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Armand Robin – poème pour adulte ( XIV )


0schina                   photo de China.org

 

XIV

Ils ont invectivé les routiniers, Ils ont instruit les routiniers,

Ils ont éclairé les routiniers, Ils ont fait honte aux routiniers,

Ils ont appelé à l’aide la littérature, Putain cinq fois centenaire Qu’il faudrait éduquer, Qu’on devrait éduquer :
—    Dis, le routinier est-il un ennemi?
—    Non, le routinier n’est pas un ennemi. Il faut instruire le routinier,
Il faut éclairer le routinier, Il faut faire honte au routinier, Il faut convaincre le routinier, il faut éduquer.
Ils ont changé tous les hommes en nourrices. J’ai entendu un rapport raisonnable :
« S’il n’y a pas convenablement échelonnés
Des stimulants économiques,
Il n’y aura pas de progrès technique. »
Voilà des mots de marxistes,
Voilà « la connaissance des lois du réel »,
Voilà la fin du monde des rêves.
Il n’y aura pas de littérature sur les routiniers ;
Il y aura de la littérature sur les tracas des techniciens,
Sur les soucis dont on accable tout le monde.
Et mon poème, le voici nu

Avant que le rendent velu
Les douleurs, les couleurs, les odeurs de ce pays.

(Armand Robin)    (1955)


Jean-Marie Kerwich – le chiffonnier des mots


montage  perso  à partir  de peintures

 

 

 

– montage  perso à partir  de peintures

 

Le chiffonnier des mots

Je n’écrirai plus. Je réapprendrai à ne pas savoir écrire. Cette vie d’écriture ne fait pas partie de ma condition de nomade. Je ne suis pas fait pour la lit­térature. Je suis de la race des arbres, je crie avec le tonnerre quand il s’annonce. Je ne suis qu’un vaga­bond, un chiffonnier des mots qui ramasse des pen­sées enguenillées au bord du chemin de son âme. C’étaient les fleurs sauvages, les feuilles mortes, la pluie, le vent, les ronces et les arbres qui me deman­daient de parler de leur vie. C’était une décision divine. Quand je rallumais mon feu de bois et me promenais dans des sentiers inconnus j’avais enfin appris à lire et à écrire. L’écriture était la roulotte où je vivais, mes poèmes étaient mes chevaux, mes pensées mes petites gitanes. Mais maintenant je dois retrouver ma vie nomade. Il est temps d’atteler mon coeur et de partir.

auteur  découvert  grâce au blog  littéraire  d’oceania…

 


Maurice Fickelson – Pratique de la mélancolie – sur la colline


peinture: Frida Kahlo  : The Brick Ovens  1954

peinture:           Frida Kahlo :          The Brick Ovens           1954

 

 

 

SUR LA COLLINE

Curieuses gens que ceux du village de N. : ils ont pour le soleil un attachement excessif, singulier, maniaque.

Et quelle façon de le démon­trer !

S’ils habitaient l’une de ces froides et lointaines contrées du Nord que l’hiver enténèbre pour de longs mois, cela s’expliquerait, à la rigueur.

Mais ici… Je m’efforce de les comprendre, et même de m’identifier à eux en partageant leur mode de vie, en adoptant leurs manières, leur parler, leurs habitudes de table, tout ce qui peut marquer leur différence       , leurs tâches qu’ils accomplissent avec une efficacité que l’on pourrait donner en exemple.

Le village de N. a eu la bonne fortune de se voir gérer par une suc-cession d’hommes remarquables, intuitifs et enthousiastes, soucieux du bien public et suffisamment avisés pour le faire entrer dans le siècle avec un peu d’avance, de sorte que la population, au lieu de décroître comme alentour, s’est maintenue, avec un niveau de vie rarement atteint ailleurs. Des experts suisses et Scandinaves viennent le visiter et s’inspirer de ses méthodes.

Ils repartent avant le soir pour aller se loger en ville.

Moi, je suis là à demeure. Je me plais dans cette ruche qu’est le village de N., où l’on a créé des ateliers d’une haute technicité, où il est aisé de trouver à la bibliothèque municipale l’ouvrage que l’on cherche, où il est toujours possible de rencontrer quelqu’un avec qui parler d’art, de littérature ou de cosmogonie.

Oui, tant que le soleil brille encore assez haut dans le ciel.

La plupart des gens de N. ont une qualification et leur emploi au village.

A les voir au travail, on ne pressent rien de ce qui va venir. Mais vers la fin de l’après-midi, ils changent : distraits, taciturnes, bientôt fébriles.

Ils suspendent le geste qu’ils vont accomplir, lèvent la tête, pareils à des animaux inquiets avant l’orage. Mais le ciel est pur. Rien n’altère la plus belle lumière du jour à son déclin. Et pourtant… Ils suivent des yeux le disque du soleil maintenant au bord de l’horizon. Alors, comme à un leurs comptes, et, par petits groupes, ils s’assemblent, avec l’air décontenancé de ceux qui ne savent quelle résolution prendre dans leur détresse.

Ils restent encore un moment immobiles, le visage rougi par les feux du couchant, puis, subitement, se mettent en marche. Ils marchent de plus en plus vite, ils grimpent en courant la colline, anxieux d’en atteindre le sommet avant que le soleil sombre définitivement.

Ils arrivent en haut juste à temps pour le voir disparaître, et lorsqu’il n’est plus qu’une mince trace de lumière plus vive dans le rougeoiement du ciel, ils sautent, ils sautent, pour un dernier regard, une dernière vision.

Comme ils sautent !              signal, ils abandonnent leurs instruments, leurs machines.

 

Après  « soir de mai », c’est  le deuxième extrait de ce livre, paru chez Gallimard,  dont on peut  trouver une analyse ici.

 

 


Goutte-à goutte des pages et légendes ( RC )


peinture: détail de peinture perso            acrylique sur carton       1987

 

C’est un goutte à goutte qui lentement  remplit la jarre,
Une  épopée, un chapitre qui démarre
Cette  eau, qui  peu à peu s’ajoute, autour de l’ile
Ce sont des larmes qui murmurent, aux places de la ville

Le nom d’un ciel, qui se vide et pousse ses ombres
Les fontaines  qui tournent, autant qu’elles encombrent
Les mots  qui cascadent, dont le poids fait bascule,
Leur addition,         récit de vie,       nous bouscule

Comme des roues à aube,  le mouvement,
Toujours porté, vers l’avant
Fait tourner une partie du monde, ou davantage
Chaque  fois effeuillant une page.

Ce sont des légendes qui se chantent.
Des histoires qu’on enfante
Que l’on écrit ou que l’on porte
Dans les mémoires,      peu importe

Au parcours qui ne s’explique pas
Dont on garde la trace, pas à pas.
C’est,           portés par les mots
Au vent portant aussi les  eaux

Un mouvement qui va au ciel
Que l’on dit                perpétuel
Une nouvelle page avancée
Sans cesse    recommencée

De celles  qui se ressemblent
Autant qu’elles  s’assemblent
Même si, de pente, elles  dévalent
Ou bien qu’elles  s’étalent…

Aux histoires  décrites plus haut
Différentes en celà, des deux  gouttes  d’eau.
S’accumulant sur la table
Sans être pourtant semblables…

Chaque livre offre son voyage
De bibliothèques, en rayonnages
Pris  dans la main, ces écritures
Donnent  à l’esprit de l’aventure;

Et gouttes de littérature habitées
D’histoires d’humanité,
Un tonneau des Danaïdes
Qui jamais ne se vide..

RC-      10 juillet 2012


Branko Čegec – Syntaxe de la peau, syntaxe du clair de lune


image: montage  perso  à partie  de  corps  et graphie janv 2012

Branko Čegec  ( auteur croate) – sintaksa koze, sintaksa mjesečine

Syntaxe de la peau, syntaxe du clair de lune

Le triomphe des chiffres descend de l’écran.
Je recule, impuissant et muet.

 Comme si j’étais renouvelé
dans la philosophie tardive de la langue et du vin

 j’accepte tout
slalom pathétique

 même si la fille du cadran
s’est endormie dans les bras des nuits blanches

 et des reproches de pêcheurs
d’où s’écoule visqueuse
l’histoire idyllique de la littérature.

 L’essai , c'est ensuite
le cercle imperméable des périls:

 de nouvelles explications parviennent
pour des mots usés, pour des images éculées
et des cadres de films empruntés:

 le grondement des avions et la poussière des souterrains
sont la rencontre marquée sur ta paume humide:

 belle, joyeuse, docile, tu t’es glissée encore
une fois dans l’odeur de ma peau,

 la colle solaire et sensuelle
d’où il n’y a pas de retour, où personne ne se ressemble,

ni qu’on trouve dans des journaux,

et la reddition des papillons égarés

 à la fenêtre qui disparaît
dans les ténèbres profondes, trop profondes.

 Je te dis: entre dans mon miroir
et reçois-moi dans la mémoire glaciale

 pour que je me réchauffe, pour que je m’endorme souriant
comme si j’étais l’oubli,

 la mer calme et Polić Kamov
à la loterie de Barcelone.

 Je suis salué par les bateaux et les femmes pianistes
aux jambes longues et aux doigts laser

 comme dans toute entreprise

d’innovation et de mort:

 et seul le rythme de ton toucher gronde en stéréo,
suivi par l’éclat timide de la peau au clair de lune

 près de la digue, au printemps,
quand les vents sont encore tout jeunes,

 et que la nuit ne cesse pas, l’écriture non plus,
en écrivant l’ellipse du l minuscule

jusqu’à l’infini.

1992 

d'autres  textes  de cet auteur sont  disponibles, en français sur ce site

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montage perso,  même  source  que  le 1er document  ; Corps  et graphie

montage perso, même source que le 1er document ; Corps et graphie, à partir de photo de spectacle de Marie-Claude Pietragalla