Jean Sénac – Matinale de mon peuple –

Pour Baya
Tu disais des choses faciles
travailleuse du matin
La forêt poussait dans ta voix
des arbres si profonds que le cœur s’y déchire
et connaît le poids du chant
la tiédeur d’une clairière pour l’homme droit qui revendique
un mot de paix
un mot à notre dimension.
Tu tirais de sa solitude
le rôdeur qui te suit tout pétri de son ombre
celui que voudrait écrire comme tu vois
comme tu tisses comme tu chantes
apporter aux autres le blé
le lait de chèvre la semoule,
et si dru dans le cœur et si fort dans le sang
la bonté de chacun
le charme impétueux des hommes solidaires
Parle ô tranquille fleur tisseuse des promesses
prélude au sûr éveil de l’orge
dis que bientôt l’acier refusera la gorge
bientôt le douar entamera la nuit.
Tu m’apprends à penser
à vivre comme tu es
Matinale arrachée à l’obscure demeure.
Matinale de mon peuple, Subervie. Rodez, 1961.
Quand la nuit se brise
Anthologie
Poésie Algérienne
Points
sur Anna Quinquaud
quelques images
Jean Sénac- les belles apparences
Le cœur à l’étroit
mes amis sommeillent
ils ont froid et les abeilles
feront un miel amer
Mon pays sourit aux touristes
Alger la Blanche dort en paix
vont et viennent les cars de police
la lèpre au cœur est bien gardée
Qui donc ira dénoncer
la grande amertume des ruches
le corps à l’étroit
les pauvres trichent avec le froid
Belle peau de douce orange
et ces dents de matin frais
la misère donne le change
ne vous fiez pas à tant de beauté
Ici on meurt en silence
sans trace au soleil épais
mais demain le soleil amer
qui voudra le goûter
Sous les jasmins le mur chante
la mosquée est calme et blanche
ô flâneur des longs dimanches
il y a grande merci
À la surface de la nuit
tas d’ordures sac et pluie
In Œuvres poétiques, Actes Sud, 1999
Jean Sénac – Nicolas de Staël

peinture; Nicolas de Staêl: paysage marine 1955
NICOLAS DE STAËL
Vous êtes mort, je ne sais rien de la mort des hommes,
rien de la goutte d’eau qui renverse la figure et la dilue en Dieu.
Dieu lui-même qu’est-il, le néant ou la roche ?
la structure de l’ombre, le suprême reproche,
et peut-être à peine notre interrogation ?
Dieu n’est-ce pas la voix de ma mère qui tremble
quand le dernier arbre rassemble
ses fruits,
quand la misère souterraine
délie le dernier bout de laine
et tout de go nous sommes nus ?
Tout de go il fait nuit
et sur nos cœurs les gens dans la détresse
abandonnent leurs graffiti.
Vous êtes mort, Nicolas de Staël,
et je ne connais rien de la mort des hommes !
Sur la toile le rouge et le noir répercutent
l’armature des ténèbres
un lit où l’appétit funèbre
du jour
tourne, tourne à nous rompre les vertèbres !
Le soleil sur la peau des gisants se retire…
Nicolas de Staël, vous aimiez tant que cela la vie ?
tant que cela pour la briser
sans même un cri ?
Ceux qui se tuent se tuent dans le silence
comme un petit enfant qui fronce les paupières
et s’en va.
Les uns sont des oiseaux de roche,
les autres, oh nul ne les approche
dans le grand espace alarmés !
Nicolas de Staël, le jaune vous avait-il lâché ?
Un rien suffit, un rien quand la couleur s’insurge,
on dit «adieu, adieu Panurge »
et l’on remonte au premier signe écrit.
Mais dans le cœur, dans le cœur, qui connaît les dimensions de la Merci ?
JEAN SENAC
–
Jean Senac – Quelqu’un
–
Quelqu’un
Le bruit des pages tournées…
Non, c’est un rêve.
Entre deux portes l’air…
Non (reprends ta lecture).
Cette paille qui tremble sous le toît…
Rentre tes mains. Réchauffe-les.
Ce bruit…
C’est un réveil.
Cet autre…
Le cheval.
La nuit coule, froide, blanche,
entre l’oreille et le coeur.
Jean Senac
13 décembre 1960
–
Jean Sénac – chardon de douleur
–
Au fond de chaque amour des cancrelats sommeillent.
Sont-ce des cancrelats, mon coeur, ou des abeilles ?
Et lentement, tandis qu’en amande les yeux
S’éternisent, dans le désir, le bruit soigneux
De la noire légion dévore nos oreilles.
Rien n’y fait, nos soupirs ni nos gémissements
Ni le lin délirant dont nous vêtons nos contes,
Rien, et quand la beauté nous attache et nous ment
Les cancrelats sont là qui nous troublent et montent
Avec notre bonheur et son double, la honte.[…]
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au coeur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas.
Sur les plages l’été camoufle la misère,
Et tant d’estomacs creux que le soleil bronza
Dans la ville le soir entrelace au lierre
Le chardon de douleur, cet unique repas. […]
–