voir l'art autrement – en relation avec les textes

Articles tagués “machine

Jorge Carrera Andrade – la clé du feu


LA CLE DU FEU
(La llave del fuego)

 

Hernán Cortès, le conquérant du Mexique La « Malinche » et Cortès

Terre équinoxiale, patrie du colibri,
de l’arbre à lait et de l’arbre à pain !
J’entends de nouveau dans les feuilles
le grincement de machine rouillée
de tes grillons et de tes cigales.

Je suis l’homme des perroquets :
Colomb me vit dans son île
et m’embarqua pour l’Europe
avec les oiseaux des Indes
sur son vaisseau chargé
de trésors et de fruits

Un jour, sur le conseil de l’aube
je réveillai les cloches du XIX* siècle
et accompagnai Bolivar et ses gueux héroïques
dans les contrées mouillées
d’une éternelle pluie
traversai la sierra et ses grises bourrasques,
où l’éclair en sa grotte argentée
a son nid et plus loin vers le Sud,
vers le cercle exact de l’Equateur
de feu jusqu’aux capitales
de pierres et de nuages
qui s’élèvent près du ciel et de la rosée.

Je fondai une république d’oiseaux
sur les armures des conquérants
oxydées par l’oubli,
au pied du bananier.
Il ne reste qu’un casque dans l’herbe
habité par des insectes tel un crâne vide
éternellement rongé par ses remords.
Je m’approche des portes secrètes de ce monde
avec la clé du feu
arrachée au volcan, solennel tumulus.

Je te regarde, bananier, comme un père.
Ta haute fabrique verte, alambic des tropiques,
tes frais conduits, sans trêve
distillent le temps, transmuent
les nuits en larges feuilles, les jours en bananes
ou lingots de soleil, doux cylindres
pétris de fleurs et de pluie
en leur housse dorée telle abeille
ou peau de jaguar, enveloppe embaumée.

Le maïs me sourit et parle entre ses dents
un langage d’eau et de rosée,
le maïs pédagogue
qui apprend aux oiseaux à compter
sur son boulier.
Je m’entretiens avec le maïs et l’ara
qui savent l’histoire du déluge
dont le souvenir rembrunit le front des fleuves.

Les fleuves coulent toujours plus devant eux
étreignant chaque roc, peau plissée de brebis,
vers les côtes hantées par les tortues
sans oublier leur origine montagnarde et céleste
à travers l’empire végétal où palpite
la jungle et son cœur sombre de tambour.

O mer douce, Amazone, ô fluviale famille !
Je décoche ma flèche emplumée,
oiseau de mort,
à ton étoile la plus haute
et je cherche ma rutilante victime dans tes eaux.
O mon pays qu’habitent des races fières et humbles,
races du soleil et de la lune,
du volcan et du lac, des céréales et de la foudre.

En toi demeure le souvenir du feu élémentaire en chaque fruit,
en chaque insecte, en chaque plume,
dans le cactus qui exhibe ses blessures ou ses fleurs,
dans le taureau luisant de flammes et de nuit,
le vigilant minéral buveur de lumière,
et le rouge cheval qui galope indompté.
La sécheresse ride les visages
et les murs et l’incendie allume sur l’étendue des blés
l’or et le sang de son combat de coqs.

Je suis le possesseur de la clé du feu,
du feu de la nature clé pacifique
qui ouvre les serrures invisibles du monde,
clé de l’amour et du coquelicot,
du rubis primordial et de la grenade,
du piment cosmique et de la rose.

Douce clé solaire qui réchauffe ma main
par-dessus les frontières
tendue à tous les hommes :
ceux à l’épée prompte et à la fronde,
ceux qui pèsent sur un même plateau la monnaie et la fleur,
ceux qui fleurissent leur table pour fêter ma venue
et aux chasseurs de nuages, maîtres des colombes.

Ô terre équinoxiale de mes ancêtres,
cimetière fécond, réceptacle de semences et de cadavres.
Sur les momies indiennes dans leurs jarres d’argile
et sur les conquérants dans leurs tombeaux de pierre
qui sans trêve sillonnent les âges
ayant pour seule compagnie quelque insecte musicien,
un même ciel étend son regard d’oubli.

Un nouveau Colomb appareille dans les nuages
tandis qu’explose, bref feu muet,
la poudre céleste de l’étoile
et que les cris alarmés des oiseaux
obscurément semblent interroger
le crépuscule.

 

 

extrait  des  » poètes  d’aujourd’hui »  (Seghers)


Hersz K – Une jeune ouvrière


-trouvé  dans une publication  en polonais,  dont  j’ai  traduit  la version proposée en anglais dans « la petite revue »  de 1931

 

 

BE042688 Copie.jpgEt je dois me dépêcher comme ça pour ne pas tomber ou gaspiller le matériel.
Le travail est ennuyeux et fatigant.
Et autour de moi il y a le rugissement et le bruissement des machines, la poussière grise qui obscurcit les chiffres  des gens qui travaillent et il y a une semi-obscurité régnant à l’intérieur.
Ce n’est que lorsque les machines ralentissent que l’on peut entendre les voix des travailleurs et les  cris du contre-maître
« Plus vite!         Arrête de t’amuser! »

C’est comme si l’on voulait dépasser l’autre. Les travailleurs ne se regardent pas, ils semblent faire partie de la machine.
Il y a un garçon qui travaille à côté de moi et dont je n’ai pas encore entendu la voix.
Son visage est maigre, indifférent à tout et ses yeux ont une expression terne.
Il s’est tellement habitué à effectuer ses mouvements d’une manière uniforme que lorsque  la machine s’arrête, ses mains tremblent et il donne l’impression d’une personne qui perdant l’ équilibre.
De l’autre côté, il y a une fille juive pâle qui enroule sans fin des fils de laine sur des bobines à rotation rapide.
Son teint blanc est couvert de poussière, ses mains se maintiennent avec la bobine .
Il y a une pause à midi. J’essuie la sueur de mon front, je sors mon pain et je le mange.
Nous nous rassemblons tous dans le couloir.

Un des travailleurs déplie un journal. Ils lui demandent s’il y a des nouvelles brûlantes.
Ceux qui sont plus bavards commencent à bavarder. Blagues et intimidation des plus jeunes.
Une fois, un garçon est allé sur le toit pour faire une blague.
Les travailleurs plus âgés ont emporté l’échelle, et bien que le garçon ait pleuré et supplié, ils se sont seulement moqués de lui.

Ce garçon a perdu une heure de travail, donc il a été licencié de l’usine. Personne ne se soucie des autres,  ici.
Quand une machine a coupé la main d’un ouvrier, personne n’a même regardé en arrière;     vous ne pouvez pas arrêter le travail.
Tout le monde sait que derrière leur dos il y en  a une centaine d’autres, sans emploi, avides de trouver un emploi .
« Il n’y a pas de pénurie de personnes », nous entendons souvent.
Le travail se termine à 17 heures Je rentre chez moi fatigué, je dîne et je commence à lire un journal que je ne finis jamais.
À 18 heures. Je me jette sur le lit et je m’endors.
Le 18 mai, je suis arrivé à la conclusion que je vis comme un animal.

And I have to hurry like that in order not to fall behind or waste the material. The work is boring and weary.

And around me there is the roar and whir of machines, grey dust obscures the figures of people who are working and there is a semidark- ness reigning inside. Only when the machines are slow-ing down, one can hear voices of the worker s and the
over seer shouting:
“Faster! Stop lolling about!”
Everything is as if one wanted to surpass the other. Workers don’t look at each other, they seem to be parts of the machine.
There is a boy working next to me whose voice I haven’t heard yet. His face is scrawny, indiffèrent to everything and his eyes have a dull expression. He has gotten so used to performing his movements in a uniform manner that when the machine stops, his hands shake and he gives the impression of a person who is losing his balance.
On the other side, there is a pale Jewish girl who winds endless threads of wool on fast-turning spools. Her white complexion is covered with dust, her hands canbarely keep up with the spinning wheel.
There is a break at noon. I wipe the sweat off my forehead, I take out my bread and eat it. We ail gather in the hallway.
One of the workers unfolds a newspaper. They ask him if there is any hot news. Those who are more talkative start to chatter. Jokes and bullying of the younger ones. One time a boy went on the roof for a prank.

Older workers took awaythe ladder, and although the boy was crying and pleading, they only laughed at him. This boy lost one hour of work, so he was laid off from the factory. Nobody cares about anyone else here. When a machine cut a worker’s hand, nobody
even looked back; you can’t stop the work. Everybody knows that behind their back there are a hundred others, unemployed, hungry for work.
“There is no shortage of people,” we often hear.
Work ends at 5 p.m. I go home tired, I eat dinner and I start to read a newspaper that I never finish. At 6 p.m. I throw myself on the bed and I fall asleep.
May 18th -1 came to the conclusion that I live like an animal.

 

 


Pierre Bergounioux – l’orphelin


sculpture tête ; Modigliani Metropolitan Museum of art NYC

 

 

Au delà de la violence extrême du manque qu’il exprime, en dehors de la rupture de lignée causée par le statut d’orphelin du père, ce besoin désespéré d’être vu, reconnu comme semblable, d’avoir contact, avec un de ses parents, qui peut guider la construction du moi, sans être universel, ni général, ni peut-être très répandu, me semble avoir été éprouvé par beaucoup, avec plus ou moins de prégnance.

Lui (ou elle, car, finalement, ce besoin de lignée va de fils à père, et de fille à mère, même si dans ce cas ce peut être refus entêté, en renoncement) parmi tous ces blocs imposants auprès desquels on est un enfançon, «encore plus chétif que les hommes faits, lesquels sont minuscules, imperceptibles au regard des sommets», eux les adultes «toujours occupés, même quand on ne leur voyait pas d’activité précise, qu’on avait la légèreté de croire qu’on ne fait rien quand on est assis dans un fauteuil, les yeux dans le vague alors qu’eux l’étaient.

Ils mettaient un temps considérable pour détourner leurs pensées de choses qui devaient être extrêmement compliquées, ajustées au dixième de millimètre, comme des machines-outils, ou vastes, encombrantes comme des buffets à deux-corps avec des rosaces, des colonnettes, des sculptures en bas-relief et des garnitures en bronze..»

 

cloche de bronze, fouilles chinoises de Sanxingdui


Pablo Neruda, – ce présent


Pierre Clavilier, dans une page consacrée à Pablo Neruda, nous livre sa traduction du texte du poète

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Ce
présent
lisse
comme une planche,
frais,
cette heure,
ce jour
propre
comme une coupe neuve
– du passé
pas une
toile d’araignée –
nous touchons
des doigts
le présent,
nous en taillons
la mesure,
nous dirigeons
son flux,
il est vivant
vif,
il n’a rien
d’hier irrémédiable,
d’un passé perdu,
c’est notre
créature,
il grandit
moment, le voici portant
du sable, il mange
dans notre main,
attrape-le,
qu’il ne nous file pas entre les doigts,
qu’il ne se perde pas en rêves
ni en mots
saisis-le,
tiens-le
et commande-lui
jusqu’à ce qu’il t’obéisse,
fais de lui un chemin,
une cloche,
une machine,
un baiser, un livre,
une caresse,
coupe sa délicieuse
senteur de bois
et d’elle
fais-toi
une chaise,
tresse
un dossier,
essaie-la,
ou alors
une échelle!

Oui,
une échelle,
monte
au présent,
échelon
après échelon,
assure
tes pieds sur le bois
du présent,
vers le haut,
vers le haut,
pas très haut,
assez
pour que tu puisses
réparer
les gouttières
du toit,
pas très haut,
ne va pas au ciel,
atteins
les pommes,
pas les nuages,
eux
laisse-les
vagabonder dans le ciel, s’en aller
vers le passé.

Tu
es
ton présent,
ta pomme:
prends-la
de ton arbre,
élève-la
sur ta
main,
elle brille
comme une étoile,
touche-la,
mords dedans et marche
en sifflotant sur le chemin.

© Traduction Pierre Clavilier

titre original: Ode au présent / oda al presente, 1955

Este
presente
liso
como una tabla,
fresco,
esta hora,
este día
limpio
como una copa nueva
—del pasado
no hay una
telaraña—,
tocamos
con los dedos
el presente,
cortamos
su medida,
dirigimos
su brote,
está viviente,
vivo,
nada tiene
de ayer irremediable,
de pasado perdido,
es nuestra
criatura,
está creciendo
en este
momento, está llevando
arena, está comiendo
en nuestras manos,
cógelo,
que no resbale,
que no se pierda en sueños
ni palabras,
agárralo,
sujétalo
y ordénalo
hasta que te obedezca,
hazlo camino,
campana,
máquina,
beso, libro,
caricia,
corta su deliciosa
fragancia de madera
y de ella
hazte una silla,
trenza
su respaldo,
pruébala,
o bien
escalera!

Si,
escalera,
sube
en el presente,
peldaño
tras peldaño,
firmes
los pies en la madera
del presente,
hacia arriba,
hacia arriba,
no muy alto,
tan sólo
hasta que puedas
reparar
las goteras
del techo,
no muy alto,
no te vayas al cielo,
alcanza
las manzanas,
no las nubes,
ésas
déjalas
ir por el cielo, irse
hacia el pasado.

eres
tu presente,
tu manzana:
tómala
de tu árbol,
levántala
en tu
mano,
brilla
como una estrella,
tócala,
híncale el diente y ándate
silbando en el camino.