs et l’ara
qui savent l’histoire du déluge
dont le souvenir rembrunit le front des fleuves.

Les fleuves coulent toujours plus devant eux
étreignant chaque roc, peau plissée de brebis,
vers les côtes hantées par les tortues
sans oublier leur origine montagnarde et céleste
à travers l’empire végétal où palpite
la jungle et son cœur sombre de tambour.

O mer douce, Amazone, ô fluviale famille !
Je décoche ma flèche emplumée,
oiseau de mort,
à ton étoile la plus haute
et je cherche ma rutilante victime dans tes eaux.
O mon pays qu’habitent des races fières et humbles,
races du soleil et de la lune,
du volcan et du lac, des céréales et de la foudre.

En toi demeure le souvenir du feu élémentaire en chaque fruit,
en chaque insecte, en chaque plume,
dans le cactus qui exhibe ses blessures ou ses fleurs,
dans le taureau luisant de flammes et de nuit,
le vigilant minéral buveur de lumière,
et le rouge cheval qui galope indompté.
La sécheresse ride les visages
et les murs et l’incendie allume sur l’étendue des blés
l’or et le sang de son combat de coqs.

Je suis le possesseur de la clé du feu,
du feu de la nature clé pacifique
qui ouvre les serrures invisibles du monde,
clé de l’amour et du coquelicot,
du rubis primordial et de la grenade,
du piment cosmique et de la rose.

Douce clé solaire qui réchauffe ma main
par-dessus les frontières
tendue à tous les hommes :
ceux à l’épée prompte et à la fronde,
ceux qui pèsent sur un même plateau la monnaie et la fleur,
ceux qui fleurissent leur table pour fêter ma venue
et aux chasseurs de nuages, maîtres des colombes.

Ô terre équinoxiale de mes ancêtres,
cimetière fécond, réceptacle de semences et de cadavres.
Sur les momies indiennes dans leurs jarres d’argile
et sur les conquérants dans leurs tombeaux de pierre
qui sans trêve sillonnent les âges
ayant pour seule compagnie quelque insecte musicien,
un même ciel étend son regard d’oubli.

Un nouveau Colomb appareille dans les nuages
tandis qu’explose, bref feu muet,
la poudre céleste de l’étoile
et que les cris alarmés des oiseaux
obscurément semblent interroger
le crépuscule.

 

 

extrait  des  » poètes  d’aujourd’hui »  (Seghers)


Esther Tellermann – Terre exacte


photo: la faille de Djobouti

 

Lieu là
tenu à la lèvre
suffoque
dans l’image
non franchie
dans l’appel

écorcé

Qui t’éprouve à l’arête
d’un point de l’incendie ?
Pour nous ne reste
dans le milieu du rayon
ou du plus léger
sur l’autre rive où
se ramifia
la suture ?

Qui déchire
qui rejoint qui
clôt la prunelle qui
engage le cercle non
rien
n’assemble
en surplomb
des chocs de la lumière
rien ni
clavier
mais précipite
le point douloureux
près des tempes

ce que nous sommes.


Bernat Manciet – Parmi ce monde aérien le crépuscule


Ulla Gmeiner 5.JPG

Image       Ulla Gmeiner

 

 

Parmi ce monde aérien le crépuscule
se fait gouffre bleu puis jardin incendié
puis lampe haute puis flambeau des infernaux
par lande et par bruyère il se cherche un repos

le voici donc mon temps de mauvaise farine
mon lit s’en va avec le soir et le marais
où trouverai-je où se meure ma destinée mauvaise?
où m’endormir en remuant sur un mauvais sommier?

souffle ou songe ton rutilant fantôme
vainement cherche aussi un lieu de refuge
aux fins d’une dernière et triste flambée

une âme comme une carafe nette un angle aigu

où puisse un ciel de neige monter et se
retirer sur une épaule vaine et proche au ciel perdu 


Edmond Jabès – comment, de la sagesse, conserver toute la jeunesse?


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portrait F Hodler

 

« Il ne faut jamais laisser réfléchir les malades
— écrivait ironiquement un sage.
« Pour eux, la maladie prime sur tout le reste.
Et c’est le contraire de la sagesse.
« Un malade n’a-t-il pas, récemment, sombré
dans la démence à force de se croire, réellement, malade?
« C’est qu’il souffrait, sans le savoir, d’une autre maladie. »

On ne meurt que d’une mort : celle à laquelle on ne s’attendait pas.
Une flamme ne suffit point à la gloire de l’incendie.

Il s’aperçut, en vieillissant, qu’une question,
pour lui, prenait, chaque jour, plus d’importance: comment ne pas vieillir?
Mais il se trompait de question, celle qu’il
aurait dû se poser est la suivante : comment, de la sagesse, conserver toute la jeunesse?

Le rien est plus audacieux que le tout.

 


Laurent Gaudé – Eldorado -petit extrait


ELDORADO est un roman de Laurent Gaudé  ( auteur de Ouragan, et du Soleil des Scorta  ( prix Goncourt 2004),  qui, ici , nous relate  des récits d’exils, de contrôles frontaliers ( en mer ),   d’émigration clandestine)…  sujet d’actualité

couverture du livre, paru chez Actes/sud

voila un court extrait, des Pages  186 –193

J’ai compris que je ne passerais pas ma journée contre un mur, qu’il n’y aurait pas de charité aujourd’hui ni de bénédiction sur le Coran. Ils sont de retour. Je les observe. Ils viennent d’arriver. Nous avons peut-être encore quelques jours. Le temps qu’ils se posent, qu’ils élaborent un plan. Le temps qu’ils reçoivent leurs ordres. Demain, sûrement, ils nettoieront les rues de la ville. Après-demain ce seront les collines. Je dois retourner au camp. Prévenir Boubakar.

La dernière fois, ils avaient fondu sur nous comme des abeilles voraces. En pleine nuit. Les phares de leurs voitures s’étaient allumés en même temps et ils avaient sauté de leurs jeeps en hurlant, matraquant tous les corps qu’ils trouvaient sur leur passage. En un instant, la panique s’était emparée de nous. Tout le monde cherchait son sac, sa couverture, un abri où se protéger des coups. Mais ils étaient venus nombreux. Ils frappaient et lançaient leurs chiens pour nous débusquer comme du gibier. Puis ils mirent le feu. Ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Ils aspergèrent d’essence les sacs qu’ils trouvaient, les arbustes. Ils brûlèrent tout. Nos pauvres affaires sur lesquelles nous veillions jour et nuit avec jalousie ont disparu dans une odeur écœurante d’essence. C’est Boubakar qui m’a sauvé. Il a insisté pour que nous quittions la forêt. Cela me paraissait aberrant. Mais il avait raison. C’est la forêt, justement, qui les intéressait. Nous avons couru comme des rats dans la nuit. Et lorsque la forêt fut dans notre dos, le silence nous enveloppa à nouveau. Nous étions allongés, face contre terre. Là-bas, ils frappaient encore.

Là-bas, des sacs de couchage brûlaient et les chiens mor­daient les hommes aux mollets. Là-bas, ils faisaient monter dans des camions ceux qu’ils avaient matraqués. Entassés comme du bétail. Sans se soucier de qui saignait, de qui avait un enfant ou ne pouvait plus marcher.

La dernière fois, ils sont venus avec des chiens et de l’essence.

Dieu sait ce qu’ils vont amener cette fois-ci.

Je dois remonter au plus vite. Prévenir tout le monde.

Il va falloir fuir, se cacher, attendre, craindre le pire. A nouveau ne compter que sur ses propres forces. Je resterai avec Boubakar quoi qu’il advienne. Jai plus confiance en lui qu’en quiconque. Les litres l’appellent « le tordu ». Pour moi, c’est Boubakar et je n’irai nulle part sans lui. Il ne court pas vite mais il connaît tous les trucs. Sept années de survie. Il faut que je le prévienne. Il saura que faire pour échapper aux policiers. Il ne sait pas courir, mais il est obstiné. Qui sait si j’aurais tenu sept ans, moi, alors qu’au bout de huit mois je me sens déjà épuisé ?

Lorsque je suis arrivé au camp, d’autres que moi, déjà, avaient donné l’alarme. La nouvelle était sur toutes les lèvres : « Les Marocains sont de retour. » L’agitation régnait partout. Certains faisaient leurs paquets, prêts à partir. D’autres se demandaient où ils allaient pouvoir se cacher.

Une réunion des chefs fut décidée. Nous sommes plus de cinq cents, entassés ici, au milieu des arbres et des couvertures. Il y a un chef par nationalité. Les Maliens, les Camerounais, les Nigérians, les Togolais, les Guinéens, les Libériens, chaque com­munauté a désigné un chef pour prendre les déci­sions qui concernent le camp tout entier. Boubakar est parmi eux. Ce n’est pas un chef mais son avis est écouté. Il est le doyen d’entre nous. On respecte la longueur de son errance et la force dont il a fait preuve pour ne pas plier face à tant d’adversité.

Les chefs se sont mis à l’écart, pour ne pas être importunés par nos commentaires. Nous avons attendu, avec inquiétude, leur délibération. Et puis ils sont revenus vers nous, et Abdou nous a dit qu’ils avaient décidé d’essayer de passer. Nous sommes restés interdits. Quand ? Comment ? Abdou a expli­qué que nous avions peut-être encore une journée et une nuit avant que les policiers n’attaquent. Il fallait les prendre de vitesse. Tenter notre chance demain soir. Djouma, un Malien, a demandé comment nous nous y prendrions. Abdou a répondu en parlant fort pour que tous entendent :

— Si nous nous ruons sur les barrières de Ceuta, de nuit, si nous sommes aussi nombreux à courir avec rage, ils ne pourront pas tous nous arrêter. C’est à cela qu’il faut travailler désormais. La bar­rière qui sépare Ceuta du Maroc fait six mètres de haut. Mais il est des endroits où elle n’en fait que trois. C’est là que nous attaquerons. Nous avons la nuit et la journée de demain pour construire des échelles. Il faut partir à l’assaut de Ceuta comme d’une citadelle. Si nous passons de l’autre côté, nous sommes sauvés. Une fois passés, nous ne pouvons plus être renvoyés. Une fois passés, nous sommes riches. Il suffit d’un pied posé sur la terre derrière les barbelés, un petit pied pour connaître la liberté.

Les explications d’Abdou provoquent une vaste rumeur dans nos rangs. C’est la première fois que nous entendons parler d’une chose pareille. D’ordi­naire, ceux qui tentent leur chance le font par petits groupes. Là, nous sommes cinq cents. J’essaie de retrouver Boubakar dans la foule. Il me sourit lors­qu’il me voit venir à lui. Je n’ai pas cessé de penser à lui depuis qu’Abdou nous a annoncé la nouvelle. Je suis mortifié. « Que vas-tu faire, Boubakar ? » Il ne répond pas tout de suite. Il me sourit. Puis il dit doucement : « Je vais courir. » Je pense alors à sa jambe tordue. Je pense à cette malédiction qui le rendra trop lent, trop maladroit. Je pense qu’il n’a aucune chance et qu’il le sait certainement.

— Tu n’as pas essayé de les convaincre de faire autrement ?

— C’est la seule idée qui vaille, me répond-il avec douceur.

Je veux être sûr qu’il a conscience de la folie de son entreprise, alors j’insiste :

— Tu vas courir ?

Il répond sans hésiter :

— Oui, avec l’aide de Dieu.

Sa voix est ferme et tranquille. Je vois dans ses yeux qu’il ne dit pas cela pour me rassurer. Il va courir. De toutes ses forces. En claudiquant. Mais il y mettra sa rage. La détermination de Boubakar me fait baisser les yeux. Il le voit. Il ajoute : « Ne per­dons pas de temps. Il faut construire les échelles. » Alors, dans la forêt de notre clandestinité, com­mence un immense chantier. Nous coupons les branches, taillons, clouons. Des échelles de for­tune naissent au creux de nos bras. Il faut les faire solides et hautes. C’est sur elles que nous pren­drons appui pour le grand saut. C’est de leur soli­dité que va dépendre notre vie à venir. Si elles craquent, nous sommes condamnés à nouveau à l’attente et au désert. Si elles tiennent, nous foule­rons la terre de nos rêves. Nous mettons toute notre attention et notre art dans la construction de ces échelles. Il en pousse de partout. Chacun veut la sienne. Il faut que nous puissions en tapisser les barbelés.

Je travaille avec acharnement. Et je me sens fort. Nous allons courir. Oui. Et même Boubakar le tordu sera plus rapide qu’un jaguar. Nous allons courir et rien ne nous résistera. Nous ne sentirons pas les barbelés. Nous laisserons des traînées de feu sous nos pieds. Et au petit matin, lorsque les forces de police marocaines viendront incendier notre cam­pement, elles ne trouveront qu’une forêt vide – et quelques oiseaux qui riront de leur inutilité.

Nous sommes allongés dans les hautes herbes de­puis plus de deux heures. Immobiles. Scrutant la frontière à nos pieds. La colline est pleine d’hom­mes qui épient la nuit avec inquiétude. Cinq cents corps qui essaient de ne pas tousser. De ne pas parier. Cinq cents hommes qui voudraient être plats comme des serpents. Nous attendons. C’est Abdou qui doit donner le signal. Il est à peu près deux heures du matin. Peut-être plus. A nos pieds, nous distinguons les hauts barbelés. Il y a deux enceintes. Entre les deux, un chemin de terre où patrouillent les policiers espagnols. Il va falloir escalader deux fois. Chacun scrute ces fils entortillés en essayant de repérer un endroit plus propice à l’assaut. C’est si près. Nous sommes à quelques mètres de notre vie rêvée. Un oiseau ne mettrait pas une minute à franchir la frontière. C’est là. A portée de main.

Les policiers espagnols ne sont pas très nom­breux. Une vingtaine à peine. Mais, le long de la première barrière, il y a aussi des postes marocains. Combien d’entre nous vont passer ? Qui réussira et qui échouera ? Nous n’osons pas nous regarder les uns les autres, mais nous savons bien que tout se joue maintenant. Et que tout le monde ne passera pas. Cela fait partie du plan. Il faut que certains échouent pour que les autres passent.

Il faut que les policiers soient occupés à maîtriser des corps, pour que le reste de notre bande soit libre de cou­rir. Je me demande ce que je vais devenir. Dans quelques heures, peut-être, je serai en Espagne. Le voyage prendra fin. J’aurai réussi. Je suis à quelques heures, à quelques mètres du bonheur, tendu dans l’attente comme un chien aux aguets.

Tout à coup, j’entends Boubakar s’approcher de moi et me murmurer à l’oreille : « Quand nous courrons, Soleiman, promets-moi de courir le plus vite possible. Ne t’occupe que de toi. Promets-le-moi. » Je ne réponds pas. Je comprends ce que me dit Boubakar. Il me demande de ne pas me soucier de lui. De ne pas l’attendre ou l’aider. D’oublier sa jambe tordue qui l’empêchera d’avancer. Bouba­kar me demande de ne pas regarder ceux qui cou­rent à mes côtés. De ne penser qu’à moi.

Et tant pis pour ceux qui chutent. Tant pis pour ceux qu’on attrape. Je dois me concentrer sur mon souffle. C’est cela que veut Boubakar. Comme je n’ai tou­jours pas répondu, il me pince dans la nuit en répétant avec insistance : « Promets-le-moi, Soleiman. Il n’y a que comme ça que tu passeras. » Je ne veux pas répondre à Boubakar.

Nous allons courir comme des bêtes et cela me répugne. Nous allons oublier les visages de ceux avec qui nous avons partagé nos nuits et nos repas depuis six mois. Nous allons devenir durs et aveugles. Je ne veux pas répondre à Boubakar, mais il continue à parler et à me serrer le bras. « Si tu tombes, Soleiman, ne compte pas sur moi pour revenir sur mes pas. C’est fini. Chacun court. Nous sommes seuls, tu m’en­tends. Tu dois courir seul. Promets-le-moi. » Alors je cède. Et je promets à Boubakar. Je lui promets de le laisser s’effondrer dans la poussière, de ne pas l’aider si un chien lui fait saigner les mollets. Je lui promets d’oublier qui je suis.

D’oublier que cela fait huit mois qu’il veille sur moi. Le temps de l’as­saut, nous allons devenir des bêtes. Et cela, peut-être, fait partie du voyage. Nous éprouverons la violence et la cécité. La fraternité est restée dans le bois. Nous lui tournons le dos. C’est l’heure de la vitesse et de la solitude.

« Si Dieu le veut, nous nous retrouverons là-bas », murmure Boubakar en me tapotant l’épaule. Et il reprend sa position dans l’herbe. Nous nous en remettons à Dieu parce que nous savons que nous ne pouvons pas compter sur nous. Nous serons sourds aux cris de nos camarades, et nous prions que Dieu ne le soit pas. Il me semble que ces ins­tants passés dans l’herbe à attendre l’assaut me font vieillir davantage que le voyage à travers le désert. Il n’y a pas que les difficultés que nous rencon­trons, l’argent à trouver, les passeurs, les policiers marocains, la faim et le froid. Il n’y a pas que cela, il y a ce que nous devenons. Je voudrais demander à Boubakar ce que nous ferons si, une fois passés de l’autre côté, nous nous apercevons que nous som­mes devenus laids. Boubakar veut que je coure et je courrai. Et s’il m’appelle, s’il me supplie, je ne me retournerai pas. Je n’entendrai même pas ses cris. Je vais me fermer aux visages qui m’entourent. Je vais me concentrer sur mon corps. Le souffle. L’endu­rance. Je serai fort. C’est l’heure de l’être. Une fois pour toutes. Mais je me pose cette question : si je réussis à passer, qui sera l’homme de l’autre côté ? Et est-ce que je le reconnaîtrai ?

photo: clandestin du Zimbabue. Photo Geo

 

L’évènement  dont il est question ici n’a rien d’une  fiction,  le  reportage  visible  sur dailymotion, relate exactement les mêmes  faits…

 

 

 

 


Augusto Lunel – Chant 5


peinture XVIè siècle BECCAFUMI, Domenico 1545 Annonciation

 

 

CHANT V

… Et toi,

Femme dont la peau caresse quand tu passes,
plus blanche que la douceur de le dire,
dont la respiration suspend la planète
à travers l’eau rouge d’aurores,
le souffle
qui éteint un astre et en allume un autre,
tu portes mon tremblement
comme je porte sur moi ton existence.

Femme de colombes en plein vol,
aux yeux de métal blessé,
aux yeux où l’eau incendie
et le feu mouille,
sépare-moi de cette solitude
qui laisse en solitude tout ce qu’elle touche.

Femme,
jour fermé,
femme à la démarche nue,
au chant nu,
je vais et viens en toi,
je vais en toi aux autres.

Tes jambes me dénudent
et tes seins,
pêches qui montrent leur coeur
et sont musique dans la bouche,
m’arrêtent
en moitié de moi-même.

Immobile vers toi,
immobile m’envolant,
je m’arrête au milieu de la vie.

Immobile vers la mer,
immobile à grands pas,
immobile en tombant
au milieu de mon corps,
immobile en fuyant,
je m’arrête au milieu de l’éclair.

Dans un souffle d’abeilles dans le lointain,
je m’arrête en toi
au milieu de la mort.
Que la vie m’ôte la vie !

 

—-


Augusto Lunel – chant 7


silhouettes  en blanc

silhouettes en blanc, art pariétal, Australie

 

 

 

 

 

 

 

Le Poème

Le cor de chasse résonne dans le soleil
et précipice horizontal est le cerf.

Blessé à mort de ma vie,
cerf à la course bleue,
cerf paré de vent,
où la vitesse dans ses bois
jamais ne s’arrête,
l’éclatement de ton coeur
s’ouvre dans ma poitrine.

Clair royaume du mouvement
où s’arrêter est s’obscurcir,
vie qui monte à la bouche,
rosée dans la gorge de la nuit,
cerf dont la peau
ne le sépare pas de l’air,
tu dénudes les prairies à ton passage,
éblouis l’espace à l’oeil vorace,
incendies les nuages,
fleuris en embrassant toute la forêt.
Un rayon de soleil t’ouvre le dos.
Le jour ne suffît plus pour tous,
ni l’air que tu emportes dans tes bois
me laissant sans baleine,
ni le trésor
que la nuit déverse dans les rivières,
les rivières dans les oiseaux,
les oiseaux dans la poitrine ;
… aujourd’hui, seul mon vide peut remplir le tien.


Pablo Neruda – Ode à la table


Je  retourne  sur  le site   avec  les  traductions  de Pierre Clavilier,  au sujet de Neruda…

   peinture:  Audrey Flack

Sur les quatre pattes de la table
j’éparpille mes poèmes
étale le pain, le vin, le rôti
(navire noir des rêves)
j’y pose ciseaux, tasses, clous
oeillets, marteaux.table fidèle
porte-rêve, porte-vie
titan quadrupède.

C’est la table du riche
imposante et caracolante
telle un paquebot fabuleux
chargé d’abondance.
C’est la table du gourmet
belle et bien mise
dans son décor de langoustes gothiques

C’est la table solitaire
dans la salle à manger chez notre tante
quand s’ouvrent les rideaux
et pénètre un rayon de l’été
fin comme une épée
pour saluer sur la table sombre
la paix transparente des cerises.

C’est aussi la table lointaine, la table pauvre
où l’on prépare la couronne
pour un mineur mort,
et de cette table monte l’odeur froide
de la dernière douleur.

Tout près, il y a la petite table
dans cette alcôve sombre
où brûle l’amour et ses incendies
et sur la table
un gant de femme encore tremblant
comme l’écorce du feu.

Le monde est une table
entourée de miel et de fumée
couverte de pommes et de sang.
La table est dressée
elle attend les banquets ou la mort
et nous savons quand
elle nous appellera:
invités à la guerre ou au repas
il nous faut décider
savoir comment s’habiller
pour s’asseoir à la grande table
si nous mettrons les pantalons de la haine
ou la chemise d’amour fraîchement lavée
mais il faut faire vite
on nous appelle déjà:
les enfants, à table !

® Pierre Clavilier

10:34 Publié dans Odes


AUGUSTO LUNEL ——–DE SOLEIL A SOLEIL —–CHANT 1


AUGUSTO LUNEL DE SOLEIL A SOLEIL CHANT 1

 

 

Personne n’échappera à mon amour,

au lys à la blancheur qui brûle,

à la parole qui incendie ce qu’elle nomme.

La tempête sortie d’une rose dont le silence creuse le précipice,

creuse en toi jusqu’à la mer la mort,

brise le château de lampes pour que la lumière se déverse à tes pieds.

 

 

 

Un aigle ouvre les ailes dans ta poitrine et une douleur bleue dans la mienne.

Le coeur emporté par des vents contraires,

la poitrine profonde et fermée comme un coup de tonnerre,

l’oeil qui me manque me regardant du typhon qui approche,

l’être comme une blessure rauque,

je vais dans mon amour comme dans l’air au tien comme dans ton sang.

 

photo ---- Gaylen Morgan


Eugénio de Andrade – Les paroles


Eugénio de Andrade – Les paroles

 

 

Elles sont comme un cristal,

les paroles.

Certaines, un poignard,

un incendie.

D’autres,

seulement de la rosée

 

Grosses de mémoire, elles viennent en secret.

Incertaines, elles naviguent ;

navires ou baisers,

les eaux frémissent.

 

Désemparées, innocentes,

légères.

tissés de lumière,

Elles sont la nuit.

Même pâles,

elles rappellent encore de verts paradis.

 

Qui les écoute ? Qui

les recueille, ainsi,

cruelles, défaites,

dans leur nacre pure ?

 

montage perso à partir de photos d'Italie ( Pouilles)


L’incendie orageux en crinière que la gorge engouffre ( poésie de mouvement d’un cil)


——- Une fois de plus je replublie sur mon blog un des superbes poèmes  de la mystérieuse  « mouvements d’un cil »…  qui en fait associe  des images photographiques, pour la plupart, en noir et blanc,  avec des textes  commes  celui-ci… 
plusieurs  ont été re-publiés en écho sur  http://re-ecrit.blogspot.com
photo

∏ The stormy fire by the mane that throat. engulfs

Les feuilles ont perdu leur haleine.
Le vent les a à peine soulevés.

Le rythme des oiseaux s’est perdu dans l’effort
Comme une âme en poussière.
Le cœur bat. L’usure de tes cheveux flottants.
Et le serment de ta voix. Et le serrement
Qui s’en ai allé très loin. Le séisme
Par son destin qui détachent les vertus invisibles.
L’incendie orageux en crinière que la gorge engouffre.

Aussi le sentiment qui se déploie avant de s’écraser.
Nous qui restons là à nous assortir par la compression
Du murmure des fissures mauves des violettes
Et des plaintes sans jamais se vanter. Enfonce. Le secret du vide
D’un clou, nous pouvons tout décrocher d’un mouvement d’épingle.
D’un supplice. Toutes ces choses qui veulent rompre
Sans volonté. Toutes ces choses qui s’ignorent superstitieusement.

Nous pouvons vivre une vérité                          [mer. 19.10.11] 18.50

றouvemenʨ d’un ciℓ (➳ elsewherə 

The leaves have lost their breath.
The wind has just raised its.

The pace of the birds got lost in the effort
Like a soul in dust.
The heart beats. The usure of your hair floating.
And the oath of your voice. And tightness
Which would have gone very far. The earthquake
By his fate which detaches the invisible virtue.
The stormy fire by the mane that throat engulfs.

Also the feeling that unfolds before crashing.
Us who remain here by sorting ourselves through the compression
Of the murmur of purple fissures of violets
And complaints without never boast. Sinks. The secret of the vacuum
On a nail, we can all get from a movement of a pin.
On torture. All these things that want to break
Free will. All these things that are ignored superstitiously.

We can live a truth