Pourquoi écrivons-nous? Question qui nous laisse au bord de la route. Pour habiter, peut-être. Oui, pour habiter le rapport aux autres, à nous, au monde. Enfin, écrire pour avoir confiance.
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Ou peut-être écrivons-nous car la langue commune est desséchée. Commune et courante. Que faire avec ces pauvres mots du quotidien? Nous ne pouvons pas respirer. Elle n’a pas d’autre horizon qu’elle-même. Or, nous désirons tant les horizons.
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En réalité, c’est le malaise qui nous pousse à écrire. Malaise indéterminé. Quel désir nous brûle, nous porte au-delà de nous-même? Pourquoi l’écriture, aussi, est une demeure précaire?
Notre premier lit sera une nuit de pluie. Ta main et la mienne larmes semblables. Je goûterai ce que font les rivières aux corps de sable. Je profiterai des vertus de l’eau pour envahir ton monde, là où la main ignore, là où le nez, la langue et les cheveux ne savent rien. Je t’engloutirai, du secret de ton sexe à la tempe sourde. Il faudra. Tu ne sauras rien de ce baptême, je serai transparente, liquide averse. Tu ne sentiras qu’un frisson, le froid délicieux qui embrasse l’être et le pousse à chercher des épousailles.
Au long du chemin, je vais pieds nus, sur la terre et le sable. Je me nourris de peu, ne compte pas mes pas, et il arrive que je me pose à l’ombre d’un pin .
Je trace avec un bâton des lettres sur le sol qui deviennent des mots , puis un chant que personne n’entendra, ou ne pourra lire.
Ou bien ce sera le vent, les oiseaux qui l’emportera, avant que la pluie ne l’efface : les mots seuls ne pourront parler à ma place,
mais il vaut mieux que je continue mon chemin, suivi un temps par un chien . Il voudrait me parler et m’accompagner, mais je ne peux le traduire .
A-t-il réussi de son côté, à me lire ? Voulait-il me guider sur ma route à venir ? Ce que me disaient ses yeux tendres, je n’ai pu le comprendre…
A chaque terre traversée, je pourrais apprendre une langue neuve pour renaître, avec le peu que je sais dans les mots d’autrui, partager leur mémoire, dans un petit écrit…
je n’ai pas pu relire le livre problème de vue ou de langue l’enfance est illisible les pages indéchiffrables à force d’être mangées par des mains trop fébriles je n’ai pas pu le livre, relire, relier – adieu le cuir, la fibre, le cœur des souvenirs le temps passe, tout devient noir comme ma peau complexe et incompréhensible
LA CLÉ de ma langue a profané ta demeure: seule une voix résonnait entre le couchant et l’aurore. J’ignore même qui vit en cette nuit, qui chante, et même qui est mort. Il faudra tout renommer à la lumière indécise de cette vie: toi, tu vas droit à la source, malgré la nuit .
C’est devenu une habitude : Je supporte mon corps Apparemment sans effort . Ses poumons s’ouvrent à l’air extérieur, Le cœur est toujours en lieu sûr, Et se manifeste par une pulsation, d’ une évidence, portant à l’oublier.
Le chemin est tout tracé pour le sang : Il suit son cycle, sans qu’on ait à ouvrir la mécanique, Ni qu’on la remonte avec un ressort . Les muscles sont en place, se contactent quand on le leur demande,
Mais il y a toujours un fossé, où le corps, dans sa familiarité ; voisine l’esprit, sans intention de lui nuire : Un décalage au monde, comme si la langue que je pratique, n’était pas celle des autres .
Un cercle invisible difficile à franchir, occupé par les gestes quotidiens, âme prisonnière de son destin, côtoyant les démons intérieurs qu’elle souhaite pourtant combattre.
Et où en trouver l’énergie, si tous se nourrissent du même sang, de l’air que je respire et des mêmes pensées ? De leur bavardage continuel, ils conduisent mes pas : d’une démarche qui se veut assurée, dans des intentions contradictoires .
Je connais leur dialecte, mais je n’ai pas, pour les comprendre, la version complète, chacun empiétant sur l’autre en une oscillation perpétuelle .
il s’aperçoit soudain que partout où il allait il y avait quelqu’un qu’à chaque fois qu’il a fui il n a rien laissé pour mort qu’à chaque fois qu’il pleuvait il tirait la langue pour boire un peu de pluie il tombe des nues des routes de goudron blanc crèvent les montagnes et s’élèvent en hurlant vers le soleil
Des pas d’oiseaux dans la boue, eux qui mènent à la source, dont on perçoit le murmure contournant les rochers. Mais d’où vient-elle, cette eau, sinon du secret de la montagne obscure, des vallons habillés de mousse, du souffle du temps, – une résurgence mystérieuse. où s’étire le liquide ? et c’est le miroir facétieux des neiges dissoutes par le printemps : une langue muette qui se délie et s’infiltre dans toutes les failles, pour s’unir à d’autres langues, bruire comme un oiseau nouveau né, grossir son cours s’élargir, chanter, puis rugir à mesure que se dessinent les pentes. Elles n’en retiennent, une fois apaisées, que le reflet des arbres pensifs, les nuages qui se mirent, dans leur substance même courant et nourrissant le sol.
C’est un vin qui glisse comme du verre fondu, et qui coule dans les veines comme un feu fluide, lourd et rouge, dilatant le coeur et l’esprit. On se sent à la fois lourd et léger ; leste comme l’antilope et pourtant incapable de bouger. La langue rompt les amarres, le palais s’épaissit agréablement, les mains décrivent des gestes larges et lâches, de ceux qu’on aimerait tirer d’un crayon gras et tendre. On aimerait peindre tout à la sanguine ou au rouge pompéien, avec de grandes éclaboussures de fusain et de noir de fumée. Les objets s’élargissent et se brouillent, les couleurs sont plus vraies et plus vives, comme pour le myope quand il ôte ses verres. Mais par-dessus tout, c’est un vin qui réchauffe le cœur.
Henry MILLER « Le Colosse de Maroussi » (Ed. du Chêne, 1948)
Tête de pierre Yugito (900-600 av J.C.) Olmeque – sculpture pré-colombienne
peut-être que ma langue pauvre finira comme une peau d’orange sous un buffet normand ou un buffet sans nom ces meubles remplaçables de lieux interchangeables que l’on fait durer où l’on peut oublier toutes ces langues pauvres dépiautées dépecées qui ne disent plus rien qui ne leur parlent pas un objet et rien d’autre figé sans valeur peut-être que ma langue pauvre langue finira dans ta bouche sous le flux de salive par encore palpiter
photo Sandra Santos extraite du numéro de revue Photo 456
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Ou peut-être écrivons-nous car la langue commune est desséchée. Commune et courante. Que faire avec ces pauvres mots du quotidien? Nous ne pouvons pas respirer.
Elle n’a pas d’autre horizon qu’elle-même. Or, nous désirons tant les horizons.
The existence, always swivels on pain. Steps, and steps again…. We do not know where they lead us, It’s as the days crumbles, and we must live with an iron splinter, wear it, feel it continually. It makes forget , sometimes to the red sun of love, but soon reappears, when wounds are bleeding. Crossing the thongue We just only have to drink our own blood.
Photo Tim Walker–drive boat – cinema mort aux trousses
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Hors la ruche du monde
nous habitons les ossuaires du verbe,
notre métier : tisser en haute lumière
la lice où nos paroles s’affrontent.Hors la ruche du monde
nos fronts sont brûlants de fièvre,
en nos cœurs
flux précipité
du sang de notre langue,
fleuve noir emportant les arbres,
les racines de ces arbres.
Nous avons soif d’oracles et de signes,
soif d’ ombres mêlées de terres et de vents,
soif de marches sur les sommets du monde,
soif de réponses,
de visions magiques.
Autour des reins te cambre, essaie d’amplifier les angles mais tu sens bien que quelque chose se perd, se dérègle.
Tes cheveux retombent en pluie sur ses épaules, tu aimerais rester là, à respirer son odeur, mélange de craie, de sécrétions poivrées comme des fougères humides.
Tu aimerais vraiment rester là. Pour ancrer, arrimer quelque part, ici plutôt qu’ailleurs, ce qui s’échappe imperceptiblement mais un peu plus chaque jour.
La pesanteur, le poids des choses sur toi et en toi. Pourtant l’ovale de ton sein droit dans sa main gauche te paraît lourd, tout comme le reste du corps, n’oublie pas que tu as cessé de fumer.
Tu manquais d’oxygène, ne supportais plus cette odeur de tabac froid et puis ce flou, cette poussière de cendres grises et morbides qui asphyxiait ta peau.
Il disait tu verras, tu retrouveras des sensations qui elles-mêmes vont se décupler mais tu ne remarques rien de particulier, si ce n’est que depuis quelques jours, dehors, dans la rue, tu sembles flotter, à peine effleurer la surface du sol.
L’impression est curieuse, il y a là quelque chose d’agréable, d’euphorisant par brèves bouffées, mais de vertigineux aussi, à la limite de l’angoisse. Un appel d’air qui se tient juste au bord du gouffre. Besoin de temps pour t’ajuster sans doute, retrouver le sens de la marche et du rythme. Tu trouves que les hommes te regardent moins, en fait les hommes, les femmes, les enfants, même le chat se désintéresse.
Tu imagines que tu disparais progressivement, que bientôt on ne te verra pratiquement plus, qu’il y a une perte de contact. Bien sûr c’est une image mais elle te saisit violemment à la gorge, te coupe un moment le souffle. Te vient l’envie de faire de grands signes, d’agiter les mains pour voir si tu peux revenir dans la scène comme ça, d’un claquement de doigts.
Puis aussitôt tu prends conscience que c’est toi qui a abandonné la première, toi qui a laissé tomber et traversé la vie sans réellement y prendre part. On te parle, on te touche mais ça glisse et tu décroches vite.
Les émotions sont tièdes, le coeur bat de manière trop régulière, tu donnes plus ou moins le change mais refuses de participer à ce qui pour toi, de manière invisible mais globalement efficace, se noie.
Tes proches l’ont-ils seulement remarqué, tu ne penses pas, d’ailleurs ça n’a pas vraiment d’importance.
Combien de temps pourras-tu tenir et résister ainsi. Combien de temps disposes-tu encore avant d’allumer des feux là où la nuit ne cesse de grignoter le jour, avant d’opposer le désir, le vivant à cette colère qui enfle et brûle. Soudain ta langue me désarme et nos bouches s’abreuvent du sel de mes larmes.
Nous ne croyons plus dans le cercle du temps circulaire
ni à la montagne en spirale
le passé est ordre
l’avenir une surprise
On nous a ouvert une fenêtre
par laquelle on ne voit rien
On nous a donné des lèvres
pour ne jamais boire de la même eau
On nous a donné des rêves impétueux
et l’expérience
qui nous parle dans une langue étrangère
nous sommes familiarisés avec
et le comprenons par bribes
Les bruits des rues séchaient déjà
fragiles dans leur nuit de pluie
lorsque l’amant de ton roman
sortit transi de ta valise
en répandant sur le trottoir
la rumeur douce de ces heures
où tu lisais en m’attendant
Alors j’ai roulé les rues
comme une langue amère
et j’ai relu ma chambre
avec mes draps sans toi
presque sans moi
Tandis que je mange la terre
La terre me recrache
L’eau me démange
pour remonter à nos frémissements
Premiers
Comme ce liquide qui passe
Sans s’arrêter à ses tourbillons
Toi aussi, laisse-toi aller
Et goutte
Goutte à cette douceur
Avant qu’un crapaud ne t’avale
Avant qu’une mouette
N’avale le crapaud
Dans les sables mouvants de la langue
De même qu’ils marchent sur l’eau
L’eau les fauchera dans leur marche
~ *
Tu vois l’instant. L’après, tu ne le vois pas
Comme ce dos que tu tournes à la lune
Comme ce cri que tu n’imiteras jamais
Mais que fais-tu quand un chien abois au
loin, quand un poisson entre avec un sur-
saut dans ton sommeil, quand un serpent
est un rêve que tu n’atteindras jamais,
quand une treille est un pont qui me laissera
à mi-chemin de ton rêve
Sur quelle roche veux-tu que je délaisse la
suite même si tu ne seras plus ce que je dis
dans la faim de la langue que tu me dérobes
peinture: R.H. Ives Gammell, Le rêve de Shulamite, 1930
LES SEINS DE LA REINE EN BOIS TOURNÉ
Les mains de la reine enduites de saindoux
Les oreilles de la reine bouchées de coton
Dans la bouche de la reine un dentier en plâtre
Les seins de la reine en bois tourné
Et moi j’ai apporté ici ma langue chauffée par le vin
Dans ma bouche la salive qui bruit et mousse
Les seins de la reine en bois tourné
Dans la demeure de la reine un cierge jaune se fane
Dans le lit de la reine une bouillotte refroidit
Les miroirs de la reine sont recouverts d’une bâche
Dans le verre de la reine se rouille une seringue
Et moi j’ai apporté ici mon jeune ventre tendu
Mes dents offertes comme des instruments
Les seins de la reine en bois tourné
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
Des yeux de la reine tombe une toile d’araignée
Le cœur de la reine éclaté en un sifflement sourd
Le souffle de la reine jaunit sur la vitre
Et moi j’apporte ici une colombe dans une corbeille
Tout un bouquet de ballons dorés
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
Ligne de conduite zigzag hésitant,
Voyante convoquée, l’aire des paroles dites.
Des paroles définitives, écrites, comme gravées dans le marbre.
Ce sont comme les tablettes de la loi.
Une épée suspendue au-dessus de ma tête.
Ce qui est écrit, s’y lit comme vérité première.
Chacun apprend à lire,
Apprend le conforme. Apprend à se conformer.
Il est dit que le Livre, les tablettes de la loi,
Qu’on dit d’inspiration divine, sont là.
Elles sont là… point à la ligne …
Personne ne discute !
Mais encore il faut s’entendre,
Et sur la terre, bien d’autres langues cohabitent,
Et la traduction hésite. les caractères diffèrent…
Chaque langue existe, mais ne se sont point concertées.
Et les livres ne disent pas tous la même chose,
Et s’ils parlent, des milliers de bouches parlent.
Mais pas le même langage… avec , chacun sa vérité,
Et sa lecture inversée…
Exode, et
Les saisons qui blessent….
– Dirigeants et chefaillons
Empereurs, colonels, et dictatures
Jettent sur les routes,
Pour la gloire des conquérants,
Des colonnes de fuyards
N’emportent rien,
Ou si peu de choses,
Quelques effets,
Valises entrechoquées
Vieux matelas enroulés
Quand la route est longue
Le chemin vers la liberté
Traverse villages incendiés
Véhicules renversés
Et les lieux marqués par l’hostile
Où chacun marche pour une survie.
Bien sûr il y a d’autres pays
Au-delà des montagnes
Mais est encore si ténu,
– Le fil que l’on espère
suivre, au-delà des frontières
Vers des ailleurs qui rient…
Et le vaste océan
Si vaste qu’il promet
Au-delà des tempêtes,
Que l’histoire prenne une autre couleur
Même s’il faut couper ses racines
Perdre sa langue pour une autre.
Et poursuivre sa quête,
Hors de soi-même – en exode .