Carnets de dessins de Provence – ( RC )

A chausser les sandales de l’enfance,
te rappelles-tu des champs de Provence ?
Tu n’avais pas à ouvrir ton herbier,
le vent poussait ses vagues dans le blé,
comme dans la farandole
de la voix du mistral
soufflant par rafales
sur le plateau de Valensole.
Tu l’as parcouru à pied,
en sortant ton carnet à dessins.
De jeunes lavandes
déroulaient leurs points
avec de curieuses perspectives,
où le feuillage argenté
des oliviers, voisine celui, plus léger
de la promesse des amandes.
Contre les montagnes lointaines,
je me souviens de la teinte rousse
tirant sur le brun de Sienne,
opposée aux vertes pousses
des rangées de vignes
étagées sur les pentes ,
offertes à la cuisson du soleil.
Tu en parcours les lignes,
un soleil de miel
sous tes sandales de silence.
Les ceps crient
dans l’impatience
d’une lumière de braise
aux senteurs de la garrigue.
Bousculés dans les croquis
d’encre et de fusain,
sont-ils l’essence
de la morsure du midi
que rien n’apaise ,
calmés seulement
par la douceur de lait des figues…?
La jeune afghane au regard effarouché – RC

Qu’est devenue la jeune afghane
au regard effarouché ?
A-t-elle bu le lait nouveau,
la saveur de l’avenir
qu’on lui avait promis…
l’a-t-elle seulement approché ?
Nous l’avons retrouvée
sous un voile au mauve fané .
Elle n’a plus que ses yeux verts,
après quelques décennies,
certes, un peu vieillie,
devant une corbeille de faux fruits .
–
cf photo de Steve McCurry
Thomas Bernhard – Devant le pommier –

Je ne meurs pas, avant d'avoir vu la vache dans l'étable de mon père, avant que l'herbe ne rende ma langue acide et que le lait ne métamorphose ma vie. Je ne meurs pas,avant que ma cruche ne soit remplie à ras bord et que l'amour de ma soeur ne me rappelle combien est belle notre vallée où ils battent le beurre et tracent des signes dans le lard pour Pâques... Je ne meurs pas, avant que la forêt n'envoie ses tempêtes et que les arbres parlent de l'été, avant que la mère ne sorte dans la rue avec un fichu rouge derrière la charrette cahoteuse, où elle pousse son bonheur : pommes, poires, poulets et paille - Je ne meurs pas,avant que ne se referme la porte par laquelle je suis venu devant le pommier -
Sur la terre comme en enfer
Traduit de l’allemand par Susanne Hommel
Editions Orphée -La Différence
Du lait sur la table – ( RC )

C’est un rectangle blanc,
qui demeure immobile,
répandu sur la table,
exactement comme neige ;
ainsi j’invente un paysage
où nulle trace ne s’imprime
à la surface du lait.
Le monde se console
de la laideur,
et mon dessin
restera inachevé.
Herta Müller – substances chimiques

L’anthracène sentait le camphre.
Et parfois, malgré toutes les rues odorantes et les mots d’évasion, on sentait le bassin pek et son goudron de houille. Je le redoutais depuis mon intoxication, et j’étais content d’avoir le sous-sol.
Mais au sous-sol il doit y avoir des substances invisibles, inodores et insipides. Ce sont les plus perfides.
Ne les remarquant pas, je ne peux pas leur donner de nom pour y échapper. Elles se cachent pour que je ne les voie pas, se retranchent derrière les vertus du lait. Une fois par mois, après le travail, Albert Gion et moi recevons du bon lait censé lutter contre les substances invisibles, pour que notre intoxication soit plus lente que celle du Russe Youri, qui était au sous-sol avec Albert avant mes ennuis avec la lumière du jour.
Pour qu’on tienne le coup plus longtemps, on nous donne un demi-litre de bon lait, à la loge du gardien de l’usine, dans un bol en fer-blanc. C’est un don venu d’un autre monde. Il a le goût de ce qu’on serait encore, si on n’était pas chez l’ange de la faim. Ce lait, je peux m’y fier, il fait du bien à mes poumons. Et chaque gorgée annule le poison, comme la neige immaculée qui dépasse toutes les comparaisons.
Toutes, toutes, toutes.
Et tous les jours, j’espère que ce lait frais va durer un mois entier et me protéger. Même si je n’ose pas trop le dire, j’espère qu’il est le frère inconnu de mon mouchoir blanc. Et le vœu fluide de ma grand-mère. Je sais que tu reviendras.
extrait du récit de H Müller » la bascule du souffle », page 193
Josyane De Jesus-Bergey – les amulettes
deux petits extraits « image » d’un recueil paru aux éditions encre et lumière
Murièle Modely – Caresse
–
caresse
il ressemblait à un vieil arbre
allongé dans le lit
c’était une vision étrange
et l’on devinait sous le drap les torsions de ses branches
son odeur de terre humide et le bruit des oiseaux
ça faisait de tout petits piou piou quand il ouvrait la bouche
les enfants intrigués par les battements d’ailes
collaient leur corps de lait contre mon corps de mots
nous savions tous les trois qu’il nous faudrait bientôt traverser la forêt
et ils n’avaient pas peur
et ils ne tremblaient pas
ils attendaient seulement
le bon moment
pour poser leurs lèvres sur l’écorce.
Arthémisia – Chronique d’un autre monde
Le soleil tomba tôt dans le puits.
Les trois lunes apparurent, roses, à l’horizon, derrière l’usine de verre.
Depuis la révolution des orbes célestes ¹, les formes et les couleurs avaient beaucoup changé.
C’était heureux.
Désormais, la bouche des femmes avait des saveurs de coquelicot, et, les mains des hommes, lisses comme la mer, étaient devenues aimantes.
Ils se cueillaient et alimentaient l’usine de leurs caresses.
Dans les jardins de lait, couraient des enfants blonds, qui, le soir venu, décrochaient les lunes et les roulaient par terre en y semant des fleurs.
Puis, à l’heure du sommeil, les mères rangeaient les lunes dans le ciel, embrassaient leurs enfants, et se fardaient la bouche pour leur amant.
Le clocher sonna dix fois. C’était l’instant de quiétude. Chacun pouvait garder les yeux ouverts sans souffrir.
¹ Oeuvre de Nicolas COPERNIC
© Arthémisia – oct 2011 visible sur son site corpsetame.
Romain Verger- Ascension
Romain Verger, à l’écriture foisonnante, est l’auteur de « Grande Ourse », et plus récemment « Forêts noires », que je recommanderai pour la richesse de la langue et des images…
De ses parutions « feuilleton » de ses sept collines
C’est arrivé. D’un coup, sans douleur. Comme une dent morte extirpée d’une gencive blette. À chaque pas, la membrane gluante qui nous enveloppe se lézarde au coude et au genou, se déchire et tombe au sol en lambeaux.
Corps aimé j’étais, devenu étranger, rejeté et abandonné au jour cru, à pied d’œuvre : l’impressionnante ascension qui m’attend! Droit devant, mais jusqu’où ? C’est une cascade inversée de pâturages et de frisons ponctuée d’enrochements d’une blancheur d’os ou de meringue. Et ça monte vers la lumière, se répétant à l’infini. Un sol étagé, hérissé de séracs curieusement souples, qui appesantissent le pas. Et l’écorchée qui pèse, enroulée autour de mon cou, la tête engoncée dans ma peau pour fuir la lumière. Quand je détache le regard du sol, j’ai bien les yeux qui brûlent encore un peu — depuis quand n’ai-je plus vu le jour ? — mais elle… l’a-t-elle seulement connu ? Exposée au soleil, sa chair cramoisie ruisselle dans mon cou, d’un sang mêlé d’humeurs. Elle sue ou saigne, quelle différence ? Une caresse, une simple torsion de ma tête et la bête se liquéfie. Alors je sens ses griffes et crocs s’enfoncer dans ma peau, y fouiller pour retrouver le noir d’où nous venons.
Je monte. Je monte ébloui. La colline étincelle. Au loin, certains rochers ont des allures de villes suspendues. On y grouille et le lait de tigresse coule en abondance. Allez petite ! Accroche-toi !
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