Jacques Duron – jazz des années folles

Saxophone dauphin des profondes marées
Saxophone sorcier d’étoiles éphémères
Inimitable amant nocturne enchantement
Des sanglots que la chair arrache aux dieux sauvages
Saxophone féerie des peuples sans châteaux
Fol montreur de trésors perdus pour le grand jour
Ondulante magie de notre connivence
Neptune déchaînant l’aventure aux aguets
Saxophone incendie dans le sein rougissant
D’une captive en fleurs ivre d’un sang nouveau
Misérable fureur déluge de folies
Déluge sur l’idée de la mélancolie
Dédale de langueurs ténèbres de délices
Serpents de quel grand cœur moderne et malheureux
Roulez de notre ennui les flots vastes et vains
Où s’abîment sans joie les ombres de l’amour.
Cribas – Fils de l’homme OU L’enfant humain
Fils de l’homme OU L’enfant humain
Par Cribas
Vois, mon frère bien aimé, vois ce que je deviens. Ce que nous avons rêvé autrefois, près du lac, dans la vallée où mille ricochets ont répété nos pactes et nos mots les plus idiots à l’époque. Toi, mon frère à jamais, comme nous le gravions sur les écorces d’arbre à sang chaud, ou sur les pierres de craie tendre, avec nos canifs aujourd’hui perdus.
Que de nostalgie, mon ami, mon frère, que de temps inutile depuis, a traversé nos vies.
Nous nous jurions de nous partager le monde, de nous en obtenir les plus gras morceaux, et cela sans jamais le moindre regret.
Il ne me reste que la mélancolie de ces années insouciantes, et tout ce que j’ai pu tenir, c’est de ne me laisser ternir par aucun regret.
Depuis longtemps pourtant, j’ai perdu ta trace, ton sourire efficace qui menait à bien nos projets, nos quatre cent mille coups tantôt en méchants, tantôt en indiens, et qui finissaient toujours avec des accrocs à nos pantalons, des taches de mûres et de sureau sur nos joues qui laissaient apparaître des fossettes, sous nos yeux brillants bénis des dieux. Je crois bien qu’il y eut aussi des centaines de fous rires contenus, lorsqu’il nous fallait rendre les clés de nos cabanes imaginaires, la nuit venue, à des adultes et des parents habitant un autre monde que le nôtre, venus d’une autre terre.
Vois mon frère bien aimé, ce que le temps fait disparaître. Sans crier gare, un jour on pose une valise au pied de sa vie, sur un quai de grisaille, et les grandes destinations de l’existence séparent, scindent en dizaines de méga-octets l’imagerie de notre vie.
On se retrouvera peut-être un jour, mon être sans la fierté d’avoir su monter un pur-sang pour revenir à la source, avec des chevaux moteurs rutilant de réussite sociale.
Je ne suis jamais revenu près de ce lac. Je n’ai jamais osé me représenter là-bas pour vous montrer à tous l’album de ma vie resté vierge à vos yeux. Je sais, mon frère bien aimé, que la famille a grandi au rythme de ta réussite. Qu’on ne mange plus aujourd’hui que sous l’immense verrière dont les fondations ont été creusées sous les souches à sang froid, arrachées comme s’il s’agissait de simples nuages et que l’on avait attendu la fin de la tempête.
Si tu voyais, mon frère, si tu pouvais comprendre ce que ma différence autrefois imperceptible avait voulu pour ma vie.
Je n’ai pris qu’un seul train, et lorsque l’arrivée a sifflé, je suis descendu.
Ici ou ailleurs, ma destination n’avait que peu d’importance. Je n’ai pas d’amours inscrites, sur des registres ou des certificats de baptêmes.
Les femmes que j’ai rencontrées, je ne leur ai offert que le meilleur de moi même, elles ne m’ont appris que ce qu’il me manquait, et à chaque fois qu’elles avaient compris que le partage n’était pas une affaire de signature, mais seulement d’écriture du destin, je me suis éloigné sans trop de pleurs, sans crier gare non plus. Je suis toujours resté dans le coin dans le cas d’un appel un mauvais jour, souvent un mauvais soir, je suis l’inaccessible joignable sur simple appel d’un numéro de téléphone ad vitam aeternam.
Ma destination finale a toujours été ma première idée. Aimer, aimer comme un aide, aider comme on sème, aider chacun, chacune, à s’aider sans peine, à s’aimer autant que j’ai compris mes peines.
Vois mon frère, ma plus belle réussite. On m’aime !
Jamais l’on ne regrette, de m’avoir aimé. Je suis celui qui tait celui que tu es. J’accomplis mon devoir comme les ricochets de l’écho ; je répète juste assez lorsqu’un amour a besoin de plonger pile poil à l’endroit de la rescousse où son autre se noie.
Je n’ai voyagé que pour prendre le recul nécessaire à mon égo de naissance. Je n’ai rien fui d’autre que mes racines malades. En route, j’ai pris quelques rails de trop, mais étant sur la bonne ligne, j’ai rapidement récupéré mes facultés de conduite.
Non, mon frère, je n’ai pas non plus vendu mon âme à Rome ou à La Mecque. Mes frères sont du genre humain. Tous mes frères, du premier au dernier, même si parfois avec le temps, leurs canifs se sont transformés en guillotines ou en lames de boucher à décapiter.
Regarde mon frère, ce que ma différence qui était aussi la tienne peut faire de nous. Ni des moines, ni des archevêques, ni des frères musulmans au gosier plein de haine, mais sans aller trop loin, simplement des hommes appliquant enfin un garrot à la folie sanglante, simplement des femmes libérées de leurs sangles, et rappliquant afin d’appliquer un baume sur les peines de sang, vides de sens.
Vois, mon frère bien aimé. Bois, ma sœur bien lésée, ceci est le godet que tout homme véritable n’a jamais laissé de côté.
Vois ce que je deviens, ce que nous avons rêvé autrefois, frère enfant, frères et sœurs. Il ne doit nous rester qu’une rivière pleine de lacs, qu’un lasso unisexe pour sauver l’Homme des cascades.
Les trains éloignent des hommes. Les traînes embaument les femmes.
Quelle mélancolie mon amour ?
Voyager pour ses peines, avoir peur de se noyer parce que l’âge ?
Reviens me voir un beau jour
Un de ces jours où tes peurs au lavoir ne trahiront plus ton linge en nage
Mon frère, ma sœur
Tu trembles encore au bout de tes phalanges et c’est ton cœur
Ma sœur c’est ton droit
Mon frère tes regrets sont déjà froids
Revenons par dizaines
Ou par milliards marchons dans nos pas
Mes sœurs, mes frères, mon amour
Il ne me reste que la mélancolie pour me battre
Et je le fais depuis toujours
Mes frères, mes sœurs, ne nous laissons pas abattre
Brassons à côté de nos amours
Aimez-les comme on se noie chaque jour
Au dernier instant de l’apnée
Un dernier coup de canif dans les filets autour
Un reste d’oxygène, une dernière bouffée
Un sacrifice humain pour l’humanité…
Cribas 07.03.2013
Antonella Anedda – Avant le dîner
Antonella Anedda ( Prima di cena )
Avant le dîner, avant que les lampes ne chauffent les lits et que le feuillage des arbres ne devienne vert-noir et la nuit déserte. Dans le court espace du crépuscule défilent des saisons entières et méconnues; le ciel alors se charge de nuages, de courants qui soulèvent bûches et ronces. Contre les vitres de la fenêtre bat l’ombre d’une tempête mystérieuse. L’eau renverse les buissons, les bêtes chancellent sur les feuilles mouillées. L’ombre des pins s’abat sur les planchers; l’eau est gelée, de la forêt. Le temps s’arrête, disparaît. Soudainement, dans le calme solennel des allées, dans le vide des fontaines, dans les pavillons éclairés toute la nuit, l’hôpital resplendit tel une résidence de Saint-Pétersbourg en hiver. Il y aura un cauchemar pire entrouvert entre les feuilles des jours aucune porte ne claquera et les clous plantés au commencement de la vie plieront à peine. Il y aura un assassin étendu sur le palier son visage dans les draps, l’arme à ses côtés. Lentement la cuisine s’entrouvrira sans le bruit des vitres brisées dans le silence d’un après-midi d’hiver. Ce ne sera pas l’amertume, ni la rancune, seule - pour un instant – la vaisselle deviendra immense d’une splendeur marine. Alors il faudra s’approcher, monter peut-être là où le futur s’étrécit à l’étagère remplie de pots à l’air renversé de la cour au vol sans déploiement de l’oie, avec la mélancolie du patineur nocturne qui d’un coup connaît le sens du corps et de la glace se tourner à peine, s’en aller.
Ci sarà un incubo peggiore socchiuso tra i fogli dei giorni non sbatterà nessuna porta e i chiodi piantati all’inizio della vita si piegheranno appena. Ci sarà un assassino disteso sul ballatoio il viso tra le lenzuola, l’arma posata di lato. Lentamente si schiuderà la cucina senza fragore di vetri infranti nel silenzio del pomeriggio invernale. Non sarà l’amarezza, né il rancore, solo - per un attimo - le stoviglie si faranno immense di splendore marino. Allora occorrerà avvicinarsi, forse salire là dove il futuro si restringe alla mensola fitta di vasi all’aria rovesciata del cortile al volo senza slargo dell’oca, con la malinconia del pattinatore notturno che a un tratto conosce il verso del corpo e del ghiaccio voltarsi appena, andare. 1992 - On peut trouver d'autres textes de Antonella A, sur ce site, ainsi que de nombreux auteurs de poésie italienne
Eugenio de Andrade – Ni rossignol, ni alouette

peinture: Edvard Munch nuit étoilée
–
Tu appuies ton visage sur la mélancolie et tu n’entends
même pas le rossignol. Ou est-ce l’alouette ?
Tu peux à peine supporter l’air, partagé
entre la fidélité que tu dois
à la terre de ta mère et au bleu
presque blanc où l’oiseau se perd.
La musique, donnons-lui ce nom,
a toujours été ta blessure, mais aussi
au milieu des dunes ton exaltation.
N’écoute pas le rossignol. Ni l’alouette.
C’est en toi
que toute la musique est oiseau.
–

dessin perso: oiseau de îles Salomon, croquis effectué au musée des Arts Premiers – Paris – encre de chine – dec 2010
Maurice Fickelson – pratique de la mélancolie – soir de mai
SOIR DE MAI
Ils s’étaient assis tous les trois à l’une des tables que l’on sortait dès les premiers beaux jours, seuls encore, à cette terrasse, devant l’auberge, à la sortie du village. La fraîcheur venait dans les derniers rayons du soleil de mai. Un peu avant, il avait plu et l’on entendait l’eau s’égoutter dans les bois tout proches : une brève et vigoureuse averse, puis le soleil était réapparu pour se coucher.
Les sièges étaient mouillés ;
ils s’étaient quand même assis, les mains posées sur la table ou sur leurs genoux. Une brise, par moments, se levait, mais au premier souffle, retombait, se remettait à plus tard. Durant quelques secondes, l’égouttement des feuillages recommençait l’averse. Comme quelqu’un se retourne dans son sommeil et soupire, le saule, de l’autre côté de la route, dans le pré qui descend vers la rivière, bruissait. Eux, c’était comme s’ils n’attendaient rien, mais attentifs aux intermittences de l’air – leurs cheveux, sur leur front, bougeaient, et les jeunes gens alors se regardaient en souriant. Personne ne les avait vus venir.
Quand la patronne de l’auberge avait remarqué leur présence, ils étaient installés là, tout à fait à l’aise, sans besoin ni désir ; sur la table repeinte en blanc qu’ils occupaient, des gouttes d’eau brillaient au soleil. Ils avaient demandé un pichet de vin, mais ne paraissaient pas pressés de boire et n’avaient pas même rempli les verres.
La jeune patronne de l’auberge venait parfois sur le pas de la porte et, tout en faisant mine d’observer le ciel, ou la route, elle leur jetait des coups d’œil curieux, timides et intéressés. Les quelques habitués réunis à l’intérieur parlaient haut et fort, trinquaient et riaient bruyamment.
Mais ceux-là, assis à la terrasse, tandis que s’allongent les ombres, c’est à peine s’ils bougent la main, de temps à autre, ou tournent la tête. Tellement tranquilles. Ils regardent le saule, ou plus loin en bas du pré, la ligne des aulnes qui suivent le cours de la rivière. Ou bien les nuages, comme immobiles.
Ils regardent aussi l’étroit chemin qui part de la route, contourne le bois derrière l’auberge et remonte entre les noisetiers vers le hameau qu’on appelle Les Portes, l’église ancienne désaffectée et le cimetière à l’abandon. Lorsqu’ils lèvent le visage vers le toit moussu ou le ciel, il reçoit la lumière d’un oblique rayon qui le dore. Cela leur donne l’air heureux de ceux qui ne font pas de projet.
La patronne s’avisa qu’on ne les avait jamais vus par ici. Ils sont de passage, se dit-elle, émue par ce que ces mots apportaient de précaire, tout à coup, dans son existence. Un homme descendait le chemin du cimetière, une fourche sur l’épaule ; on l’apercevait par intervalles, entre les noisetiers.
Le soleil avait disparu.
Ils jetèrent un dernier coup d’œil à tout ce qui les entourait. Ils venaient de fort loin, de plus loin qu’on ne peut l’imaginer, et à quoi bon s’attarder quand le vent du soir ne saurait plus leur apporter l’odeur des lilas