Jean-Michel Maulpoix – Chambres –

J’aménage des chambres dans l’encre. J’ouvre les armoires. Je dispose des fleurs dans les vases. Je fais pour la mémoire des lits bien propres. Plus personne n’y viendra dormir. Je reste un instant dans la pièce, puis je ferme la porte. II y a, la nuit , des étoiles et des anges. Au matin, j’ai le cœur défait. Qu’importe que les draps restent tirés et les persiennes closes : ces linges un peu rêches qui sentent la lavande au sortir de l’armoire sont ce qu’il me reste de chair. Les oreillers brodés de fleurs bleues et le gros édredon piqué composent sur le lit la silhouette d’un dormeur imaginaire qu’il serait vain de réveiller.
L’idée de chair
Un dimanche après~midi dans la tête
P.O.L.
La corolle des certitudes – ( RC )

Nous ferons avec les corolles de certitudes,….
(s’effaceront-elles dans l’érosion inéluctable
de l’oubli, il restera dans ma mémoire
un peu de ton histoire ) –
comme si la racine
persistait dans une fragrance diffuse.
Les fleurs , pourtant piégées par le gel
auront perdu leur attrait visuel:
j’oublierai leur couleur
mais pas la saveur
des amours recluses.
le vide se creuse sous nos pieds – ( RC )

Désolé pour les rides
qui s’accumulent avec les années :
l’étendue de la consolation
ne tient pas compte du vide
qui se creuse sous nos pieds .
Nous buvons la lumière
à mesure que nous avançons.
Quand nous l’aurons toute épuisée,
nous ferons le chemin à l’envers
en remontant notre mémoire.
La lumière sera intérieure ;
— de l’incandescence,
il ne filtrera que peu de chose
personne ne pourra savoir –
que nous approchons la renaissance.
Chemins de Rance – (Susanne Derève) –

La joie, envahie par l’herbe du temps comme tronc mangé de lierre, trèfle dans la prairie, à ajuster mon pas dans les pas d’autrefois, joie morcelée, ce chemin mille fois emprunté qui devient dépossession de soi, quête illusoire dans les lieux que portait l’enfance, des sons,des odeurs,des voix. Manque le bruit des voix, des frôlements,des rires,leur soudain éclat comme au fil du diamant. Manque le poids des corps et des étreintes et l’épaisseur des chairs, dense, leur ombre chaude dévoilant le soleil, cernant les peurs,les devenirs. Joies éphémères, tous les chemins de Rance portent mes souvenirs, seul les noie le chatoiement de l’eau dans la lumière,les mille et un fragments de son miroir brisé où la mémoire s’immerge, un instant pacifiée.
Un matin où j’avance mes mains trop près du ciel – ( RC )

Peine perdue
aux volutes des pensées désenchantées.
C’est un matin
où j’avance mes mains
trop près du ciel,
car le silence me répond, :
celui de la nuit pailletée,
que brouillent les voix de la veille :
- de grands morceaux fragmentés
ne composeront jamais un poème :
miettes de croissants de lune,
emportées par la rivière,
un jour où le vent accompagne
les gestes lents du balayeur.
Puis il y a eu ce visage
entr’aperçu derrière les rideaux pourpres
d’une fenêtre
qui recomposa ton image,
elle que je croyais perdue,
piétinée comme des fruits trop mûrs
se mêlant aux souvenirs diffus
d’une aube incertaine ;
tintement léger de la mémoire :
réminiscences en pièces détachées
dans le jour candide
qui se mettait à renaître,
comme si de rien n’était,
alors je t’écris cette lettre,
que tu liras peut-être
toi ,
si loin du ciel,
mais proche de moi, en pensée…
Le ciel se ressoude, la mémoire s’en va … – ( RC )

Allons nous asseoir sur les dunes,
de là, nous verrons en rêve
se lever les rideaux de brume
déchirer des morceaux de ciel;
il y aura peut-être les colombes,
qui survoleront les palais,
pour se réfugier dans les tilleuls,
ou bien ce sera le soir,
à l’heure où le soleil tire sa révérence.
Rappelle-toi de ces oiseaux
courant, sautillant sur la plage,
ignorant les hommes
le vent, les herbes sauvages.
( Nous aurons contourné
ce bunker renversé,
qui lentement s’enfonce
dans le passé ),
comme ce château de sable…
Y aura-t-il des lendemains
à l’histoire enchantée
où tout passé s’efface ?
Le ciel se reforme,
se ressoude, la mémoire s’en va :
la ville ne laissera pas de trace.
Seuls, quelques gravats
seront poussés par le ressac
et la marée .
Petite mère – (Susanne Derève) –

Petite Mère Les étourneaux pépient dans le coeur du feuillage mais tu ne les vois pas Plus légers qu’une plume, que l’aile d’un moineau tes souvenirs s’envolent C’est un dimanche nu que ta mémoire une plaine déserte un arbre silencieux que n’égaie plus nul chant d’oiseau
Tristan Cabral – Plus personne n’arrive à Ellis Island…

Plus personne n’arrive à Ellis Island…
des visages anciens glissaient sur l’East River
Et j’étais plein d’un vieux sang arménien
ou peut-être italien je portais le carquois de l’indien brise-lames
avec pour toute aurore
le vieux regard des émigrants
vêtus de peur et de douleur
plus personne n’arrive à Ellis Island…
Sur l’East River
j’allais dans un canot avec Petite Fleur
couchée en chien de fusil
je portais vers le Nord des ballots de lueurs
les oies du Cap Tourmente
s’en venaient vers le cœur acéré du flécheur
et j’attendais la longue nuit des couteaux
plus personne n’arrive à Ellis Island…
Je suis plein d’un vieux sang arménien
ou bulgare
et j’ai vu à Brooklyn un certain marchand d’ombres
qu’on appelait Bontchek
qui calculait la nuit
tout le temps qui restait
avant la venue du Messie
Je suis le voyageur des mémoires manquées
mais Ellis Island est fermé pour toujours…
.
Tristan Cabral, in Le Passeur de silence (extrait)
sur Tristan Cabral voir aussi :
https://francoiseruban.blogspot.com/2016/12/tristan-cabral-poete.html
https://poesiedanger.blogspot.com/search/label/Tristan%20Cabral

Michel Pierre – un seul mot

À l’intérieur d’un seul mot vous ne respirez plus. La phrase vous laisse l’oxygène indispensable pour en revenir à l’idée, elle-même ombre du paradoxe qui retenait vos poings liés à la page blanche. Sinon des animaux sauvages s’emparent de votre délire. Vous parcourez toutes les savanes, remontez les déluges, appliquez à votre mémoire le vide circonstancié qui aspire faits et gestes anciens, lesquels couturent votre calotte ou, si vous préférez, votre bonnet d’enfance. Suffirait de bégayer dans l’oreille d’un imbécile qui vous prend illico pour un fieffé poète. Alors, ce qui doit être dit, laissez-le raconter par le plus prestigieux d’entre nous, celui dont la panse est couverte de médailles surannées, triste devant la connaissance qui rend obèse, aspire l’inspiration, asphyxie les phénomènes grammaticaux, l’ensemble prêt à rendre les ours comestibles. Bref, souriez sans réfléchir. Toute bulle vous conduit au firmament de l’impossible. Vos voisins sont des bâtisseurs et déjà vous n’apercevez plus la mer qui gronde, ignorez la torpeur des marais, n’entretenez plus le geste qui sauve et que, pourtant, vous avez déniché dans le bréviaire sacré de votre solitude. Et ce livre, écrit à l’intérieur d’un seul mot, ne sera jamais ouvert à la page de la moindre illumination.
Michel Pierre, L’enfer vaut l’endroit = ( publication des éditions des vanneaux )
Boris Pasternak – Peinture fraîche –

.
.
« Peinture fraîche. Ne pas toucher. »
Ame, vous n’avez pas pris garde !
Et voici ma mémoire pleine des taches de ses jambes,
De ses joues, de ses bras, de ses lèvres, de ses yeux.
Plus que toutes mes joies, plus que tous mes malheurs.
Je t’aimais, toi qui fais
La jaune lumière du jour
Plus blanche que la céruse.
Et je te jure, mon amie, ô ma brume !
Il lui arrivera de devenir une fois
Plus blanche que le délire, que l’abat-jour,
Plus blanche qu’un blanc pansement sur un front.
.
Trad. Emmanuel Rais et Jacques Robert.)
Boris Pasternak Poètes d’aujourd’hui
par Yves Berger
Pierre SEGHERS Editeur
écrits confiés au vent – ( RC )

Au long du chemin,
je vais pieds nus, sur la terre et le sable.
Je me nourris de peu,
ne compte pas mes pas,
et il arrive que je me pose
à l’ombre d’un pin .
Je trace avec un bâton
des lettres sur le sol
qui deviennent des mots ,
puis un chant
que personne n’entendra,
ou ne pourra lire.
Ou bien ce sera le vent,
les oiseaux
qui l’emportera,
avant que la pluie ne l’efface :
les mots seuls
ne pourront parler à ma place,
mais il vaut mieux
que je continue mon chemin,
suivi un temps par un chien .
Il voudrait me parler
et m’accompagner,
mais je ne peux le traduire .
A-t-il réussi de son côté,
à me lire ?
Voulait-il me guider
sur ma route à venir ?
Ce que me disaient ses yeux tendres,
je n’ai pu le comprendre…
A chaque terre traversée,
je pourrais apprendre une langue neuve
pour renaître, avec le peu que je sais
dans les mots d’autrui,
partager leur mémoire,
dans un petit écrit…
confié au vent.
Colette Seghers – Ne me cherche jamais

Ne me cherche jamais
Tu me cherchais?
Ne me cherche jamais, je suis là,
embrassée du cœur aux chevilles
dans tes mains d’homme et ta mémoire.
Et nouée comme une pièce d’or
dans le trésor confidentiel de ta vie,
brigandée dans l’envers du temps…
Ne me cherche jamais,
je suis là,
la nuit peut bien sécher ses grands
trains d’herbes fauves et lancer
sur ses rails le convoi des saisons,
elle peut bien passer de l’une à l’autre
sur ses passerelles d’orages
ou le ventre sans ciel des froids,
elle peut bien apporter ce qu’elle voudra,
ce qu’elle pourra,
sa rançon de fatigue ou sa ruée de rêves,
je suis où tu voulais que j’aille.
Ne me cherche jamais,
Nous allons là où ceux qui s’aiment
vont ensemble, épaule contre épaule,
dans le vent des solstices…
Tristesse – ( Susanne Derève)
Zoran Mušič – personnage
Il fait ce soir un temps d’une affreuse tristesse
Les nids sont vides
et le gui a fini d’étrangler les pommiers
Le temps est aussi gris qu’un mur de Dubuffet
ou bien qu’un chien tenu en laisse
Que reste-t-il
de ces années de liesse
de mes jeunes années
De Muzic à Kiefer,
le temps a dévoilé peu à peu ses charniers
de brouillards et de cendres
de carcasses froissées
Je les souligne d’encre noire
aux angles aigus de la mémoire
sans trembler
Il fait ce soir un temps d’une amère tristesse
La nuit est claire.
Pourtant,
comment la voir encore avec un cœur d’enfant
alors qu’elle court avec son œil de chat huant
comme un long corbillard
à corps perdu
vers le néant
Sans noms – ( RC ) – d’après Paul Celan
dessin: Zoran Music
Ils veulent effacer nos noms
comme nos corps,
anonymes et juste identifiables
grâce à un matricule,
en apposant des scellés
dans le non-dit,
sur les lèvres éteintes
de l’histoire, la rendant muette,
aussi innommable que nous .
Or ce n’est pas notre fin,
qui s’écrit, taciturne
mais le commencement
d’une écriture,
même si nos noms
ne nous sont rendus,
qu’avec des caractères
inscrits par milliers
dans des plaques de mémoire.
–
RC – mars 2020
—
d’après le texte de Paul Celan, évoquant la Shoah ( dans Zeigehöft, )
Das Nichts, um unsrer
Namen willen
—-sie sammeln uns ein—-,
siegelt,
das Ende glaubt uns
den Anfang,
vor den uns
umschweigenden
Meistern,
im Ungescheidnen, bezeugt sich
die klamme
Helle.
–
dans son allocution de réception du prix de la ville de Brême, en 1958, Paul Celan déclare :
Accessible, proche et non perdue, au milieu de tant de pertes, il ne restait qu’une chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue. Oui, malgré tout. Mais il lui fallut alors traverser ses propres absences de réponse, traverser l’horreur des voix qui se sont tues, traverser les mille ténèbres du discours porteur de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui était arrivé. Mais elle traversa cet événement et put remonter au jour “enrichie” de tout cela. C’est dans cette langue que, au cours de ces années-là et de celles qui suivirent, j’ai essayé d’écrire des poèmes afin de parler, de m’orienter, afin de savoir où j’étais et où cela m’entraînait, afin de me donner un projet de réalité
Yves Bonnefoy – La voix lointaine (IV)

Et la vie a passé, mais te garda
Vive mon illusion, de ces mains savantes
Qui trient parmi les souvenirs, qui en recousent
Presque invisiblement les déchirures.
Sauf : que faire de ce lambeau d’étoffe rouge ?
On le trouve dans sa mémoire quand on déplace
Les années, les images ; et, brusques, des larmes
Montent, et l’on se tait dans ses mots d’autrefois.
Parler, presque chanter, avoir rêvé
De plus même que la musique, puis se taire
Comme l’enfant qu’envahit le chagrin
Et qui se mord la lèvre, et se détourne.
Les planches courbes
nrf
Poésie /Gallimard
Mokhtar El Amraoui – sans valises
Sans valises
Quand les ailes se déploient,
Je me tais
Et écoute mon maître le pigeon.
Sans valises,
Sans mémoire,
Il décide de la portée de son clavier
Et ouvre, seul,
Les veines de la ville
Et ses cieux.
Mahmoud Darwich -Toi l’eau sois une corde à ma guitare

Arman – Guitare abacale
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conqué-
rants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés. Difficile de
me souvenir de mon visage
Dans les miroirs. Sois ma mémoire et je verrai ce
que j’ai perdu
Qui suis-je après cet exode ? J’ai un rocher
A mon nom sur des plateaux. Ils ont vue sur ce qui
s’est écoulé
Et achevé. Sept siècles marchent à mes côtés der-
rière les remparts de la ville
En vain s’arrondit le temps pour que je sauve mon
passé d’un instant
Qui à présent donne naissance à l’histoire de mon
exil en moi et dans les autres
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conqué-
rants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés vers le Sud,
peuples qui restaurent leurs jours
Dans les amas du changement. Je sais qui j’étais
hier. Qui serais-je
Dans un lendemain sous les bannières atlantiques de
Colomb ? Sois une corde
Toi l’eau et, sois une corde à ma guitare. Point
d’Egypte en Egypte, point
De Fès à Fès, et Damas s’éloigne. Et pas de faucon
dans
L’étendard des miens. Pas de fleuve à l’est des pal-
miers assiégés
Par les chevaux agiles des Moghols. Dans quelle
Andalousie disparaîtrai-je ? Là
Ou là-bas ? Je saurai que j’ai décédé et qu’ici j’ai laissé
Le meilleur de moi. Mon passé. Je n’ai plus que ma
guitare
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les con-
quérants sont partis
Et sont venus les conquérants
Anthologie (1992-2005)
Edition bilingue
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
BABEL
Transporter une partie du monde – ( RC )
Un filet d’encre te relie à ta terre
même au fin fond des mers.
Ce dessin inscrit à même la peau,
tu ne vas pas le cacher :
Tu transportes une partie du monde:
un tatouage de Bretagne, un angelot
en haut du bras
( landes et rochers
te suivent partout où tu vas ):
c’est aussi bien qu’une mappemonde .
Pour ceux qui ne connaissent pas la géographie
tu vas leur indiquer aussi.
chaque partie du corps
qui représente une région
chère à ton coeur,
– on voit que tu as parcouru la France
et que tes errances
t’ont conduit à maints endroits
que tu peux montrer du doigt -.
C’est sans doute mieux que le prénom
du chanteur passé de mode
dont il faut qu’on s’accommode
comme un blason
ou celui de la petite amie
depuis longtemps tombé dans l’oubli,
ou encore le dessin du lion rugissant
qui t’accompagne par tous les temps.
Ta peau a connu les tempêtes
malgré les ans, les tatouages survivent:
ils ont la mémoire abusive
tout à fait tenace
que tu arbores
avec fierté et audace
sur tout ton corps
à l’exception de la tête.
Si on t’examine
de la tête aux pieds
tu pourras sortir le certificat d’origine
quand on voudra te contrôler…
Produit garanti certifié
par lieu de naissance
mis en évidence….
…peut être rapatrié
( même sans carte d’identité )
RC – mars 2020
Paul Celan – Fugue de mort

Anselm Kiefer- Margarete 1981

Anselm Kiefer- Sulamith 1983
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas
serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes
cheveux d’or
écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent
il siffle ses grands chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une
tombe
il nous commande allons jouez pour qu’on danse
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes
cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel
une tombe où l’on n’est pas serré
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres
et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont
bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore
pour qu’on danse
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître
d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera
vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est
pas serré
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux
d’or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une
tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître
d’Allemagne
tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith
TODESFUGE
Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der
schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes
Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne
er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läβt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der
schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes
Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den
Lüften da liegt man nicht eng
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet
und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind
blau
stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum
Tanz auf
Schtwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags und morgens wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schlangen
Er ruft spielt süβer den Tod derTod ist ein Meister aus Deutsch-
land
er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in
die Luft
dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutsch-
land
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der
Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Mei-
ster aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith
Choix de poèmes
réunis par l’auteur
Poésie/Gallimard
Fragments ( autour d’Anselm Kiefer) – Susanne Derève

Die Bösen Mütter -Anselm Kiefer
Chaises vides chaises blanches qui portez les bûchers
qui portez des silences d’éternité

Das goldene vlies – 1997
Robes jetées comme des voiles aux ailes froides de l’absence
dites-nous, dites-nous l’errance dites-nous le poids du passé
Lots Frau – Anselm Kiefer, 1989
Et si les rails s’amenuisent
pour se fondre dans le néant
c’est que les Dieux ont déserté
jusqu’aux retables des églises
dans les méandres du couchant
aux confins de ces plaines grises
de ces villages abandonnés
ont-ils rejoint l’enfer bu cette neige
atone qui collait à leurs pieds
Sous les miens ne résonne que le fracas
des pierres
pas même un cœur qui bat
une peau qui frissonne
lorsque les blés s’envolent au vent d’hiver
avec l’innocence des hommes
Liens :
Anselm Kiefer au Centre Pompidou 2015-2016
Anselm Kiefer: Remembering the Future
Armel Guerne – Sainte solitude (extrait)

peinture: Cathy Hegman
Virginal horizon tendu
A l’angle des mémoires,
Désert de pureté
Néant noir inconnu :
Je suis l’ombre dit l’ombre
Et mon ombre n’est pas .
Je suis l’errant qui ne sait pas
Dit le vent où il va ,
Portant dans l’urne des printemps
Ou sur la croix des hivers
Un chant plus solitaire
Que le gémissement d’un mort .
Je suis qui parle dit la voix
Plus lourde d’évidences , dévalant les parois
De l’invisible ,
Plus lourde d’éminence que la réalité .
Océan, océan , vieux rebelle
Toi qui brasses et la rumeur
Millénaire et l’instant
Tout en précipitant les matins nus
Au labyrinthe de tes profondeurs ;
Vieil océan vengeur ,
Marin peuplé d’éternités
Et de folles géographies ,
Toujours depuis toujours
Halant sous le soleil et dans la nuit
Ton voyage sans bords :
Je suis la mer, dis-tu ;
Et toutes choses à jamais
Sont enchantées
Dans ton silence triomphal .
Mais autour des sommets, la meute des abîmes …
Car voici que le nombre a dit le nombre
Au nombre , et le matin brutal détruit
Les châteaux de la nuit .
Je suis celui qui fut
Voyageur , voyageur
Venu sous le soleil et les mains de la pluie
Celui qui est et qui n’est plus ,
Car voici que le don de vie
A passé par les fleurs ;
Je suis le cœur, je suis le nom ,
Je suis l’itinérant qui longe l’horizon
Et voici que le ciel se ferme comme un poing .
Consolez-vous de lui, maisons abandonnées !
Ces deuils extasiés n’avaient point de racines ,
Et du lent paysage ils n’avaient point l’accueil .
Consolez-vous de moi, rochers subtils
Penchés au creux torride de l’été
Sur les sources taries .
Dans l’immobile extase du silence
Une respiration – mais où ?
Bat comme un pouls .
Le poids vivant de la parole
SOLAIRE n° 45
Je me souviens du vent dans mes feuilles – ( RC )
Je reprends quelques paroles,
d’une chanson engloutie
par des années d’oubli,
mais moi je me souviens
du vent dans mes feuilles,
car l’arbre que je suis
a davantage de mémoire
que celle des hommes,
car celles arrachées par l’automne .
même si elles se sont ocrées,
recroquevillées, desséchées
puis tombées en poussière
me rappellent les hiers.
Mais il n’y a pas de deuil
puisque malgré l’hiver
le gel sévère
est encore teinté d’éphémère;
les feuilles, je les renouvelle,
de manière providentielle
car tu sais que mon bois
toujours verdoie
aux futurs printemps
et reste vigilant
pour ne pas laisser périr
les souvenirs.
- RC – août 2019
Si les mots du matin – (Susanne Derève)

Zao Wou-Ki – Hommage à Claude Monet
Le vent pousse la barque
et mon rêve prend l’eau
réveil menteur
solitude d’un matin vengeur
Si les mots du matin coulaient
de source comme un lied
en notes translucides
une eau limpide une eau claire
ou ces parfums que vient charrier
le vent du Nord mêlés à ceux
des fleurs premières
quand j’ouvre la fenêtre
sur les bruits étouffés du dehors
odeurs de carène et de vase
de lilas et de miel
Lumière au sortir du sommeil
nous tenions-nous au bord du temps
– le monde je le sais appartient
aux amants avec son poids de rêves –
une enclave imprimant la mémoire
sans trêve
en lieu et place du passé
la trame des jours si dense
qu’on en oublie à naviguer à vue
de bonheur en souffrance
l’irrémédiable issue
Nuno Judice – Ligne 1 (chaque poème a une ombre)

Félix Vallotton – Le ballon
Chaque poème a une ombre. Je tends les mains et je peux la toucher
comme l’on touche l’ombre d’un arbre qui s’enfuit de nous quand nous
cherchons à nous y abriter . Ainsi, le poème est un jeu de lumière :
et son ombre recule et avance en accord avec l’heure du jour.
Pourtant, à la fin du poème, l’ombre semble disparaître.
Le poème reste à la verticale ; et midi en sort , avec sa lumière entière ,
comme si le poème était une réalité transparente et que l’on pouvait voir
à travers lui la circonférence du monde .
Avec l’après-midi, les mots changent de couleur. Les phrases pâlissent
lorsque le soleil les laisse . La voix se couvre avec la nuit ; et le silence
s’en empare comme s’il volait le sens à ce que nous voulons dire .
C’est pour cela que le matin, il convient de laisser entrer la lumière entre
les pages. Le noir de l’impression pourra briller à l’excès ; et le blanc du
papier refléter le ciel . Ce qui est écrit , imprégné de ce feu , se fixera dans
notre mémoire .
Ainsi, il restera .
Cada poema tem uma sombra. Estendo as màos e posso tocâ-la, como se
toca a sombra de uma ârvore que foge de nos quando procuramos o seu
abri go.
Assim, o poema é umjogo de luz : e a sua sombra recua e avança de acordo
com a hora do dia.
No Jim do poema, porém, a sombra como que desaparece. O poema fica a prumo ;
e o meio-dia salta de dentro dele, com a sua luz inteira, como se o poema fosse
uma realidade transparente e se pudesse olhar, através dele, a circunferência
do mundo.
Com a tarde, as palavras mudam de cor. As frases empalidecem, quando o sol as
deixa. A voz vela-se com a noite ; e o silêncio apo-dera-se delà, como se roubasse o
sentido ao que queremos dizer.
Por isso, de manhâ, convém deixar entrar a luz para dentro das paginas. O negro
da impressâo poderà brilhar em excesso ; e o branco do papel reflectir o céu. O que
esta escrito, embebido desse fogo, fixar-se-a na no s sa memôria.
Assim, permanecerâ.
Lignes d’eau Linhas de àgua
Fata Morgana
Julio Ramon Ribeyro – quelque chose d’impérissable dans la mémoire
Je ne crois pas que pour écrire, il soit nécessaire d’aller courir l’aventure.
La vie, notre vie, est la seule, la plus grande aventure.
La tapisserie d’un mur vue dans notre enfance, un arbre à la tombée du jour,
le vol d’un oiseau , un visage qui nous a surpris dans le tramway,
peuvent être plus important pour nous que les grands événements du monde.
Peut-être que lorsque nous aurons oublié une révolution, une épidémie
ou nos pires avatars, il restera en nous le souvenir du mur, de l’arbre, de l’oiseau, du visage.
Et s’ils y restent, c’est parce que quelque chose les rendait mémorables,
qu’il y avait en eux quelque chose d’impérissable et que l’art ne s’alimente
que de ce qui continue à vibrer dans notre mémoire.
Ludovic Degroote – la digue
peinture : La chapelle sur la digue à Collioure – Henri Jean Guillaume Martin
Pas de bout, pas aux choses, pas à soi,
peut-être pour ça qu’on va sur la digue,
on regarde la mer, les falaises, les villas,
à la fin on revient, on attend de recommencer,
au milieu de la vie qui passe.
La digue ça ne mène nulle part, ça n’engage à rien,
on regarde la mer, et puis on s’en va ;
les yeux naturellement sont portés là plus qu’aux villas ;
où il n’y a rien l’œil ne tombe pas, ça nous laisse d’abord à nous-même.
Les choses souvent on croit qu’elles sont là pour nous,
qu’on a d’elles une mémoire, un regard
– on est séparé de tout, les choses tiennent sans nous,
c’est pour ça qu’elles n’ont pas de bout.
–
On passe, on marche, on avance,
moments posés les uns près des autres,
on ne s’en rend pas forcément compte,
les pensées naissent et meurent,
elles glissent sans qu’on soit toujours là,
ou bien c’est nous qui glissons, à côté,
ou bien non, ça se fait comme ça, en dérive.
–
Sous le ciel, neutre, froid, calme,
durant dans le silence,
comme s’il ne restait plus qu’une enveloppe.
On sait que c’est là, évoluant entre la gorge et l’estomac,
ça bouche ce qui à l’intérieur demande à respirer.
Ça n’empêche pas de vivre, ça donne juste un goût aux choses,
on finit même par croire qu’on s’y fait.
Pas de sens pour faire la digue,
on commence n’importe où, pas de fin,
on en fait des bouts, des pans,
tout y paraît sans histoire, sans mémoire,
disloqué comme les choses sont en nous,
avec de grands pans de vide séparés comme des digues.
Les paysages sont intérieurs.
On ne connaît pas la souffrance des autres,
on se contente de soi.
Ce qui rend lourdes les choses s’est perdu au fond
et ne pèse plus.
Demeure le poids de notre présence face au monde,
ce qu’on pèse soi-même sur ses propres épaules.
Peu d’étale des choses, de transparence entre elles,
rien qui tienne hors de notre regard,
la digue on la fait hors de tout, ça n’est qu’au-dedans
que les choses apparaissent, par pans, par bouts,
et c’est de là qu’on les croit isolées,
alors que les espaces ne sont disloqués qu’en nous.
–
C’est la mer à gauche quand on va à la Pointe aux oies,
à droite ce sont les cabines, les villas, les immeubles récents,
et puis aussi le Grand Hôtel,
les choses, ça arrive, on ne les voit plus,
on croit les savoir par cœur,
on n’écoute plus rien.
–
–
[La Digue, Draguignan, éd. Unes, 1995, p. 7-10]