Jorge Carrera Andrade – Les amitiés quotidiennes

Fenêtres, portes, lucarnes : amies intimes,
complices de mon évasion quotidienne,
messagères d’un monde clair et agile
qui pose sur les meubles son éclatant reflet.
La fenêtre est invitation incessante au voyage :
son fleuve d’air et de lumière débouche dans le ciel.
Dans ses profondeurs transparentes
plus d’un rêve a naufragé.
La porte évite ma présence et me laisse passer
dans l’éternelle attitude roide du soldat.
Ne déjouent sa consigne
que le jour et l’air.
Avec sa corde de lumière
la lucarne me hisse jusqu’au bord du ciel.
Les nuages et les pigeons domestiques
s’approchent en leur voyage de sa bouche de puits.
extrait de l’anthologie « poètes d’aujourd’hui ( Seghers )
Jorge Carrera Andrade – poussière , cadavre du temps
(Polvo, cadàver del tiempo)

Tu es esprit de la terre : poussière impalpable.
Omniprésente, impondérable, tu chevauches le vent,
tu franchis des milles marins, de terrestres distances
avec ta charge de visages effacés et de larves.
Oh des appartements visiteuse subtile !
Les armoires closes te connaissent.
Dépouille innombrable ou cadavre du temps
ta ruine s’écroule comme un chien.
Avare universelle, en des trous et des caves
sans répit tu entasses ton or léger et vain,
folle collectionneuse de vestiges et de formes,
tu prends des feuilles l’empreinte digitale.
Sur les meubles, les coins, les portes condamnées,
les pianos, les chapeaux vides et la vaisselle,
ton ombre ou vague mortelle
étend son morne drapeau de victoire.
Tu campes en maître sur la terre
avec les pâles légions de ton empire dispersé.
Oh rongeur, tes dents infimes dévorent la couleur,
la présence des choses.
La lumière elle-même se vêt de silence
en ton fourreau gris, tailleuse des miroirs,
Ultime héritière des choses défuntes,
tu gardes tout en ton tombeau errant.
extrait de l’anthologie J C Andrade coll Seghers poètes d’aujourd’hui
Jorge Carrera Andrade – la clé du feu
LA CLE DU FEU
(La llave del fuego)
Terre équinoxiale, patrie du colibri,
de l’arbre à lait et de l’arbre à pain !
J’entends de nouveau dans les feuilles
le grincement de machine rouillée
de tes grillons et de tes cigales.
Je suis l’homme des perroquets :
Colomb me vit dans son île
et m’embarqua pour l’Europe
avec les oiseaux des Indes
sur son vaisseau chargé
de trésors et de fruits
Un jour, sur le conseil de l’aube
je réveillai les cloches du XIX* siècle
et accompagnai Bolivar et ses gueux héroïques
dans les contrées mouillées
d’une éternelle pluie
traversai la sierra et ses grises bourrasques,
où l’éclair en sa grotte argentée
a son nid et plus loin vers le Sud,
vers le cercle exact de l’Equateur
de feu jusqu’aux capitales
de pierres et de nuages
qui s’élèvent près du ciel et de la rosée.
Je fondai une république d’oiseaux
sur les armures des conquérants
oxydées par l’oubli,
au pied du bananier.
Il ne reste qu’un casque dans l’herbe
habité par des insectes tel un crâne vide
éternellement rongé par ses remords.
Je m’approche des portes secrètes de ce monde
avec la clé du feu
arrachée au volcan, solennel tumulus.
Je te regarde, bananier, comme un père.
Ta haute fabrique verte, alambic des tropiques,
tes frais conduits, sans trêve
distillent le temps, transmuent
les nuits en larges feuilles, les jours en bananes
ou lingots de soleil, doux cylindres
pétris de fleurs et de pluie
en leur housse dorée telle abeille
ou peau de jaguar, enveloppe embaumée.
Le maïs me sourit et parle entre ses dents
un langage d’eau et de rosée,
le maïs pédagogue
qui apprend aux oiseaux à compter
sur son boulier.
Je m’entretiens avec le maïs et l’ara
qui savent l’histoire du déluge
dont le souvenir rembrunit le front des fleuves.
Les fleuves coulent toujours plus devant eux
étreignant chaque roc, peau plissée de brebis,
vers les côtes hantées par les tortues
sans oublier leur origine montagnarde et céleste
à travers l’empire végétal où palpite
la jungle et son cœur sombre de tambour.
O mer douce, Amazone, ô fluviale famille !
Je décoche ma flèche emplumée,
oiseau de mort,
à ton étoile la plus haute
et je cherche ma rutilante victime dans tes eaux.
O mon pays qu’habitent des races fières et humbles,
races du soleil et de la lune,
du volcan et du lac, des céréales et de la foudre.
En toi demeure le souvenir du feu élémentaire en chaque fruit,
en chaque insecte, en chaque plume,
dans le cactus qui exhibe ses blessures ou ses fleurs,
dans le taureau luisant de flammes et de nuit,
le vigilant minéral buveur de lumière,
et le rouge cheval qui galope indompté.
La sécheresse ride les visages
et les murs et l’incendie allume sur l’étendue des blés
l’or et le sang de son combat de coqs.
Je suis le possesseur de la clé du feu,
du feu de la nature clé pacifique
qui ouvre les serrures invisibles du monde,
clé de l’amour et du coquelicot,
du rubis primordial et de la grenade,
du piment cosmique et de la rose.
Douce clé solaire qui réchauffe ma main
par-dessus les frontières
tendue à tous les hommes :
ceux à l’épée prompte et à la fronde,
ceux qui pèsent sur un même plateau la monnaie et la fleur,
ceux qui fleurissent leur table pour fêter ma venue
et aux chasseurs de nuages, maîtres des colombes.
Ô terre équinoxiale de mes ancêtres,
cimetière fécond, réceptacle de semences et de cadavres.
Sur les momies indiennes dans leurs jarres d’argile
et sur les conquérants dans leurs tombeaux de pierre
qui sans trêve sillonnent les âges
ayant pour seule compagnie quelque insecte musicien,
un même ciel étend son regard d’oubli.
Un nouveau Colomb appareille dans les nuages
tandis qu’explose, bref feu muet,
la poudre céleste de l’étoile
et que les cris alarmés des oiseaux
obscurément semblent interroger
le crépuscule.
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extrait des » poètes d’aujourd’hui » (Seghers)