Le logis de la cartomancienne – ( RC )

Tout en haut de l’escalier
d’une maison délabrée
à façade grise
c’est le logis
de la cartomancienne…
–
Un chat blanc
à la tête couleur de suie,
veille, avec indifférence
sur une boîte en osier
devant l’entrée
qui reste ouverte
en permanence:
jamais il ne sommeille;
–
C’est à cet animal
qu’on pose les questions
sur le palier
comme c’est l’usage:
-petit sphynx, petit lion-
–
Le consulter,
est comme regarder
dans une boule de cristal…
Dans son oeil
se reflètent d’étranges lueurs
où dansent les présages.
–
Si tu vas chez la cartomancienne,
tu n’y accèdes qu’à pied :
tu repéreras l’escalier:
il est peint de deux couleurs
en rouge et en bleu,
ce qui égaie un peu les lieux:
–
Quand le chat est à l’intérieur,
c’est elle qui t’accueille
en habits de deuil,
assise, comme toujours
dans le fauteuil de velours .
–
Il faut suivre le protocole :
elle a les phrases lentes
et peut s’endormir
après quelques paroles
décisives sur l’avenir,
car elle est un peu voyante.
–
En fin de journée
ses mains sont transparentes.
Tu devras la laisser
méditer sur ton cas
ou bien c’est avec le chat
qu’il faudra dialoguer.
.
La maison de l’ombre – ( RC )

J’ai touché l’ombre de mes doigts,
et elle n’a pas bougé.
La maison était dans une couronne de ronces,
ses fenêtres closes ne parlaient plus .
Ouvertes , elles n’auraient pu qu’être muettes
dans l’oubli des étés et des rires.
Qu’elle gémisse de fatigue dans ses fers
– de rouille – , écrasée par le poids du ciel,
qui n’est qu’indifférence…
J’ai touché du doigt
son triste corps de pierre.
Elle ne m’a pas répondu.
Si j’étais resté plus longtemps,
elle m’aurait mordu
me lançant ses ronces au visage .
RC – nov 2020
Marine Giangregorio – Signe
photo: Francesca Woodman
Un signe, elle attendait
Un signe, une pluie
Un regard, une odeur
Le sursaut!
Elle en vint à prier
La larme
De lui offrir une caresse
Pour que la peau vive
Sente, que ses lèvres
Gouttent une présence
Mais comme le mot
La larme résiste
La peau est froide
Le signe, croyait-elle
Irriguerait
L’inspiration
La faim
Le désir
La colère
Le regret
Ses artères seraient
Semblables à de petits torrents
Où la vie s’emporte, se révolte
Il lui fallait
Que lui aurait-il fallut?
Un peu d’amour de soi
Un peu de dégoût aussi
Non de l’indifférence
« L’absence à soi
C’est le pire des sentiments »
Se dit-elle,
Attendant un signe
Un signe d’elle
Et comme rien n’arrivait
Elle se mit face au grand miroir
Scellé au mur
Regarda longuement
L’image reflétée
Y enfonça le crane
Tête baissée
–
on peut consulter d’autres textes de M Giangregorio en allant sur son site
Nayim Snida – Alors c’est elle qui peut consoler mon âme
sculpture : Gertraud Möhwald
Alors c’est elle qui quand l’odeur austère
Du passé affaibli par l’éphémère
Où sous le pont du temps le vent efface
Machinalement toutes les traces
Des instants d’aimer qui hélas en ombres
Se sont métamorphosés comme l’état du monde
Aux yeux de l’homme rêvant de paix de tolérance
Tandis que l’on se noie dans l’indifférence
A l’égard des victimes à l’égard des misères
A l’égard des rancunes qui puisent dans les guerres
Ses armes écrasant le repos des gens
Horrifiés par des morts enterrés tout vivants
Alors c’est elle qui peut consoler mon âme
Confusément perdue un batelier qui rame
Vers un îlot sans nom pour l’évasion du cœur
Habillé d’ennui vis-à-vis des malheurs
Rien ne blesse le ciel – ( RC )

–
Prolonger l’élan,
s’appuyer sur le sol
pour monter à l’assaut du vent
que cela soit la plus puissante des pyramides,
l’ascension obstinée de l’Everest,
ou bien ces oiseaux métalliques :
il y a toujours un moment où la pesanteur
vainc l’orgueil de la démesure ,
et on revient sur la terre,
érodée par les millénaires …
Rien ne blesse le ciel,
toujours renaissant .
L’air se laisse traverser si aisément ,
aimablement offert ,
qu’on en ignore toujours
la puissance et l’indifférence .
–
RC – nov 2016
Constantin Jelenski – Élegie pour N.N.
–
ÉLEGIE POUR N.N.
Si c’est trop loin pour toi, dis-le.
Tu aurais pu courir au-dessus d’une vague de la Baltique,
Traverser le champ du Danemark, la futaie de hêtres,
Tourner vers l’océan et c’est déjà, proche,
Le Labrador, blanc en cette saison de l’année.
Toi, qui rêvais d’une île solitaire.
Si tu as peur des villes, du clignotement des feux sur les routes,
Tu pouvais prendre le chemin des forêts sourdes,
Au-dessus des eaux blêmes, où passe l’élan et le caribou,
Jusqu’aux Sierras, mines d’or abandonnées.
La rivière Sacramento t’aurait alors conduite
Vers des collines recouvertes de chênes épineux.
Encore un bois d’eucalyptus et tu serais chez moi.
C’est vrai, quand la manzanita fleurit
Et la baie est bleue le matin au printemps
Je pense à contrecoeur à la maison parmi les lacs
Et aux filets tirés sous le ciel lituanien
La cabane où tu enlevais ta robe avant le bain
Est changée pour toujours en un cristal abstrait.
Il contient le sombre miel du soir sur la véranda
Et les petites chouettes drôles et l’odeur des harnais.
Comment pouvait-on vivre alors, je ne sais pas.
Les coutumes, les costumes vibrent, imprécis,
Inconsistants, tendus vers le final.
Nous avons beau rêver aux choses telles qu’en elles-mêmes.
Le savoir du temps passé a roussi les chevaux devant la forge
Et les petites colonnes sur le marché du bourg
Et l’escalier et la perruque de maman Fliegeltaub.
Nous avons beaucoup appris, tu le sais.
Comment nous est ôté, un par un,
Ce qui ne pouvait l’être, les gens, la contrée.
On aurait pourtant cru que le coeur en mourrait,
Mais nous sourions, le thé et le pain sur la table.
Seul le remords de n’avoir pas aimé comme il se doit
Cette pauvre cendre à Sachsenhausen
D’un amour absolu qui n’est pas à la mesure de l’homme.
Tu t’es habituée à des nouveaux hivers, humides,
A la maison où le sang du propriétaire allemand
Fut gratté des murs, lui n’y retournera plus.
Moi aussi je n’ai emporté que ce qu’on peut, villes et pays.
On ne peut entrer deux fois dans le même lac
En marchant sur un fond tapissé de feuilles de bouleau
En brisant une étroite strie de soleil
Tes fautes et les miennes? Des petites fautes.
Tes secrets et les miens? Des menus secrets.
Quand on noue la mâchoire avec un linge, quand on place
une croix dans les doigts
Et au loin un chien aboie, brille une étoile.
Non, ce n’est pas parce que c’est loin
Que tu n’es pas venue l’autre jour ou l’autre nuit.
D’année en année mûrit en nous, elle nous envahira
Comme toi, je l’ai comprise : l’indifférence.
Il est venu à vous et dit
vous n’êtes responsables
ni du monde ni de la fin du monde
ôté de vos épaules est le fardeau
vous êtes comme les enfants et les oiseaux
jouez ! et ils jouent ils oublient
que la poésie aujourd’hui est lutte pour respirer
Constantin Jelenski
(1974).
W.H. Auden – Le plus aimant
–
« Le Plus Aimant » ( tentative de trad: RC )
Levant les yeux vers les étoiles, je sais très bien
Que, pour tout ce dont ils se soucient, je peux aller en enfer,
Mais sur la terre l’ indifférence est le minimum
Que nous ayons à redouter de l’homme ou bête.
Comment devrions-nous les aimer si les étoiles brûlant
D’une passion pour nous, nous ne pouvions pas en revenir?
Si une affection équivalente ne peut pas exister,
Que la plus aimante d’elles soit moi-même.
Je pense que je suis, un admirateur
Des étoiles qui ne s’en fichent pas
Je ne peux pas, maintenant que je les ai vues, dire
Que j’ ai absolument loupé ma journée.
Si toutes les étoiles disparaissaient ou mouraient,
Je devrais apprendre à regarder un ciel vide
Et ressentir sa sublime et totale obscurité,
Bien que cela puisse me prendre un peu de temps « .
–
Tachée, la mémoire du printemps ( RC )
Photo: Barb Unger Thiaumont, vers Douaumont
L’indifférence ensoleillée du paysage
…………. où l’herbe repousse
—————– Tout ce qui était mélangé,
les troncs d’arbres brisés, les larges pointillés en traces
de chenilles des chars, les cadavres des chevaux,
les tranchées inondées,
une main ou un bras seul, sortant de la boue,
les restes d’uniformes bleu horizon projetés dans les branches…
…………. tout ceci est maintenant du passé,
de l’histoire, un terreau qu’on imagine fertile
de cultures grasses
—————- l’occasion d’en faire des sujets
de disserter – indécence-
d’engagement, de patrie, d’honneur – sur fond de gaz moutarde
de soldats saoûlés de gnôle , pour donner l’assaut
et oublier l’instant présent.
L’indifférence ensoleillée du paysage,
les surfaces offertes au vent, coupées de lignes absurdes
Un sol lunaire de terre, bouleversé de cratères,
ensemble de silences, vaguement circulaires.
Les racines de jeunes bouleaux ne craignent pas d’embrasser l’archéologie
d’un siècle d’obus endormis.
Le sang disparu, tache la mémoire du printemps
…………….. et celle des hommes.
–
RC – 15 septembre 2012
–
que je complète par cet écrit trouvé aujourd’hui ( poème « de circonstance », écrit en 1914, par Marcel Martinet )
Tu vas te battre.
Quittant
L’atelier, le bureau, le chantier, l’usine,
Quittant, paysan,
La charrue, soc en l’air, dans le sillon,
La moisson sur pied, les grappes sur les ceps,
Et les bœufs vers toi beuglant du fond du pré,
Employé, quittant les madames,
Leurs gants, leurs flacons, leurs jupons,
Leurs insolences, leurs belles façons,
Quittant ton si charmant sourire,
Mineur, quittant la mine
Où tu craches tes poumons
En noire salive,
Verrier, quittant la fournaise
Qui guettait tes yeux fous,
Et toi, soldat, quittant la caserne, soldat,
Et la cour bête où l’on paresse,
Et la vie bête où l’on apprend
À bien oublier son métier,
Quittant la rue des bastringues,
La cantine et les fillasses,
Tu vas te battre.
Tu vas te battre ?
Tu quittes ta livrée, tu quittes ta misère,
Tu quittes l’outil complice du maître ?
Tu vas te battre .
Contre ce beau fils ton bourgeois
Qui vient te voir dans ton terrier,
Garçon de charrue, métayer,
Et qui te donne des conseils
En faisant à son rejeton
Un petit cours de charité ?
Contre le monsieur et la dame
Qui payait ton charmant sourire
De vendeur à cent francs par mois
En payant les robes soldées
Qu’on fabrique dans les mansardes ?
Contre l’actionnaire de mines
Et contre le patron verrier ?
Contre le jeune homme en smoking
Né pour insulter les garçons
Des cabinets particuliers
Et se saouler avec tes filles,
En buvant ton vin, vigneron,
Dans ton verre, ouvrier verrier ?
Contre ceux qui dans leurs casernes
Te dressèrent à protéger
Leurs peaux et leurs propriétés
Des maigres ombres de révolte
Que dans la mine ou l’atelier
Ou le chantier auraient tentées
Tes frères, tes frères, ouvrier ?
Pauvre, tu vas te battre ?
Contre les riches, contre les maîtres,
Contre ceux qui mangent ta part,
Contre ceux qui mangent ta vie,
Contre les bien nourris qui mangent
La part et la vie de tes fils,
Contre ceux qui ont des autos,
Et des larbins et des châteaux,
Des autos de leur boue éclaboussant ta blouse,
Des châteaux qu’à travers leurs grilles tu admires,
Des larbins ricanant devant ton bourgeron,
Tu vas te battre pour ton pain,
Pour ta pensée et pour ton cœur,
Pour tes petits, pour leur maman,
Contre ceux qui t’ont dépouillé
Et contre ceux qui t’ont raillé
Et contre ceux qui t’ont souillé
De leur pitié, de leur injure,
Pauvre courbé, pauvre déchu,
Pauvre insurgé, tu vas te battre
Contre ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Ce cœur de résigné et ce cœur de vaincu… ?
Pauvre, paysan, ouvrier,
Avec ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Avec le riche, avec le maître,
Avec ceux qui t’ayant fusillé dans tes grèves
T’ont rationné ton salaire,
Pour ceux qui t’ont construit autour de leurs usines
Des temples et des assommoirs
Et qui ont fait pleurer devant le buffet vide
Ta femme et vos petits sans pain,
Pour que ceux qui t’ont fait une âme de misère
Restent seuls à vivre de toi
Et pour que leurs grands cœurs ne soient point assombris
Par les larmes de leur patrie,
Pour te bien enivrer de l’oubli de toi-même,
Pauvre, paysan, ouvrier,
Avec le riche, avec le maître,
Contre les dépouillés, contre les asservis,
Contre ton frère, contre toi-même,
Tu vas te battre, tu vas te battre !
Va donc !
Dans vos congrès vous vous serriez les mains,
Camarades. Un seul sang coulait dans un seul corps.
Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous étiez là ; le peuple entier des travailleurs
Était là ; le vieux monde oppresseur et barbare
Sentant déjà sur soi peser vos mains unies,
Frémissait, entendant obscurément monter
Sous ses iniquités et sous ses tyrannies
Les voix de la justice et de la liberté,
Hier.
Constructeurs de cités, âmes libres et fières,
Cœurs francs, vous étiez là, frères d’armes, debout,
Et confondus devant un ennemi commun,
Hier.
Et aujourd’hui ? Aujourd’hui comme hier
Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous êtes là ; le peuple entier des travailleurs
Est là. Il est bien là, le peuple des esclaves,
Le peuple des hâbleurs et des frères parjures.
Ces mains que tu serrais,
Elles tiennent bien des fusils,
Des lances, des sabres,
Elles manœuvrent des canons,
Des obusiers, des mitrailleuses,
Contre toi ;
Et toi, toi aussi, tu as des mitrailleuses,
Toi aussi tu as un bon fusil,
Contre ton frère.
Travaille, travailleur.
Fondeur du Creusot, devant toi
Il y a un fondeur d’Essen,
Tue-le.
Mineur de Saxe, devant toi
Il y a un mineur de Lens,
Tue-le.
Docker du Havre, devant toi
Il y a un docker de Brême,
Tue et tue, tue-le, tuez-vous,
Travaille, travailleur.
Oh ! Regarde tes mains.
Ô pauvre, ouvrier, paysan,
Regarde tes lourdes mains noires,
De tous tes yeux, usés, rougis,
Regarde tes filles, leurs joues blêmes,
Regarde tes fils, leurs bras maigres,
Regarde leurs cœurs avilis,
Et ta vieille compagne, regarde son visage,
Celui de vos vingt ans,
Et son corps misérable et son âme flétrie,
Et ceci encor, devant toi,
Regarde la fosse commune,
Tes compagnons, tes père et mère…
Et maintenant, et maintenant,
Va te battre.
Le 30 juillet 1914
Marcel Martinet; « les temps maudits »
—
et ce texte de Thomas Vinau
–
Ce noir qui remonte
Les trous d’obus les fosses
les tranchées et les tombes
sont les lieux de naissance privilégiés
du coquelicot
de même que les blessures les non-dits
les plaies et les silences
sont les nurseries habituelles
du poème …