Lespugue – une Vénus parmi nous – ( RC )

Fragile et endormie,
peau d’ivoire lisse,
à quelle magie as tu présidé,
toi la veilleuse d’ambre
aux amples formes ,
qui a confié tes secrets
aux ombres des visages
qui t’ont vénérée ?
Dix mille ans ou davantage
nous séparent
du destin de ceux qui t’ont tenue,
de ceux qui t’ont sculptée:
tu as la patience
de ceux qu’on aime
au-delà de l’épiderme
et garde silence…
Jusqu’où ira- t-on chercher
la nuit infinie
qui se dépose en strates
dans l’obscur abri de roche
où les hommes t’ont enfouie ?
Fétiche de fécondité
te voilà révélée par ceux
qui avaient oublié ta puissance…
Vulnérable comme la trace des années
qui s’enfuient de la mémoire.
l’expression « veilleuse d’ambre » est empruntée à Robert Ganzo
Juliette – Aller sans retour

Ce que j´oublierai c´est ma vie entière,
La rue sous la pluie, le quartier désert,
La maison qui dort, mon père et ma mère
Et les gens autour noyés de misère
En partant d´ici
Pour quel paradis
Ou pour quel enfer?
J´oublierai mon nom, j´oublierai ma ville
J´oublierai même que je pars pour l´exil
Il faut du courage pour tout oublier
Sauf sa vieille valise et sa veste usée
Au fond de la poche un peu d´argent pour
Un ticket de train aller sans retour
Aller sans retour
J´oublierai cette heure où je crois mourir
Tous autour de moi se forcent à sourire
L´ami qui plaisante, celui qui soupire
J´oublierai que je ne sais pas mentir
Au bout du couloir
J´oublierai de croire
Que je vais revenir
J´oublierai, même si ce n´est pas facile,
D´oublier la porte qui donne sur l´exil
Il faut du courage pour tout oublier
Sauf sa vieille valise et sa veste usée
Au fond de sa poche un peu d´argent pour
Un ticket de train aller sans retour
Aller sans retour
Ce que j´oublierais… si j´étais l´un d´eux
Mais cette chanson n´est qu´un triste jeu
Et quand je les vois passer dans nos rues
Étranges étrangers, humanité nue
Et quoi qu´ils aient fui
La faim, le fusil,
Quoi qu´ils aient vendu,
Je ne pense qu´à ce bout de couloir
Une valise posée en guise de mémoire…
Petite mère (2) – (Susanne Derève) –

Le Chariot d’Alberto Giacometti – photo retouchée –
Petite mère,
tu t’es promenée si longtemps dans le siècle
passé,
dans celui-ci tu erres,
mince fantôme aux os de verre,
aux yeux clos,
vide comme l’hostie
que petite fille transie sous ta robe légère
tu portais à ta bouche
dans la pénombre froide des églises,
rêvant à la lumière des chemins buissonniers,
aux routes blondes de l’enfance.
Toi qui n’es plus qu’un murmure ténu,
le siècle à peine né te rend à l’innocence.
Flocons – (Susanne Derève) –
Parfois, les flocons de neige n’atteignent pas le sol,
le vent les entraîne dans sa fougue
et je les imagine voguer éternellement entre ciel et terre
sans jamais se résoudre à mourir.
Mémoire ,
ainsi je te voudrais légère, inlassable vigie
pour conjurer l’absence.
Un être de mer – ( RC )

photo RC – Finistère -janvier 2021
Ce n’est pas une frontière,
ni une ligne, ni une surface,
une zone interdite,
c’est un océan, une mer,
qui vient et se retire
mais jamais trop loin.
C’est comme un être qui respire,
aux baisers salins.
Un être qui t’invite
quand la marée se lasse
dans de petite flaques
autour du sable mouillé,
se dissimule derrière les rochers,
les épaves rouillées
dans l’attente du ressac.
Il n’a pas d’étendue définie,
pas de limite ,
se rétrécit au découvert de plage,
puis revient comme un cheval sauvage,
lui que l’on croyait assoupi,
étincelant au soleil de midi,
jouant de sa robe ouverte
sur la gamme bleue des gris.
Ceux qui empiètent sur son territoire
le font en pure perte :
c’est ce pays sans mémoire
qu’on ne peut pas cerner,
trop indocile
pour qu’on puisse le dompter.
Il peut dévorer les îles
les engloutir sous la brume;
à coups d’écume.
Il reprend ce qu’on lui a volé,
des châteaux éphémères
aux navires téméraires
des temps écoulés….
……tel est le pays de mer.
Rire – (Susanne Derève) –

Fils, ton rire étoile venu du tréfonds de l'enfance tintant comme un cristal, rebondissant de visage en visage, de mur en mur, de fenêtre en fenêtre, dans l'opulence de la joie puis la mue de ta voix, un jour, et ton rire d'homme dégringolant vers moi depuis les pentes échevelées de la mémoire pour ranimer l'enfance
Troncs d’arbres fossiles – ( RC )

Forêt pétrifiée de Varna
Vieilles âmes habillées de bois,
parcourir cette forêt morte,
cette terre inondée,
branches tombées, entremêlées
corps agonisants dans la litière
épaisse des mousses,
linceul de feuilles pourrissantes…
troués par le temps
debout encore , cependant.
Les oiseaux ont déserté les cieux
pour des pays plus accueillants.
Restent les rudiments de ces arbres,
fantômes, fuseaux d’écailles
témoins immobiles d’antan,
d’où a reflué la sève,
aubier poisseux de sédiments,
petit à petit asphyxiés,
imperceptiblement
transmutés en pierre,
désastre de colonnes éparses,
marbre gris évoquant
celles de temples écroulés,
aux rites enfouis profondément
dans une gangue épaisse
gardienne de leur mémoire pétrifiée .
RC
on renverra aussi vers un article évoquant la découverte, en Essonne, de forêts calcifiées)
Hamid Skif – Mon escale, ma solitude –

Mon escale, ma solitude Tes yeux miroir de la mer Je suis seul sur la rive Vingt mille ans pour parcourir L’âge de ta joie Et les cheveux déjà blancs Pour n’avoir pu oublier Les premières gorgées de ton corps. Lueurs sur la jetée humide Le port renifle les étrangers Mal vêtus Chaque seconde tremble Dans mon cœur Ici les feuilles clapotent contre les quais Ta voix navigue dans les veines solaires Mon escale, ma solitude Mon refus de voir le monde Dans l’opacité des hublots J’habite les sentiers du cosmos Quelque part Dans un port pour terriens refusés Je pourrais déménager tous les jours Et revenir tout le temps aux premiers Souffles qui t’habitent Nulle part qu’ici je t’attends Depuis l’âge de la roche Nulle part qu’ici je t’attends Depuis l’âge de la roche En comptant les jours premiers De ta joie Mon escale, ma solitude.
Quand la nuit se brise
Anthologie
Poésie Algérienne
Points
Aytekin Karaçoban – Pourquoi –

Pourquoi Pourquoi mon désir s’accroit-il, juste au moment de tailler la vigne, d’apprendre au temps de t’écrire, de déployer un chemin de rêves sous ses pieds pour qu’il apprenne aussi à ne pas se contenter seulement de sa science de traverser le réel ? Pourquoi pas, par exemple, juste au moment où je glisse ma voiture entre deux lignes dans le parking ou bien au moment où je saisis le sourire forcé de la vendeuse chez le boulanger ? Pourquoi fondent les notes, se tendent les voix les heures deviennent lierres dont les fibres tressent des cordes quand j’attends une mélodie valable de l’opéra à trois sous de la vie ? Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule, de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire juste au moment où mon pied glisse sur la marche et pourquoi pas quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux les canons à eau déployés en plein hiver pour repousser des migrants qui tentent de traverser la frontière ? Je fais semblant comme si ces heures n’existaient pas comme si tu n’étais pas mon abri, mon refuge, mon sauveur juste au moment où mon pied touche le sol. Ma mémoire devient l’attrape-guêpe. Partout le brouillard.
Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée
Recours au poème (6/11/2022)
.
Hamid Skif – Me voici –

.
.
Me voici étrange et revenu
aux sources du cuivre et des versets
je m’habille de ronces, d’éclairs, d’une froide lumière
jaillie de l’épée
.
Les mots ceints m’assurent la fragile mesure de mes propos
la chamelle blanche s’abreuve à l’ombre oblique
du palmier
me guide sur l’énigme voluptueuse de sa marche
.
Je cherche
la colline d’ocre et d’or
l’œil du faucon
un reste de tison
le lit du vent
les voix de l’homme déserté
.
Aux portes du ciel je frappe
et le bâton se rompt pour ne pas entendre
le bruit qu’il fait
.
À Tipaza c’est l’heure des oliviers
leurs feuilles chantent les psaumes et
drapent les sépultures ouvertes
je marche vêtu de souffles volés aux tombes
de fragments d’étoiles
perdues
de pétales trouvés sur les murailles du temps
je chante des cantilènes suaves de liberté
je suis les traces des chevaliers de sable
le hennissement de leurs montures
l’odeur de leur sang figé
Toute halte est ma demeure
.
Je cherche l’encrier des siècles
la rose noire du sel
un cri de feu
une larme de pierre
laver ta présence de ses plaies.
.
.
Poèmes d’El Asnam et d’autres lieux. ENAL, Alger. 1986.
Quand la nuit se brise
Anthologie
Poésie Algérienne
Points
Georges Castera – Accent circonflexe sur le A –

Salvador Dali – Figura de perfil
.
Je sortais quelquefois de la blessure
ouverte de la mer
telle la dernière minute de ton regard
vers les paroles invisibles
qu’on ne peut toucher du doigt
matière tambourinante des rêves
dont les notes sont de grandes cages
d’oiseaux
où toutes nos mémoires
sont sur la plus haute tige
dans le silence mal ponctué
la première porte qui s’ouvre
c’est ton corps
embué dans sa déclivité interminable.
.
Georges Castera ( Haïti 1936-2020 )
Actes Sud
Renaître et revenir à son point de départ – ( RC )

S’il faut jouer à pile ou face
je n’ai rien décidé de mon destin…
je vais me prendre en main
( impair ou passe )
pour décider de mon voyage,
mais la terre est-elle ronde ou plate ?
Je commence à la parcourir sans hâte
avec très peu de bagages.
S’il faut débuter par son lieu de naissance
chaque foulée m’en éloigne au fur et à mesure
gagnant en envergure
pour retrouver mon innocence ;
je sème au passage quelques pierres
histoire de retrouver mon chemin
en suivant les méridiens :
on se demande à quoi ça sert:
peut-être à retrouver la mémoire
quand on égraine les kilomètres
est-ce ainsi renaître
que revenir à son point de départ ?
rêves anodins , amours chavirés ,impossibles à détacher – ( RC )

Un peu trop de souvenirs agglomérés,
rêves anodins , amours chavirés ,
impossibles à détacher :
de ceux qu’on ne raconte pas,
et qu’il est impossible
de rassembler en tas.
Ce sont des fils de mémoire,
qui tiennent tout ça
ficelé ensemble:
je n’ai pas encore trouvé moyen
de m’en détacher,
même avec les saisons nouvelles :
Encombré de leur présence,
comment ouvrir grand mes ailes ?
Cees Nooteboom – Soir –

en mémoire de Hugo Claus*
La chaise bleue sur la terrasse, café, soir, l'euphorbe tendue vers des dieux absents, nostalgique de la côte, tout n'est qu’alphabet de désirs secrets, ceci est son dernier visage avant le noir, le voile dans sa tête. Il le sait, elles disparaîtront, les formes des mots, dans son calice ne laissant plus que lie, les lignes désormais sans lien qui jadis étaient des pensées, ici ne viendra plus un mot de vrai. Gravats de grammaire, images bougées, sans pont, du vent le bruit encore mais plus le nom, quelqu’un l'a dit et la mort était sur la table, valet lambin en attente dans le couloir, au rire bête, feuilletant son journal aux échos de sens perdu. Tout cela il le sait, l’euphorbe, la chaise bleue, le café sur la terrasse, le jour qui l’enveloppe avec lenteur et puis l’emporte à la nage, animal débonnaire avec sa proie.
* Hugo Claus (5/04/1929-19/03/2008) , écrivain, poète, dramaturge, scénariste et réalisateur belge d’expression néerlandaise était atteint d’une maladie d’Alzheimer.
.
Le visage de l’œil
poèmes traduits du néerlandais par Philippe Noble
Actes sud
T.S Eliott – le mois le plus cruel

April is the cruellest month,
breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.

Avril est le mois le plus cruel,
Les lilas hors de la terre morte, mélangeant
La mémoire et le désir, en remuant
Les racines inertes avec la pluie de printemps.
TS Elliot
Jean-Michel Maulpoix – Chambres –

J’aménage des chambres dans l’encre. J’ouvre les armoires. Je dispose des fleurs dans les vases. Je fais pour la mémoire des lits bien propres. Plus personne n’y viendra dormir. Je reste un instant dans la pièce, puis je ferme la porte. II y a, la nuit , des étoiles et des anges. Au matin, j’ai le cœur défait. Qu’importe que les draps restent tirés et les persiennes closes : ces linges un peu rêches qui sentent la lavande au sortir de l’armoire sont ce qu’il me reste de chair. Les oreillers brodés de fleurs bleues et le gros édredon piqué composent sur le lit la silhouette d’un dormeur imaginaire qu’il serait vain de réveiller.
L’idée de chair
Un dimanche après~midi dans la tête
P.O.L.
La corolle des certitudes – ( RC )

Nous ferons avec les corolles de certitudes,….
(s’effaceront-elles dans l’érosion inéluctable
de l’oubli, il restera dans ma mémoire
un peu de ton histoire ) –
comme si la racine
persistait dans une fragrance diffuse.
Les fleurs , pourtant piégées par le gel
auront perdu leur attrait visuel:
j’oublierai leur couleur
mais pas la saveur
des amours recluses.
le vide se creuse sous nos pieds – ( RC )

Désolé pour les rides
qui s’accumulent avec les années :
l’étendue de la consolation
ne tient pas compte du vide
qui se creuse sous nos pieds .
Nous buvons la lumière
à mesure que nous avançons.
Quand nous l’aurons toute épuisée,
nous ferons le chemin à l’envers
en remontant notre mémoire.
La lumière sera intérieure ;
— de l’incandescence,
il ne filtrera que peu de chose
personne ne pourra savoir –
que nous approchons la renaissance.
Chemins de Rance – (Susanne Derève) –

La joie, envahie par l’herbe du temps comme tronc mangé de lierre, trèfle dans la prairie, à ajuster mon pas dans les pas d’autrefois, joie morcelée, ce chemin mille fois emprunté qui devient dépossession de soi, quête illusoire dans les lieux que portait l’enfance, des sons,des odeurs,des voix. Manque le bruit des voix, des frôlements,des rires,leur soudain éclat comme au fil du diamant. Manque le poids des corps et des étreintes et l’épaisseur des chairs, dense, leur ombre chaude dévoilant le soleil, cernant les peurs,les devenirs. Joies éphémères, tous les chemins de Rance portent mes souvenirs, seul les noie le chatoiement de l’eau dans la lumière,les mille et un fragments de son miroir brisé où la mémoire s’immerge, un instant pacifiée.
Un matin où j’avance mes mains trop près du ciel – ( RC )

Peine perdue
aux volutes des pensées désenchantées.
C’est un matin
où j’avance mes mains
trop près du ciel,
car le silence me répond, :
celui de la nuit pailletée,
que brouillent les voix de la veille :
- de grands morceaux fragmentés
ne composeront jamais un poème :
miettes de croissants de lune,
emportées par la rivière,
un jour où le vent accompagne
les gestes lents du balayeur.
Puis il y a eu ce visage
entr’aperçu derrière les rideaux pourpres
d’une fenêtre
qui recomposa ton image,
elle que je croyais perdue,
piétinée comme des fruits trop mûrs
se mêlant aux souvenirs diffus
d’une aube incertaine ;
tintement léger de la mémoire :
réminiscences en pièces détachées
dans le jour candide
qui se mettait à renaître,
comme si de rien n’était,
alors je t’écris cette lettre,
que tu liras peut-être
toi ,
si loin du ciel,
mais proche de moi, en pensée…
Le ciel se ressoude, la mémoire s’en va … – ( RC )

Allons nous asseoir sur les dunes,
de là, nous verrons en rêve
se lever les rideaux de brume
déchirer des morceaux de ciel;
il y aura peut-être les colombes,
qui survoleront les palais,
pour se réfugier dans les tilleuls,
ou bien ce sera le soir,
à l’heure où le soleil tire sa révérence.
Rappelle-toi de ces oiseaux
courant, sautillant sur la plage,
ignorant les hommes
le vent, les herbes sauvages.
( Nous aurons contourné
ce bunker renversé,
qui lentement s’enfonce
dans le passé ),
comme ce château de sable…
Y aura-t-il des lendemains
à l’histoire enchantée
où tout passé s’efface ?
Le ciel se reforme,
se ressoude, la mémoire s’en va :
la ville ne laissera pas de trace.
Seuls, quelques gravats
seront poussés par le ressac
et la marée .
Petite mère – (Susanne Derève) –

Petite Mère Les étourneaux pépient dans le coeur du feuillage mais tu ne les vois pas Plus légers qu’une plume, que l’aile d’un moineau tes souvenirs s’envolent C’est un dimanche nu que ta mémoire une plaine déserte un arbre silencieux que n’égaie plus nul chant d’oiseau
Tristan Cabral – Plus personne n’arrive à Ellis Island…

Plus personne n’arrive à Ellis Island…
des visages anciens glissaient sur l’East River
Et j’étais plein d’un vieux sang arménien
ou peut-être italien je portais le carquois de l’indien brise-lames
avec pour toute aurore
le vieux regard des émigrants
vêtus de peur et de douleur
plus personne n’arrive à Ellis Island…
Sur l’East River
j’allais dans un canot avec Petite Fleur
couchée en chien de fusil
je portais vers le Nord des ballots de lueurs
les oies du Cap Tourmente
s’en venaient vers le cœur acéré du flécheur
et j’attendais la longue nuit des couteaux
plus personne n’arrive à Ellis Island…
Je suis plein d’un vieux sang arménien
ou bulgare
et j’ai vu à Brooklyn un certain marchand d’ombres
qu’on appelait Bontchek
qui calculait la nuit
tout le temps qui restait
avant la venue du Messie
Je suis le voyageur des mémoires manquées
mais Ellis Island est fermé pour toujours…
.
Tristan Cabral, in Le Passeur de silence (extrait)
sur Tristan Cabral voir aussi :
https://francoiseruban.blogspot.com/2016/12/tristan-cabral-poete.html
https://poesiedanger.blogspot.com/search/label/Tristan%20Cabral

Michel Pierre – un seul mot

À l’intérieur d’un seul mot vous ne respirez plus. La phrase vous laisse l’oxygène indispensable pour en revenir à l’idée, elle-même ombre du paradoxe qui retenait vos poings liés à la page blanche. Sinon des animaux sauvages s’emparent de votre délire. Vous parcourez toutes les savanes, remontez les déluges, appliquez à votre mémoire le vide circonstancié qui aspire faits et gestes anciens, lesquels couturent votre calotte ou, si vous préférez, votre bonnet d’enfance. Suffirait de bégayer dans l’oreille d’un imbécile qui vous prend illico pour un fieffé poète. Alors, ce qui doit être dit, laissez-le raconter par le plus prestigieux d’entre nous, celui dont la panse est couverte de médailles surannées, triste devant la connaissance qui rend obèse, aspire l’inspiration, asphyxie les phénomènes grammaticaux, l’ensemble prêt à rendre les ours comestibles. Bref, souriez sans réfléchir. Toute bulle vous conduit au firmament de l’impossible. Vos voisins sont des bâtisseurs et déjà vous n’apercevez plus la mer qui gronde, ignorez la torpeur des marais, n’entretenez plus le geste qui sauve et que, pourtant, vous avez déniché dans le bréviaire sacré de votre solitude. Et ce livre, écrit à l’intérieur d’un seul mot, ne sera jamais ouvert à la page de la moindre illumination.
Michel Pierre, L’enfer vaut l’endroit = ( publication des éditions des vanneaux )
Boris Pasternak – Peinture fraîche –

.
.
« Peinture fraîche. Ne pas toucher. »
Ame, vous n’avez pas pris garde !
Et voici ma mémoire pleine des taches de ses jambes,
De ses joues, de ses bras, de ses lèvres, de ses yeux.
Plus que toutes mes joies, plus que tous mes malheurs.
Je t’aimais, toi qui fais
La jaune lumière du jour
Plus blanche que la céruse.
Et je te jure, mon amie, ô ma brume !
Il lui arrivera de devenir une fois
Plus blanche que le délire, que l’abat-jour,
Plus blanche qu’un blanc pansement sur un front.
.
Trad. Emmanuel Rais et Jacques Robert.)
Boris Pasternak Poètes d’aujourd’hui
par Yves Berger
Pierre SEGHERS Editeur
écrits confiés au vent – ( RC )

Au long du chemin,
je vais pieds nus, sur la terre et le sable.
Je me nourris de peu,
ne compte pas mes pas,
et il arrive que je me pose
à l’ombre d’un pin .
Je trace avec un bâton
des lettres sur le sol
qui deviennent des mots ,
puis un chant
que personne n’entendra,
ou ne pourra lire.
Ou bien ce sera le vent,
les oiseaux
qui l’emportera,
avant que la pluie ne l’efface :
les mots seuls
ne pourront parler à ma place,
mais il vaut mieux
que je continue mon chemin,
suivi un temps par un chien .
Il voudrait me parler
et m’accompagner,
mais je ne peux le traduire .
A-t-il réussi de son côté,
à me lire ?
Voulait-il me guider
sur ma route à venir ?
Ce que me disaient ses yeux tendres,
je n’ai pu le comprendre…
A chaque terre traversée,
je pourrais apprendre une langue neuve
pour renaître, avec le peu que je sais
dans les mots d’autrui,
partager leur mémoire,
dans un petit écrit…
confié au vent.