Kenneth White – la porte de l’Ouest

L’échappée, ah – cette lueur bleu sombre
le long du fleuve puis
l’éclair d’ambre doré puis encore
la lueur bleu sombre tout le long du fleuve
( vieux rafiot noir là-bàs traînant
près d’un gros paquebot blanc )
et les nuages filant bas
au-dessus des vagues grises aux crêtes
écumantes ( ah cette courbe qui se brise ) et en haut
le vol noir des goélands
Puis les collines, fougères rousses entre-
mêlées et les ronces et les roses sauvages et
le houx rouge-sacré dans la neige
et les arbres dégoulinant de pluie –
marchant sur les chemins de glace bleue les
ruisseaux impétueux l’air mordant
et cette lumière d’une clarté folle
cette lumière abrupte angélique démentielle
qui fait surgir le monde dans sa nudité
réel toujours changeant clair-obscur perpétuel.
Kenneth White – Labrador (2,3)-

2 J’ai moi aussi nommé un lieu un lieu de grands rochers luisant sous le soleil un lieu où l'eau bruissait tourbillonnait et glissait — je l’ai nommé le Merveilleux Rivage j’ai vécu là-bas tout un hiver tout un temps de blanc silence j’ai gravé sur la pierre un poème à l’hiver et au blanc silence les plus belles runes par moi tracées des hommes aux yeux fins, aux pommettes hautes sont venus me visiter nous avons troqué du drap contre des peaux nous vivions en paix et le printemps revint : tous les ruisseaux ruisselaient de lumière et la grande rivière reflétait le ciel j'allai plus loin vers le sud vers un pays de grandes forêts où je vis des hommes rouges parés de plumes d'oiseaux je sentis sous mes pas une terre nouvelle un monde nouveau mais je me refusais à le nommer trop tôt content de laisser mes sens m’éveiller et me guider pas après pas à travers le réel je n'étais déjà plus chrétien sans être pourtant retourné à Thor autre chose m'appelait m'appelait au-dehors autre chose qui peut-être voulait qu’on l’appelle une chose sensuelle et abstraite à la fois terrible et belle à la fois une chose qui me dépassait mais était à la fois plus moi-même que moi j’ai songé aux paroles de Norvège aux paroles des penseurs et des poètes aux paroles de haut vol des Hébrides ici pas de place pour le Christ ou pour Thor ici la terre a réalisé son destin destin de pierres et d’arbres d’ombre et de lumière a réalisé son destin en silence j’ai tenté d’apprendre le langage de ce silence plus rebelle que le latin que j’étudiais à Bergen ou que l’irlandais de Dublin. 3 Tout un champ nouveau où travailler et penser à chacun de mes pas je sentais en moi une étrange vigueur l’esprit chaque jour plus vif, plus clair j'essayai encore quelques noms (pesant avec soin chacun d'eux les éprouvant dans ma tête et sur ma langue): la rivière de la Grande Baleine, le cap de l'Eskimo le lac des Huttes sauvages, le col du Caribou mais toujours pas de nom pour le tout je voulais bien nommer les parties mais pas le tout l’homme a besoin d’arrimer son savoir mais il lui faut un espace vide dans lequel se mouvoir je vivais et marchais comme jamais encore devenais un peu plus qu’humain connaissais une plus large identité les traces du caribou sur la neige le vol des oies sauvages l’érable rouge à l’automne mordu par le gel tout cela me devint plus réel plus réellement moi que mon nom même je me surprenais disant parfois «en accord avec l’esprit de la terre» mais il n’y avait pas d’«esprit» c'était la langue du passé et ce monde était un nouveau monde et ma pensée aussi était presque nouvelle rien qui ressemblât à un «esprit» seulement les traces bleues sur la neige le vol des oies sauvages et les feuilles rouges de gel la religion et la philosophie ce que j’avais appris dans les églises et les écoles tout cela était trop lourd pour cette vie de voyage seule me restait la poésie une poésie comme le vent et la feuille d’érable que je me récitais en parcourant le pays je suis un vieil homme à présent un vieil homme très vieux j’ai griffonné ces runes sur un rocher elles seront mon testament personne ne les lira peut-être elles resteront sur ce rocher près des graffiti de la glace balayées par la pluie et le vent.
Un monde ouvert : Anthologie personnelle
nrf Poésie/Gallimard
Kenneth White – Lettre à un vieux calligraphe

Cent jours passés
par les grèves et les montagnes
à l’affût
du héron et du cormoran
puis écrire ceci
à la lisière du monde
dans un silence devenu
une seconde nature
et connaitre à la fin
dedans le crâne, dedans les os
le sentier du vide.
Un monde ouvert
Anthologie personnelle
nrf
Poésie /Gallimard
Kenneth White – lotus conus
extrait de la « cryptologie des oiseaux »

Lotus conus
L’oiseau-évangile
commun en diable
il est là
sur tous les rivages
écrivant sur l’eau, le vent, le sable
Kenneth White – que personne n’aille dire que tu as eu peur du silence
–
Nourris le feu allume ta lampe
Sans te soucier du froid ni du noir qui s’en vient
Prends tes bouquins continue tes études
Et que personne n’aille dire que tu as eu peur du silence
Ou qu’à t’apitoyer sur toi-même tu t’es pourri
Les bêtes hurlent à la lune elle les fascine
Mais toi prends-lui sa force et tourne-lui le dos
Et puis écris dans ta propre blancheur
Trace ton propre parcours
Toutes les mues cachées de l’hiver
Laisse la vieille buse jeter sa morve et faire des siennes
De la neige tisse-toi une chemise de flanelle
Avec un pan épais pour te couvrir les fesses
Fais usage de la pluie pour fabriquer ton grog
Et du vent pour tourner les pages de ton livre
La force personnelle peut faire des prodiges
Sans elle le talent n’est rien
Augmente ta vie
Trempe-toi le caractère
Et tire profit à plein de cet hiver
In « En toute candeur »