Bernard Noël – la chute des temps – extrait 1

photo et montage RC
tu regardes
cette chose sans toi qui est toi
de quoi parlions-nous dis-tu
ta main même est muette
est-ce moi que vous avez tué
il n’y a plus moyen de faire la différence
peut-être suis-je quelqu’un qui n’est plus là
mais qui
peut ouvrir son propre corps pour lire
les présages de son identité
il est temps que chacun se souvienne
d’une autre histoire que la sienne
la mémoire s’en va comme le sang
à quoi bon ce que l’on a su
quelqu’un toujours voudrait venir
sous notre peau il lui suffirait
d’être la forme de l’air tout le temps
qu’il demeure dans notre corps
pourquoi n’y a-t-il plus de miracles
ils étaient le retour d’un souffle
dans la bouche capable
de le reconnaître mais les mots
sont trop forts quand ils vont
seuls on les attache l’un à l’autre
comme la respiration attache l’air qui vient
à celui qui va misère
misère où est la bouche libre
et ce trou dans la terre
qui parlait
au cœur ainsi que monte
la sève ou bien le regard
dans les yeux ne m’oublie pas
criais-tu et je n’entendais qu’un pas
d’oiseau et il froissait l’air devant
mes lèvres
qu’est-ce qui change
sinon la qualité quand l’énergie
détruit une différence pour en créer une autre
chaque jour est une différence
où le changeant est moins que le divers
le temps n’est jamais dans la ligne
droite il explose et moi
comment pourrais-je dire aujourd’hui
sans être à bout de souffle
car la fin et le commencement se tiennent
entre les dents qui tiennent ce mot
d’autres ont cherché le chiffre pour rabattre
le devenir sur lui-même tenir la vie
j’ai seulement rêvé de voir cette chose
aérienne un mot qui s’envole
de ta langue et je verrais enfin
ce qui sous nos yeux échappe à nos yeux et tu parlerais
tu parlerais pour que je voie
et nous aurions existé pour cela
dessous la lente migration de l’air dans l’air
mais dis-moi qui
et tout le dehors est une page blanche
où nous allons parmi les puits taris
sur le plafond de la nuit marchent
les morts parle-moi parle
que je croie encore à ces choses
dont nous avons meublé la vie syllabe
après syllabe l’ombre ne prend pas
sous les mots car ils sont le fil
qui raccommode la blessure
mais tu t’en vas les bras chargés
de ma poussière et je ne sais plus si
le regard est fait par le silence
ou la lumière
dis-moi qui
me dira ce qu’il faut faire
de toute cette vie réduite à une fois
et le temps aura la douceur d’un vieux linge
malgré la gâchette et le dernier baiser
puis il ne sera plus jamais trop tard
qu’attendions-nous un nuage est passé
le temps futur est devenu le présent
tu as dit ma conscience n’a pas bougé
et j’ai vu ton visage être cette pierre
dont j’aurais voulu faire ma maison
où mettrons-nous la porte disais-tu
quand chaque instant nous change en
ce que toi et moi ne sommes plus
et je pensais la vie est vaine
pour que le rien devienne créateur
et l’heure suspendue mais la langue
penchait comme une terre basse
après le recul du sens
qui
toujours la même affaire cependant
le neuf part encore de la fin
l’histoire coupe à travers maintenant
comme l’étrave fend la mer
les mouvements de l’une et l’autre
ne sont qu’un dans l’ignorance réciproque
et la contradiction nous sommes nés
des morts comment dire autrement
cette chose simple et qui appelle
car l’histoire n’est pas dans la continuité
elle est une explosion d’instants
que le pouvoir ramasse après
pour les ranger en ordre convenable
ainsi naît l’irréversible le jour
baisse entre les dates les épitaphes
les signatures derrière la main
pousse l’héritage et le temps n’en revient pas
parce qu’il regarde le calendrier
comme on regarde une photographie qui
n’est pas la sienne
miroir miroir
nul ne sait fouiller dans la chair
pas plus que dans l’image où chacun
se connaît à l’envers mais tu rêves
d’ouvrir le chantier de l’origine
les mots s’enroulent aux nerfs
ils les gainent d’un rien qui est
aussi la doublure de tes yeux
comment savoir de quelle étoffe
est le savoir quand l’intouchable
est le savoir lui-même et pourtant
quel plaisir dans la tête à s’habiller
de cela
qui mais qui pourrait
comme l’amour retire sa robe
qui pourrait découvrir l’en-dessous
tu es au monde et tu es en toi
disais-tu touchant mon cœur
et je ne comprenais pas tes mots
mais cela seulement qui mettait en moi
leur bouquet d’air
puis la peau repousse et tu es loin
derrière tes dents ou les miennes
l’un compte ses pas l’autre voit ses os
au bord d’une chose immense et floue
la vie qui revient dans la bouche
est une vie changée par le sens
je regarde par-dessus mon épaule
et ne me vois pas venir
mais qui disait
retourne-toi afin que l’avenir change
de place on a planté des morts
à tous les points de l’horizon
chaque direction reste immobile
le temps a les mêmes lèvres que la mer
sauf pour qui s’en va dans
son propre regard et devient l’eau de la lumière
mais les dimensions le ramènent
vers la pierre illisible
et NON
comme le pied du nageur dit non
quand il touche le fond
rien n’aura suffi puisque tu ne suffis pas
à ce que tu es un jour la trace
est perdue et ton souffle passe mes lèvres
quel vivant reconnaît en lui-même
ce qui est plus vieux que lui
et pourtant j’écris avec cela
mon visage est un souvenir
dont personne n’a gardé la mémoire
l’oubli roule des cargaisons de mots
chaque corps est une rive
où font signe la langue
et les gestes du naufrageur
Christophe Sanchez – une respiration
On retrouvera des lettres entre les draps, dans une armoire normande au bois vermoulu. Dans la chambre où la poussière a figé le temps, on traversera en quelques pas des années de silence. Contre le mur, calé par des livres de papier jaune, le grand bahut nous craquera sa vérité enfouie. Il faudra de la patience pour ouvrir l’armoire à la serrure grippée. On insistera. La clef en laiton fera des tours perdus à l’angoisse de la découverte. Les battants finiront par céder dans un frémissement. Sur les étagères, des piles de linge viendront sous nos yeux disperser les lunes, dévoiler des années d’intimité au jour neuf.
On retrouvera des lettres entre les draps de lin pliés au carré. Avant le brin sec de lavande, le flacon d’huile essentielle de cèdre, un reste d’odeur humaine. Des lettres oubliées dans les plis du passé, à l’abri du regard de l’autre. Cet autre à qui on a caché les mots. Sur les enveloppes, on admirera la calligraphie, les hautes jambes des lettrines, les vieux timbres et les dates évoquées feront passer le siècle pour une respiration.
Daniel Varoujan – La terre rouge
( poésie arménienne )
Sur ma table de travail, dans ce vase,
repose une poignée de terre prise
aux champs de mon pays…
C’est un cadeau, — celui qui me l’offrit
crut y serrer son cœur, mais ne pensa jamais
qu’il me donnait aussi le cœur de ses ancêtres.
Je la contemple… Et que de longues heures passées
dans le silence et la tristesse
à laisser mes yeux se river sur elle, la fertile,
au point que mes regards y voudraient pousser des racines.
Et va le songe… Et je me dis
qu’il ne se peut que cette couleur rouge
soit enfantée des seules lois de la Nature,
mais comme un linge éponge des blessures,
de vie et de soleil qu’elle but les deux parts,
et qu’elle devint rouge, étant terre arménienne,
comme un élément pur que rien n’a préservé.
Peut-être en elle gronde encore le sourd frémissement
des vieilles gloires séculaires
et le feu des rudes sabots
dont le fracas couvrit un jour
des poudres chaudes des victoires
les dures armées d’Arménie?
Je dis: en elle brûle encore
la vive force originelle
qui souffle à souffle sut former
ma vie, la tienne, et sut donner
d’une main toute connaissante,
aux mêmes yeux noirs, avec la même âme,
une passion prise à l’Euphrate,
un cœur volontaire, bastion
de révolte et d’ardent amour.
En elle, en elle, une âme antique s’illumine,
une parcelle ailée de quelque vieux héros
si doucement mêlée aux pleurs naïves d’une vierge,
un atome de Haïg, une poussière d’Aram,
un regard profond d’Anania
tout scintillant encor d’un poudroiement d’étoiles.
Sur ma table revit encore une patrie,
— et de si loin venue cette patrie…—
qui, dans sa frémissante résurrection,
sous les espèces naturelles de la terre
me ressaisit l’âme aujourd’hui,
et comme à l’infini cette semence sidérale
au vaste de l’azur, toute gonflée de feu,
d’éclairs de douceurs me féconde.
Les cordes tremblent de mes nerfs…
Leur intense frisson fertilise bien plus
que le vent chaud de Mai le vif des terres.
Dans ma tête se fraient la route
d’autres souvenirs, des corps tout rougis
d’atroces blessures
comme de grandes lèvres de vengeance.
Ce peu de terre, cette poussière
gardée au cœur d’un amour si tendu
que mon âme un jour n’en pourrait,
si dans le vent elle trouvait
le reste de mon corps (devenu cendre,
cette poudre en exil d’Arménie, cette relique,
legs des aïeux qui savaient des victoires,
cette offrande rouge et ce talisman
serrée sur mon cœur de griffes secrètes,
vers le ciel, sur un livre,
quand vient cette heure précieuse
de l’amour et du sourire
à ce moment divin où se forme un poème,
cette terre me pousse aux larmes ou aux rugissements
sans que mon sang ne puisse s’en défendre,
et me pousse à armer mon poing
et de ce poing me tenir toute l’âme.
traduction : Luc-André Marcel
Luis Cernuda – Cimetière dans la ville

photo: H Cartier-Bresson, 1934 – Mexique
Derrière la grille ouverte entre les murs,
la terre noire sans arbres, sans une herbe,
les bancs de bois où vers le soir
s’assoient quelques vieillards silencieux.
Autour sont les maisons, pas loin quelques boutiques,
des rues où jouent les enfants, et les trains
passent tout près des tombes. C’est un quartier pauvre.
Comme des raccommodages aux façades grises,
le linge humide de pluie pend aux fenêtres.
Les inscriptions sont déjà effacées
sur les dalles aux morts d’il y a deux siècles,
sans amis pour les oublier, aux morts
clandestins. Mais quand le soleil paraît,
car le soleil brille quelques jours vers le mois de juin,
dans leur trou les vieux os le sentent, peut-être.
Pas une feuille, pas un oiseau. La pierre seulement. La terre.
L’enfer est-il ainsi. La douleur y est sans oubli,
dans le bruit, la misère, le froid interminable et sans espoir.
Ici n’existe pas le sommeil silencieux
de la mort, car la vie encore
poursuit son commerce sous la nuit immobile.
Quand l’ombre descend du ciel nuageux
et que la fumée des usines s’apaise
en poussière grise, du bistrot sortent des voix,
puis un train qui passe
agite de longs échos tel un bronze en colère.
Ce n’est pas encore le jugement, morts anonymes.
Dormez en paix, dormez si vous le pouvez.
Peut-être Dieu lui-même vous a-t-il oubliés.
Tras la reja abierta entre los muros,
La tierra negra sin árboles ni hierba,
Con bancos de madera donde allá a la tarde
Se sientan silenciosos unos viejos.
En torno están las casas, cerca hay tiendas,
Calles por las que juegan niños, y los trenes
Pasan al lado de las tumbas. Es un barrio pobre.
Tal remiendosde las fachadas grises,
Cuelgan en las ventanas trapos húmedos de lluvia.
Borradas están ya las inscripciones
De las losas con muertos de dos siglos,
Sin amigos que les olviden, muertos
Clandestinos. Mas cuando el sol despierta,
Porque el sol brilla algunos dias hacia junio,
En lo hondo algo deben sentir los huesos viejos.
Ni una hoja ni un pájaro. La piedra nada más. La tierra.
Es el infierno así ? Hay dolor sin olvido,
Con ruido y miseria, frío largo y sin esperanza.
Aquí no existe el sueño silencioso
De la muerte, que todavia la vida
Se agita entre estas tumbas, como una prostituta
Prosigue su negocio bajo la noche inmóvil.
Cuando la sombra cae desde el cielo nublado
Y del humo de las fábricas se aquieta,
En polvo gris, vienen de la taberna voces,
Y luego un tren que pasa
Agita largos ecos como un bronce iracundo.
No es el juicio aún, muertos anónimos.
Sosegaos, dormid ; dormid si es que podéis.
Acaso Dios también se olvida de vosotros.
Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo)
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Frank Venaille – Les vagues de la lagune
Les vagues de la lagune
J’avance vers davantage de lumière
Les barques désormais
Sont vides
Elles ont accosté pleines de rires et chansons
Qui ne sont pas pour moi
Qui ne sont pas pour nous
Qui avons notre propre répertoire à crêpe noir ou satin rouge
Mais c’est la vie ordinaire qui exige, comment dire ? autre chose, de moins !
de plus !
J’avance
Ce que j’entends c’est le fracas de rames
Mêlé aux cloches catholiquement triomphantes
Ô comme nous sommes civilisés !
Nous qui avons pourtant tout à apprendre des vagues et de la régularité avec la quelle
elles viennent se
heurter au quai
Il me faut maintenant passer le pont
Atteindre la ruelle où sèche le linge
Ce lieu où le linge sèche
Frank Venaille
Jean-Claude Pirotte – blues 01 ( l’homme est blanc comme linge)
Extrait du gros « pavé » le recueil du « Promenoir Magique »
( paru à la Table Ronde)
l’homme est blanc
comme un linge
il se déplace en crabe
il a peur de son ombre
il a honte du diable
qui se démène en lui
et ronge ses méninges
l’homme est soumis
au prince du jour et des ténèbres
l’homme est un assassin
l’homme est un spadassin
qui ne dort pas la nuit
et que son âme ennuie
J Cl Pirotte s’est vu décerné de « prix Apollinaire de la Poésie »
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