Une habitation vivante – une énigme pour l’architecte – ( RC )

L’habitation est ce corps creux,
qui, à l’instar des coquilles,
se développe et s’agrandit
sans que l’on s’en aperçoive
de façon très consciente.
La nuit, les cloisons se déplient
pour correspondre au vide
qui se modèle sous le support des roches
lui servant de fondations.
Le matin, on a du mal à faire coïncider
son parcours avec celui de la veille,
car les escaliers ne sont pas à la même place,
les étages se sont inversés,
des pièces sont venues s’encastrer
ou sont en surplomb sur la falaise.
Des décalages sont inévitables,
des meubles sont hors d’atteinte,
sauf avec un échafaudage
ou des planches clouées
de façon à prolonger une mezzanine.
Les arrivées d’eau sont fantasques,
même si la tuyauterie suit, en souplesse.
On préférera pour cette raison, le puits dans la cave.
Mais, comme il fallait s’y attendre,
il n’est jamais à la même place,
d’autre part, il ouvre sur d’autres galeries souterraines
qui communiquent avec le fleuve.
De l’extérieur la maison
dont on trouve à l’occasion des photographies,
change d’aspect, varie selon les saisons,
s’élève ou se rabaisse, rétrécit à vue d’œil
ou s’enfonce dans ses soubassements.
Rien n’y est définitif.
Elle respire comme un corps vivant.
On ne sait même pas s’il lui prendra fantaisie
de s’allonger au gré des circonstances
comme un lézard, sur les roches voisines,
ou si la terrasse sera son tremplin
pour qu’elle s’établisse
au-dessus d’une base plus propice
à son développement.
Titos Patrikios – maison amie

Résidence provisoire
Encore une maison amie
où habiter une semaine,
un mois entre le lac et les montagnes basses.
Une semaine, pas plus,
Un mois, pas davantage, loin de toi.
Chaque journée ici, au moment de sa fin,
ne s’assemble pas avec l’autre.
Quand tombe l’obscurité je place des haillons
dans les fentes des fois que la mort y pénètre,
quand le temps tourne je change d’habits et de démarche
des fois qu’elle me reconnaisse.
Encore une maison amie,
encore une maison étrangère
encore une journée aux joints béants.
poème extrait de la revue Apulée
Antoine Emaz – Seul –

page blanche du ciel sans pluie qui tranche sur le noir des ardoises et tout en bas la masse des marguerites voilà la tête qui vague pas de bruit un samedi d’après-midi là on est dans la niche d’un temps sans poids sur la bascule d’une semaine faite à faire on repose se pose peu importe où dans la courbure du temps mais calme ce pourrait être encore petits carreaux dunes jeanlain baraques à frites nuits ou acacias maison rouge et blanche muscadet c’est de même tout passe en avancée lente vitesse de traîne là c’est un long buisson de fleurs jaunes et du ciel blanc (...)
Peau 2008
Ed.Tarabuste
- sur Antoine Emaz , cf article de Marie Etienne (30/11/2022) dans la revue En attendant Nadeau
- sur Jim Sévellec, peintre (breton) de la Marine voir Wikipedia
.
le jardin de mon poème – ( RC )

Reconnaîtrais-tu ce jardin,
maintenant abandonné,
laissé à lui-même
alors que débordent les branches
du saule, que tu as connu
jeune encore, devant la maison?
Les heures de l’hiver
viendront tuer les fleurs,
arracher les feuilles
du chêne encore debout,
mais tu reconnaîtras le jardin de mon poème,
auquel subsistent quelques vers…
Les clés – ( RC )

montage RC
Tout ce que j’ai connu
s’est dilué
tout au long des années:
ma maison n’est plus ;
– j’ai pourtant le double des clés,
mais qui ne servent plus à rentrer :
de tout le trousseau, j’en ai fait un collier
aux formes tourmentées
qui pèse sur mon cou
comme une boîte de clous ,
mais je les garde quand même :
les jeter me ferait de la peine :
on ne sait jamais, si d’aventure
elles ouvrent d’autres serrures,
et si quelque part pourtant,
le bonheur m’attend…
–
RC – sept 2018
Paul Eluard – Air vif

J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue
Au bout de tous mes voyages
Au fond de tous mes tourments
Au tournant de tous les rires
Sortant de l’eau et du feu
L’été l’hiver je t’ai vue
Dans ma maison je t’ai vue
Entre mes bras je t’ai vue
Dans mes rêves je t’ai vue
Je ne te quitterai plus.
La maison où le cœur chante – ( RC )

La maison s’est blottie
au creux des collines
à côté de l’étang.
L’ombre est rare
sous le soleil de midi.
Un arbre penche
vers son ombre douce.
De ses branches
s’épanchent des gouttes de résine.
L’été étend sa main
parmi les champs.
Je reprendrai le chemin
qui s’écarte des grandes voies
et j’irai vers toi
retrouver la maison accueillante
où tu m’attends
depuis bien longtemps,
là, où toujours le cœur chante….
Gilles Vigneault – j’ai mis dans ma poche une vieille maison

Quand j’ai chaussé les bottes
Qui devaient m’amener à la ville j’ai mis dans ma poche
Une vieille maison
Où j’avais fait entrer
Une jeune fille
Il y avait déjà ma mère dans la cuisine
En train de servir le saumon
Quatre pieds carrés de soleil
Sur le plancher lavé
Mon père était à travailler
Ma sœur à cueillir des framboises
Et le voisin d’en face et celui d’en arrière
Qui parlaient de beau temps
Sur la clôture à quatre lisses
Et de l’air propre autour de tout cela
Aussitôt arrivé en ville j’ai sorti ma maison de ma poche
Et c’était un harmonica .
Ophélie de pierre- (Susanne Derève) –

Paul KLEE – House on the water
Je ne convoque pas les images
je les laisse
insensiblement m’envahir
dériver lentement
comme les voiles gris d’une Ophélie
de pierre
et son visage est celui des murs
de ma maison
d’un pot de grès
des fleurs séchées que j’y dépose
de la nappe usée sous le doigt
de la lumière que verse à flots par la fenêtre
un trop rare soleil
– les arbres du jardin en ployant sous le vent
y jettent de grands papillons d’ombre :
l’érable, ses samares blondes,
et le charme, obstinément adossé aux embruns –
Son visage est pareil aux murs de ma maison
emplie de rires d’enfants et de nuits
sans sommeil,
de bonheurs et de larmes,
de rêves adolescents,
de veilles inquiètes dans l’ombre mauve des matins ,
– à l’horizon luisent encore les phares
dans le jour incertain –
Alors je laisse doucement refluer les images
Je referme les murs de ma maison
Ophélie grise,
elle vogue vêtue des voiles du silence
au gré du hasard et du temps
et j’en suis longtemps le sillage
jusqu’à perdre sa trace
insensiblement
Les clefs de la maison – ( RC )

Des générations se sont succédé,
dans la vieille maison.
Imagine alors les décennies,
où des portes se sont ouvertes et closes,
les secrets scellés,
derrière le silence
ou les coffres muets
aux serrures bien huilées.
On a perdu bien des choses,
comme les arômes des roses,
et des outils
dont on ne connaît plus l’usage.
Dans un fond du tiroir du vaisselier,
se sont entassées toutes sortes de clefs,
qui ont résisté au passé,
mais ne permettent plus de l’ouvrir.
J’en ai trouvé de toutes sortes:
des lourdes et des longues,
des fines et des plates,
de toutes petites aussi.
J’ai pensé que certaines s’adaptaient
à un cadenas, une autre à un coffret à bijoux.
Clefs rouillées, clefs égarées,
qu’est-ce qui vous rassemble ?
Aucune d’elles n’a plus d’utilité :
je les imagine dans un tableau de Magritte,
ne permettant d’entrer
que dans les nuages .
Je trouve, parmi toutes ces clefs,
celles que des amis m’avaient confié,
avant qu’ils ne déménagent
pour leur dernier voyage….
Peut-être trouverai-je parmi
celles qui me restent
la clef du paradis
( on m’y aurait réservé une place ).
Reste à savoir laquelle
aura des ailes ,
quand ce sera mon tour
un petit tour, et puis s’en va ….
Faut s’en faire une raison :
je n’aurai pas besoin , pour la maison
de la fermer à double tour ,
( je garderai toujours la clef de ton amour ) .


Jacques Tournier – un son pur, sans attache
Comment pouvez-vous croire qu’une mort se raconte ?
Elle se vit, jour par jour, pendant des semaines, […]
C’est votre douleur qui vous trompe.
J’emploie les mots comme ils me viennent. Derrière ce que vous m’écrivez, derrière votre ironie, votre mépris, votre insolence, je sais qu’il y a la douleur.
Vous parlez de votre maison comme d’une maison double. J’y vois plutôt un labyrinthe où vous tournez en rond à la recherche d’une issue que votre douleur, – j’y reviens – vous empêche d’apercevoir.
Contrairement à ce qu’il redoutait, cette musique ne réveille rien du passé.
C’est un son pur , sans attache, qui déroule son propre chant hors du temps et de la mémoire, et l’émotion qu’il fait naître ressemble si fort au plaisir que Jean s’effraie de l’avouer.
Il augmente le son. La chambre devient lumineuse.
Il s’oblige à fermer les yeux pour que cette lumière ne soit qu’intérieure, liée à sa seule écoute, la première frontière entrouverte. Les trois mouvements de la sonate dissipent les dernières ténèbres et s’achèvent sur trois accords. Il les laisse sonner longtemps avant d’éteindre l’appareil. […] Sur la dernière note, il sait qu’il y a quelqu’un dans la chambre. Il écarte les mains vers ce qui pourrait être une présence. Il s’entend dire : « – Toi ? »
Il parle à Julia. Il essaie, du moins. Il apprend. – Parler seul, c’est facile.
Quand tu ne vois personne et que l’envie te prend, autant te parler à toi-même, d’un fou à un autre, et alors ? Ricane qui voudra.
Mais te parler à toi, après un tel silence… Il hésite. – Nous avons parlé du silence à New-York, après l’enterrement de Serge. Tu t’en souviens ? Tu m’as dit que c’était simple de se taire lorsqu’on était deux. Un voyage qu’on faisait ensemble, à partir d’un bruit, d’une odeur, en se regardant simplement pour être sûrs de faire le même.
( extrait de Jacques Tournier : A l’intérieur du chien ( Ed. Grasset – 2002 )

Basho -La pièce perdue
–
La pièce perdue dans la rivière se trouve dans la rivière
Le soleil et la lune sont des voyageurs dans l’éternité.
Même les années sont errantes.
Pour ceux dont la vie est sur les eaux
ou qui conduisent un cheval au fil des ans
chaque jour est un voyage
et le voyage lui-même est la maison .
– Basho
( tentative de traduction RC à partir de l’anglais )
The Coin Lost In The River Is Found In The River
The sun and moon are travelers in eternity.
Even the years are wanderers.
For those whose life is on the waters or leading a horse through the years
each day is a journey and the journey itself is home
–
Une nouvelle Ophélie – ( RC )
Jeanne Benameur – j’attends
( extrait de son recueil: « l’exil n’a pas d’ombre » )
—
Ils ont déchiré mon unique livre.
Je marche.
Ont-ils brûlé ma maison?
Qui se souviendra de moi?
Je tape dans mes mains.
Fort. Plus fort.
Je tape dans mes mains et je crie.
Je tape mon talon, fort, sur la terre.
Personne ne pourra m’enlever mon pas.
Et je tape. Et je tape.
La terre ne répond pas.
Ni le soleil ni les étoiles ne m’ont répondu.
Trois jours et trois nuits je suis restée.
J’ai attendu.
Il fallait bien me dire pourquoi.
Pourquoi.
Il n’y a pas eu de réponse dans le ciel.
Il n’y a pas de réponse dans la terre.
Alors je tape le pied, fort, de toute la force qui a fait couler mes larmes.
J’attends.
Dans le soleil.
Dans le vent.
J’attends.
Que vienne ce qui de rien retourne à rien et que je comprenne.
J’ai quitté l’ombre des maisons.
Je vais. Loin.
Loin. Pas de mot dans ma bouche.
Samira Negrouche – Illusion
Illusion
mon regard s’abandonne
sous l’eau cristalline
de l’oued en crue
flottaison
mes sens en arythmie
au corps qui se
promène
sur le cours incertain
M’en aller
comme feuille d’automne
et m’oublier au travers
des branches en furie
des eaux ravagées
de la soif inépuisable
des tuiles tombantes
de la maison dégarnie
m’en venir
au petit matin
effleurer ton rivage.
( extrait de L’heure injuste )
Bassam Hajjar – des maisons ( fin )
aquarelle : Paul Klee – vue de Saint-Germain
T’éloignes-tu à présent ?
Et ceux qui sont debout là-bas recouvrent-ils de blanc ton absence ?
La poussière trouve-t-elle son chemin vers toi ?
Le soleil de l’hiver abîme-t-il tes vêtements ?
Pleures-tu ?
Alors ne laisse pas les pleurs changer quoi que ce soit en toi
ni le rouge dans tes yeux
ni la barbe qui pousse.
Ainsi tu t’orienteras dans le sommeil,
si tu le peux,
car les maisons que nous quittons
délaissent leurs murs
leurs seuils, leurs entrées surpeuplées de vide,
et les maisons nous quittent,
et nous revenons habiter leur absence.
(Lyon, octobre-novembre 1985)
Joseph Brodsky – un fantôme avait vécu ici
J’ai jeté mes bras autour de ces épaules, regardant
Ce qui a émergé derrière ce dos,
Et vis une chaise poussée légèrement en avant,
Se fondant maintenant avec le mur illumimé.
La lampe semblait trop éblouissante pour montrer
à leur avantage le mobilier défectueux ,
Et c’est pourquoi un canapé en cuir marron
Brillait d’une sorte de jaune dans un coin.
La table avait l’air nue, le parquet brillant,
Le poêle assez sombre, et dans un cadre poussiéreux
Un paysage n’a pas bougé. Seul le buffet
M’a semblé avoir quelque animation.
Mais une mite tourna autour de la pièce,
m’arrêtant du regard
Et si, à un moment donné, un fantôme avait vécu ici,
Il était parti, abandonnant cette maison.
- titre original: mes bras autour de ces épaules
( tentative de traduction,: RC )
–
I threw my arms about those shoulders, glancing
at what emerged behind that back,
and saw a chair pushed slightly forward,
merging now with the lighted wall.
The lamp glared too bright to show
the shabby furniture to some advantage,
and that is why sofa of brown leather
shone a sort of yellow in a corner.
The table looked bare, the parquet glossy,
the stove quite dark, and in a dusty frame
a landscape did not stir. Only the sideboard
seemed to me to have some animation.
But a moth flitted round the room,
causing my arrested glance to shift;
and if at any time a ghost had lived here,
he now was gone, abandoning this house.
Joseph Brodsky
Le miroir des pages – ( RC )
Je me suis regardé, à travers l’écho
de lignes écrites, et d’autres mots :
cela fait bien longtemps.
C’était comme remonter les heures,
et se voir autrement,
comme dans un miroir déformant,
mais qui garde les saveurs,
de la terre humide, et des vents .
Quelques uns m’étaient sortis de l’esprit.
Quand je les ai relus,
J’en ai été ému,
En étant un peu surpris,
comme si j’avais ouvert
une boîte, ensevelie sous la poussière,
où la mémoire patiente,
qu’il pleuve ou qu’il vente .
Mais cette mémoire m’a échappé,
elle rassemble des lignes,
pattes de mouches et signes,
restés couchés sur le papier.
Ce coffret ouvert, par distraction,
offerte à mes regards indiscrets,
cachait donc des secrets.
Je les ai ouverts, comme par effraction.
Les phrases se sont envolées ,
comme de la boîte de Pandore :
elles voulaient me dire quelque chose : je l’ignore,
mais sont restées sagement alignées.
Il est donc étrange , de parler à soi-même :
ainsi l’on se penche
avec des décennies de distance,
à relire des poèmes,
à retrouver des émois
des émotions et des pleurs,
et presque les odeurs
des sous-bois .
A propos, c’est comme la blessure,
qu’en son tronc, l’arbre supporte.
Même si ce sont des amours mortes,
le dessin du cœur perdure,
et est toujours en devenir :
quoi de plus banal,
de retrouver les initiales
mais qui ne cessent de grandir.
Ces empreintes volontaires,
ce sont des essais
qui ne partent jamais,
et ne peuvent se taire.
Il y a quelque chose de moi
Je ne saurai dire exactement quoi,
malgré le temps qui passe,
qui revient à la surface.
C’est le miroir des pages
d’où l’on se regarde
si on s’y hasarde …
on y voit son visage
Ou bien ce sont les écritures
qui nous guettent malgré l’oubli
Si on les relit,
on reconnaît notre figure .
Pourtant je racontais des histoires,
peut-être par défi,
qui n’étaient nullement autobiographie :
alors il faut croire,
que, même caché dans le noir,
au plus profond des secrets,
on dessine toujours son auto-portrait.
Cela remplace la mémoire qui s’égare.
L’espace s’est élargi
Je n’en connais plus bien les limites,
Cette écriture manuscrite,
est sortie de sa léthargie :
Au fil je vais me suspendre
à l’intérieur de moi et dérouler
les années accumulées,
et ainsi apprendre
à lire d’une autre façon :
Construire une stratégie
faire de l’archéologie
Explorer la maison,
retrouver d’anciennes graines,
qui n’ont pas éclos
Arroser l’arbrisseau ,
—- en faire tout un poème…
–
RC – juin 2016
Pierre Seghers – le toit s’est enfui
baie de Chesapeake. Maison aux Pays-Bas
« Le toit s’est enfui
La pluie est entrée
De vivre en aimant
Ce fut impossible
Futile bonheur
Fut-il pris pour cible ?
Il n’en reste rien
Qu’un corps éventré. »
(extrait de « La maison des sables »)
Benjamin Fondane – faubourg d’orties
Montage perso – RC 2014
Ce n’était pas de l’étonnement, mais peut-être
une sordide angoisse
qui m’avait fait pousser dans ce faubourg d’orties
juste au moment où l’on y ramassait le ciel.
Je n’y avais jamais été que je sache
je ne pouvais savoir s’il existait vraiment
en avais-je rêvé ?
mais je savais maison par maison tous les noms
des habitants et leurs commerces,
le nom des gosses et ceux de leurs anges gardiens
– je m’y intéressais surtout
à une femme enceinte qui devait loger là
ou à quelque émigrant revenu d’Amérique –
– je n’étais pas fixé…
il s’attachait à eux je ne sais quelle idée
qu’il me fallait tirer au clair
de trésor enfoui, d’enfances fabuleuses,
de meurtres impunis
et d’une fin du monde absolument MODERNE.
Marina Tsvetaieva – La maison
Maison – épaisse verdure,
Vigne vierge et chèvrefeuille,
Maison peu familière.
Maison si peu mienne !
Maison – au regard sombre
Aux âmes lourdes,
Le dos tourné à la cité,
Les yeux fixés sur la forêt,
Gaie, aux cornes de cerf,
Joyeuse, comme une ourse,
Chaque fenêtre – un regard,
Et dans toutes – une personne !
Le fronton dans la glaise
Chaque fenêtre – une icône
Chaque regard – une fenêtre,
Les visages, des ruines,
Les arènes de l’histoire,
Marronniers du passé
Moi j’y chante et j’y vis.
Les chemises aux bras longs
Se lamentent dans le vent,
Liberté du passé,
D’un combat dans ces murs.
Lutte pour vivre et survivre,
Chaque instant, chaque volée,
Lutte à mort de ses bras,
Mort pour vivre et chanter !
Sans odeur de richesse,
Sans confort de fauteuil,
Le méchant, la pauvresse
S’y retrouvent à plaisir.
Le bonheur des oiseaux,
Dans les niches et recoins,
Temps pour nous – de nos comptes,
Des vengeances populaires,
Une maison dont je n’aurai pas honte.
(Entre juillet et septembre 1935.)
Lucie Taïeb – Où est-il ?
–
ce soir, dans la maison d’avant, demander à S., qui prépare le repas : « et où est-il ? il ne dîne pas avec nous ? »le lui demander comme un enfant qui n’aurait pas voulu comprendre que son père ne reviendra pas.
Le lui demander comme l’adulte, saine d’esprit, que je suis, ne peut pas le faire, et il le faudrait pourtant, pouvoir se faire expliquer et redire qu’il ne reviendra pas, pouvoir pleurer encore cette absence, refuser de la comprendre, refuser d’écouter les explications, de chagrin hurler, se cogner la tête contre le mur de la cuisine, jusqu’à ce qu’elle saigne et tache le mur blanc, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre comme une noix de coco et que le chagrin se déverse, répandant autour de la coquille brisée son odeur de délice rance.
le temps nous déplace, nous éloigne de chaque instant de notre vie et ramène pourtant, par l’entremise de la date, chaque jour qui nous marque, chaque année.
je pense à toi, en cet instant précis, tandis que S. déverse les coquillettes dans l’eau bouillante, je pense à toi, à plusieurs milliers de kilomètres d’ici, l’instant se ralentit, devient plus dense, presque douloureux par trop de lumière, je pense à toi, j’ai la certitude d’une union dans cette distance, je fantasme tes pensées aussi intensément tendues vers moi, j’imagine qu’en cet instant précis, tu es aussi proche de moi, en pensée, que je le suis de toi.
au même moment
je pense à toi, en cet instant précis, comme S. déverse les pâtes dans l’eau bouillante, je pense à toi, plusieurs milliers d’années auparavant, tu aurais été là, tu devrais être là, je fantasme encore si proche, ta présence, et je ne comprends pas que, malgré l’intensité de ma pensée, tu ne sois pas là, proche de moi, comme tu devrais l’être. je demande alors « où est-il ? », j’ai 20 ans, j’en ai 40, j’en ai 56 et c’est mon dernier âge, nous mourons jeunes dans la famille, je demande encore où il est, et plus personne
pour me répondre
qu’il ne reviendra pas.
Max Jacob – Un chapeau d’instituteur

peinture: Suzanne Valadon
Du large je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on l’a passée au lait de chaux.
Du bourg je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on a mis de l’ardoise au lieu de chaume.
Du sentier je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on a mis une grille en fer.
Et du coup mon cœur se fond,
il y a un lit de ville à la place du lit clos.
Je partirai sans vous regarder, Marie,
car sûrement vous avez des paillettes sur votre robe au lieu de broderie,
et une coiffe de poupée sur vos cheveux, effrontée !
Adieu, Marie, il y a une odeur de pipe dans la maison
et un chapeau d’instituteur sur la table.
Max JACOB « Poèmes de Morven le Gaélique » (Gallimard)
Jules Supervielle – se faire un peu de feu
–
Il ne s’agit pas d’être le feu, mais de se faire un peu de feu
Quand on a froid et que l’humide veut régner sur nous peu à peu,
II ne s’agit pas d’aller toujours sur une grand-route prévue
Mais de pouvoir flâner un peu comme fait même l’âne qui broute,
II ne s’agit pas d’être partout mais de choisir un petit coin,
Appelez-le arbre, maison ou femme ou bien morceau de pain,
Un jour je t’expliquerai ce que sont le ciel, les étoiles
Et ce que tu es toi-même, avec ton or innocent,
Je te ferai quelques croquis sur le tableau noir de la nuit,
Mais si tu veux y voir clair, il faut venir tous feux éteints.
***
Jules Supervielle (1884-1960) – Le Corps tragique (1959)
Andreas Altmann – visite
–
La mémoire, quand elle renonce
à un souvenir l’un après l’autre,
devient aveugle à ses propres paroles.
Dans des pièces vides, en tâtonnant
le mur, qui te saisit les mains,
au-dessus des portes que tu n’ouvres pas,
tu avances vers la fenêtre. Des regards,sombres
ou clairs, cèdent la place aux yeux.
A partir de bruits, la voix se façonne
qui ne franchira pas le seuil du
silence. Encore une fois tu marches,
sans toucher le sol, à travers la maison.
la lumière a découpé des ombres
pour lesquelles, ici, il n’y a aucune explication.
Tu grattes profondément les extrémités de tes doigts
quelqu’un te suit, les bras
croisés, avec ce regard en biais. tu demandes
à rester plus longtemps. devant le porche,
une auto attend. Son moteur démarre.
besuch
das gedächtnis, wenn es eine
nach der anderen erinnerung aufgibt,
erblindet an seinen worten.
in leeren räumen tastest du dich
an der wand, die deine hände ergreift,
über türen, die du nicht öffnest,
ans fenster. blicke, die dunkel
die hell sind, weichen den augen.
an geräuschen formt sich die stimme,
die nicht über das schweigen hinaus
kommt. noch einmal gehst du
mit bodenlosen schritten durchs haus.
licht hat schatten herausgeschnitten,
für die es hier keinen grund gibt.
du kratzt an den rändern die finger auf.
jemand folgt dir verschränkt
mit den armen, dem blick. du bittest,
noch länger zu bleiben. vor dem tor
wartet das auto. der motor springt an.
–
Andreas Altmann
© Rimbaud Verlag