Tristesse – ( Susanne Derève)
Zoran Mušič – personnage
Il fait ce soir un temps d’une affreuse tristesse
Les nids sont vides
et le gui a fini d’étrangler les pommiers
Le temps est aussi gris qu’un mur de Dubuffet
ou bien qu’un chien tenu en laisse
Que reste-t-il
de ces années de liesse
de mes jeunes années
De Muzic à Kiefer,
le temps a dévoilé peu à peu ses charniers
de brouillards et de cendres
de carcasses froissées
Je les souligne d’encre noire
aux angles aigus de la mémoire
sans trembler
Il fait ce soir un temps d’une amère tristesse
La nuit est claire.
Pourtant,
comment la voir encore avec un cœur d’enfant
alors qu’elle court avec son œil de chat huant
comme un long corbillard
à corps perdu
vers le néant
Sans noms – ( RC ) – d’après Paul Celan
dessin: Zoran Music
Ils veulent effacer nos noms
comme nos corps,
anonymes et juste identifiables
grâce à un matricule,
en apposant des scellés
dans le non-dit,
sur les lèvres éteintes
de l’histoire, la rendant muette,
aussi innommable que nous .
Or ce n’est pas notre fin,
qui s’écrit, taciturne
mais le commencement
d’une écriture,
même si nos noms
ne nous sont rendus,
qu’avec des caractères
inscrits par milliers
dans des plaques de mémoire.
–
RC – mars 2020
—
d’après le texte de Paul Celan, évoquant la Shoah ( dans Zeigehöft, )
Das Nichts, um unsrer
Namen willen
—-sie sammeln uns ein—-,
siegelt,
das Ende glaubt uns
den Anfang,
vor den uns
umschweigenden
Meistern,
im Ungescheidnen, bezeugt sich
die klamme
Helle.
–
dans son allocution de réception du prix de la ville de Brême, en 1958, Paul Celan déclare :
Accessible, proche et non perdue, au milieu de tant de pertes, il ne restait qu’une chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue. Oui, malgré tout. Mais il lui fallut alors traverser ses propres absences de réponse, traverser l’horreur des voix qui se sont tues, traverser les mille ténèbres du discours porteur de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui était arrivé. Mais elle traversa cet événement et put remonter au jour “enrichie” de tout cela. C’est dans cette langue que, au cours de ces années-là et de celles qui suivirent, j’ai essayé d’écrire des poèmes afin de parler, de m’orienter, afin de savoir où j’étais et où cela m’entraînait, afin de me donner un projet de réalité
Yves Bonnefoy – La voix lointaine (IV)

Et la vie a passé, mais te garda
Vive mon illusion, de ces mains savantes
Qui trient parmi les souvenirs, qui en recousent
Presque invisiblement les déchirures.
Sauf : que faire de ce lambeau d’étoffe rouge ?
On le trouve dans sa mémoire quand on déplace
Les années, les images ; et, brusques, des larmes
Montent, et l’on se tait dans ses mots d’autrefois.
Parler, presque chanter, avoir rêvé
De plus même que la musique, puis se taire
Comme l’enfant qu’envahit le chagrin
Et qui se mord la lèvre, et se détourne.
Les planches courbes
nrf
Poésie /Gallimard
Mokhtar El Amraoui – sans valises
Sans valises
Quand les ailes se déploient,
Je me tais
Et écoute mon maître le pigeon.
Sans valises,
Sans mémoire,
Il décide de la portée de son clavier
Et ouvre, seul,
Les veines de la ville
Et ses cieux.
Mahmoud Darwich -Toi l’eau sois une corde à ma guitare

Arman – Guitare abacale
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conqué-
rants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés. Difficile de
me souvenir de mon visage
Dans les miroirs. Sois ma mémoire et je verrai ce
que j’ai perdu
Qui suis-je après cet exode ? J’ai un rocher
A mon nom sur des plateaux. Ils ont vue sur ce qui
s’est écoulé
Et achevé. Sept siècles marchent à mes côtés der-
rière les remparts de la ville
En vain s’arrondit le temps pour que je sauve mon
passé d’un instant
Qui à présent donne naissance à l’histoire de mon
exil en moi et dans les autres
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conqué-
rants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés vers le Sud,
peuples qui restaurent leurs jours
Dans les amas du changement. Je sais qui j’étais
hier. Qui serais-je
Dans un lendemain sous les bannières atlantiques de
Colomb ? Sois une corde
Toi l’eau et, sois une corde à ma guitare. Point
d’Egypte en Egypte, point
De Fès à Fès, et Damas s’éloigne. Et pas de faucon
dans
L’étendard des miens. Pas de fleuve à l’est des pal-
miers assiégés
Par les chevaux agiles des Moghols. Dans quelle
Andalousie disparaîtrai-je ? Là
Ou là-bas ? Je saurai que j’ai décédé et qu’ici j’ai laissé
Le meilleur de moi. Mon passé. Je n’ai plus que ma
guitare
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les con-
quérants sont partis
Et sont venus les conquérants
Anthologie (1992-2005)
Edition bilingue
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
BABEL
Transporter une partie du monde – ( RC )
Un filet d’encre te relie à ta terre
même au fin fond des mers.
Ce dessin inscrit à même la peau,
tu ne vas pas le cacher :
Tu transportes une partie du monde:
un tatouage de Bretagne, un angelot
en haut du bras
( landes et rochers
te suivent partout où tu vas ):
c’est aussi bien qu’une mappemonde .
Pour ceux qui ne connaissent pas la géographie
tu vas leur indiquer aussi.
chaque partie du corps
qui représente une région
chère à ton coeur,
– on voit que tu as parcouru la France
et que tes errances
t’ont conduit à maints endroits
que tu peux montrer du doigt -.
C’est sans doute mieux que le prénom
du chanteur passé de mode
dont il faut qu’on s’accommode
comme un blason
ou celui de la petite amie
depuis longtemps tombé dans l’oubli,
ou encore le dessin du lion rugissant
qui t’accompagne par tous les temps.
Ta peau a connu les tempêtes
malgré les ans, les tatouages survivent:
ils ont la mémoire abusive
tout à fait tenace
que tu arbores
avec fierté et audace
sur tout ton corps
à l’exception de la tête.
Si on t’examine
de la tête aux pieds
tu pourras sortir le certificat d’origine
quand on voudra te contrôler…
Produit garanti certifié
par lieu de naissance
mis en évidence….
…peut être rapatrié
( même sans carte d’identité )
RC – mars 2020
Paul Celan – Fugue de mort

Anselm Kiefer- Margarete 1981

Anselm Kiefer- Sulamith 1983
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas
serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes
cheveux d’or
écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent
il siffle ses grands chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une
tombe
il nous commande allons jouez pour qu’on danse
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il
écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes
cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel
une tombe où l’on n’est pas serré
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres
et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont
bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore
pour qu’on danse
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître
d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera
vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est
pas serré
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux
d’or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une
tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître
d’Allemagne
tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith
TODESFUGE
Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der
schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes
Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne
er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läβt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der
schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes
Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den
Lüften da liegt man nicht eng
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet
und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind
blau
stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum
Tanz auf
Schtwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags und morgens wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schlangen
Er ruft spielt süβer den Tod derTod ist ein Meister aus Deutsch-
land
er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in
die Luft
dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutsch-
land
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der
Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Mei-
ster aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith
Choix de poèmes
réunis par l’auteur
Poésie/Gallimard
Fragments ( autour d’Anselm Kiefer) – Susanne Derève

Die Bösen Mütter -Anselm Kiefer
Chaises vides chaises blanches qui portez les bûchers
qui portez des silences d’éternité

Das goldene vlies – 1997
Robes jetées comme des voiles aux ailes froides de l’absence
dites-nous, dites-nous l’errance dites-nous le poids du passé
Lots Frau – Anselm Kiefer, 1989
Et si les rails s’amenuisent
pour se fondre dans le néant
c’est que les Dieux ont déserté
jusqu’aux retables des églises
dans les méandres du couchant
aux confins de ces plaines grises
de ces villages abandonnés
ont-ils rejoint l’enfer bu cette neige
atone qui collait à leurs pieds
Sous les miens ne résonne que le fracas
des pierres
pas même un cœur qui bat
une peau qui frissonne
lorsque les blés s’envolent au vent d’hiver
avec l’innocence des hommes
Liens :
Anselm Kiefer au Centre Pompidou 2015-2016
Anselm Kiefer: Remembering the Future
Armel Guerne – Sainte solitude (extrait)

peinture: Cathy Hegman
Virginal horizon tendu
A l’angle des mémoires,
Désert de pureté
Néant noir inconnu :
Je suis l’ombre dit l’ombre
Et mon ombre n’est pas .
Je suis l’errant qui ne sait pas
Dit le vent où il va ,
Portant dans l’urne des printemps
Ou sur la croix des hivers
Un chant plus solitaire
Que le gémissement d’un mort .
Je suis qui parle dit la voix
Plus lourde d’évidences , dévalant les parois
De l’invisible ,
Plus lourde d’éminence que la réalité .
Océan, océan , vieux rebelle
Toi qui brasses et la rumeur
Millénaire et l’instant
Tout en précipitant les matins nus
Au labyrinthe de tes profondeurs ;
Vieil océan vengeur ,
Marin peuplé d’éternités
Et de folles géographies ,
Toujours depuis toujours
Halant sous le soleil et dans la nuit
Ton voyage sans bords :
Je suis la mer, dis-tu ;
Et toutes choses à jamais
Sont enchantées
Dans ton silence triomphal .
Mais autour des sommets, la meute des abîmes …
Car voici que le nombre a dit le nombre
Au nombre , et le matin brutal détruit
Les châteaux de la nuit .
Je suis celui qui fut
Voyageur , voyageur
Venu sous le soleil et les mains de la pluie
Celui qui est et qui n’est plus ,
Car voici que le don de vie
A passé par les fleurs ;
Je suis le cœur, je suis le nom ,
Je suis l’itinérant qui longe l’horizon
Et voici que le ciel se ferme comme un poing .
Consolez-vous de lui, maisons abandonnées !
Ces deuils extasiés n’avaient point de racines ,
Et du lent paysage ils n’avaient point l’accueil .
Consolez-vous de moi, rochers subtils
Penchés au creux torride de l’été
Sur les sources taries .
Dans l’immobile extase du silence
Une respiration – mais où ?
Bat comme un pouls .
Le poids vivant de la parole
SOLAIRE n° 45
Je me souviens du vent dans mes feuilles – ( RC )
Je reprends quelques paroles,
d’une chanson engloutie
par des années d’oubli,
mais moi je me souviens
du vent dans mes feuilles,
car l’arbre que je suis
a davantage de mémoire
que celle des hommes,
car celles arrachées par l’automne .
même si elles se sont ocrées,
recroquevillées, desséchées
puis tombées en poussière
me rappellent les hiers.
Mais il n’y a pas de deuil
puisque malgré l’hiver
le gel sévère
est encore teinté d’éphémère;
les feuilles, je les renouvelle,
de manière providentielle
car tu sais que mon bois
toujours verdoie
aux futurs printemps
et reste vigilant
pour ne pas laisser périr
les souvenirs.
- RC – août 2019
Si les mots du matin – (Susanne Derève)

Zao Wou-Ki – Hommage à Claude Monet
Le vent pousse la barque
et mon rêve prend l’eau
réveil menteur
solitude d’un matin vengeur
Si les mots du matin coulaient
de source comme un lied
en notes translucides
une eau limpide une eau claire
ou ces parfums que vient charrier
le vent du Nord mêlés à ceux
des fleurs premières
quand j’ouvre la fenêtre
sur les bruits étouffés du dehors
odeurs de carène et de vase
de lilas et de miel
Lumière au sortir du sommeil
nous tenions-nous au bord du temps
– le monde je le sais appartient
aux amants avec son poids de rêves –
une enclave imprimant la mémoire
sans trêve
en lieu et place du passé
la trame des jours si dense
qu’on en oublie à naviguer à vue
de bonheur en souffrance
l’irrémédiable issue
Nuno Judice – Ligne 1 (chaque poème a une ombre)

Félix Vallotton – Le ballon
Chaque poème a une ombre. Je tends les mains et je peux la toucher
comme l’on touche l’ombre d’un arbre qui s’enfuit de nous quand nous
cherchons à nous y abriter . Ainsi, le poème est un jeu de lumière :
et son ombre recule et avance en accord avec l’heure du jour.
Pourtant, à la fin du poème, l’ombre semble disparaître.
Le poème reste à la verticale ; et midi en sort , avec sa lumière entière ,
comme si le poème était une réalité transparente et que l’on pouvait voir
à travers lui la circonférence du monde .
Avec l’après-midi, les mots changent de couleur. Les phrases pâlissent
lorsque le soleil les laisse . La voix se couvre avec la nuit ; et le silence
s’en empare comme s’il volait le sens à ce que nous voulons dire .
C’est pour cela que le matin, il convient de laisser entrer la lumière entre
les pages. Le noir de l’impression pourra briller à l’excès ; et le blanc du
papier refléter le ciel . Ce qui est écrit , imprégné de ce feu , se fixera dans
notre mémoire .
Ainsi, il restera .
Cada poema tem uma sombra. Estendo as màos e posso tocâ-la, como se
toca a sombra de uma ârvore que foge de nos quando procuramos o seu
abri go.
Assim, o poema é umjogo de luz : e a sua sombra recua e avança de acordo
com a hora do dia.
No Jim do poema, porém, a sombra como que desaparece. O poema fica a prumo ;
e o meio-dia salta de dentro dele, com a sua luz inteira, como se o poema fosse
uma realidade transparente e se pudesse olhar, através dele, a circunferência
do mundo.
Com a tarde, as palavras mudam de cor. As frases empalidecem, quando o sol as
deixa. A voz vela-se com a noite ; e o silêncio apo-dera-se delà, como se roubasse o
sentido ao que queremos dizer.
Por isso, de manhâ, convém deixar entrar a luz para dentro das paginas. O negro
da impressâo poderà brilhar em excesso ; e o branco do papel reflectir o céu. O que
esta escrito, embebido desse fogo, fixar-se-a na no s sa memôria.
Assim, permanecerâ.
Lignes d’eau Linhas de àgua
Fata Morgana
Julio Ramon Ribeyro – quelque chose d’impérissable dans la mémoire
Je ne crois pas que pour écrire, il soit nécessaire d’aller courir l’aventure.
La vie, notre vie, est la seule, la plus grande aventure.
La tapisserie d’un mur vue dans notre enfance, un arbre à la tombée du jour,
le vol d’un oiseau , un visage qui nous a surpris dans le tramway,
peuvent être plus important pour nous que les grands événements du monde.
Peut-être que lorsque nous aurons oublié une révolution, une épidémie
ou nos pires avatars, il restera en nous le souvenir du mur, de l’arbre, de l’oiseau, du visage.
Et s’ils y restent, c’est parce que quelque chose les rendait mémorables,
qu’il y avait en eux quelque chose d’impérissable et que l’art ne s’alimente
que de ce qui continue à vibrer dans notre mémoire.
Ludovic Degroote – la digue
peinture : La chapelle sur la digue à Collioure – Henri Jean Guillaume Martin
Pas de bout, pas aux choses, pas à soi,
peut-être pour ça qu’on va sur la digue,
on regarde la mer, les falaises, les villas,
à la fin on revient, on attend de recommencer,
au milieu de la vie qui passe.
La digue ça ne mène nulle part, ça n’engage à rien,
on regarde la mer, et puis on s’en va ;
les yeux naturellement sont portés là plus qu’aux villas ;
où il n’y a rien l’œil ne tombe pas, ça nous laisse d’abord à nous-même.
Les choses souvent on croit qu’elles sont là pour nous,
qu’on a d’elles une mémoire, un regard
– on est séparé de tout, les choses tiennent sans nous,
c’est pour ça qu’elles n’ont pas de bout.
–
On passe, on marche, on avance,
moments posés les uns près des autres,
on ne s’en rend pas forcément compte,
les pensées naissent et meurent,
elles glissent sans qu’on soit toujours là,
ou bien c’est nous qui glissons, à côté,
ou bien non, ça se fait comme ça, en dérive.
–
Sous le ciel, neutre, froid, calme,
durant dans le silence,
comme s’il ne restait plus qu’une enveloppe.
On sait que c’est là, évoluant entre la gorge et l’estomac,
ça bouche ce qui à l’intérieur demande à respirer.
Ça n’empêche pas de vivre, ça donne juste un goût aux choses,
on finit même par croire qu’on s’y fait.
Pas de sens pour faire la digue,
on commence n’importe où, pas de fin,
on en fait des bouts, des pans,
tout y paraît sans histoire, sans mémoire,
disloqué comme les choses sont en nous,
avec de grands pans de vide séparés comme des digues.
Les paysages sont intérieurs.
On ne connaît pas la souffrance des autres,
on se contente de soi.
Ce qui rend lourdes les choses s’est perdu au fond
et ne pèse plus.
Demeure le poids de notre présence face au monde,
ce qu’on pèse soi-même sur ses propres épaules.
Peu d’étale des choses, de transparence entre elles,
rien qui tienne hors de notre regard,
la digue on la fait hors de tout, ça n’est qu’au-dedans
que les choses apparaissent, par pans, par bouts,
et c’est de là qu’on les croit isolées,
alors que les espaces ne sont disloqués qu’en nous.
–
C’est la mer à gauche quand on va à la Pointe aux oies,
à droite ce sont les cabines, les villas, les immeubles récents,
et puis aussi le Grand Hôtel,
les choses, ça arrive, on ne les voit plus,
on croit les savoir par cœur,
on n’écoute plus rien.
–
–
[La Digue, Draguignan, éd. Unes, 1995, p. 7-10]
Ciseler l’image du souvenir – (Susanne Derève)
Imogen Cunningham – Hands and Aloe Plicatilis
Blanche colombe entre les mains
de l’oiseleur
vent tiède à la cime des trembles
les doigts du matin sur ma peau
Soleil sang noir jeté sur l’eau
N’effacera pas le souvenir des doigts
de la nuit
n’effacera rien des souvenirs
ne fera rien
que marteler le bruit du sang à mes tempes
encore et encore
jusqu’à me fondre dans le souvenir
Regarde-moi ciseler l’image
de mon souvenir
avec le poinçon du graveur
– est-ce pour toi la même
oiseleur qui soupire –
–
Jean-Paul Toulet – Le Tremble est blanc L’heure qu’il est (fragment)
Le temps irrévocable a fui.
L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.
A travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici.
Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.
Par un après-midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! verrai-je encore se farder ton visage
D’ombre et de soleil !
Paul-Jean TOULET « Chansons » in « Les Contrerimes » (Éd. Emile-Paul frères)
Herberto Helder – De Mundo 02
peinture: Evert Lundquist – nat morte 1950
Une cuillère débordante d’huile d’olive
une main tremble à passer
le fil qui partage le monde :
cuillères de feu :
leur reflet calcine paupières et pupilles
– cuillères rasant les braises en équilibre
sous les abîmes d’atomes
des jours.
Parce qu’il doit mourir
dans le sommeil tombe l’eau froide, et elle bout,
dans le sommeil l’eau devient calcaire et froide
ah cette brusque montée de fièvre,
les images insensées.
Le pelage noir des mères suinte sur ce visage d’enfant
qui se détourne.
Seul lui peut ainsi se détourner si longtemps
en dormant,
enfant qui s’étire
Cherchez-moi un nom pour la mémoire
une harmonie sonore
que l’on puisse écrire sans se dévoiler
un nom pour mourir.
Parce que l’enfant traverse tout
et va se heurter au centre même
de lui-même.
…et puis plus aucun n’ose parler, et
chaque chose devient acte
au-dessus de chaque chose, et tout ce
qui est visible bouscule un territoire invisible.
Rendu à la vie – et par cette parole minimale
apparaît alors un presque rien
qui arraché de la feuille et à
l’écriture maladroite semble
la surface imposante de Dieu, c’est ainsi
que tu es rendu à la vie, toi
qui juste un moment avant étais mort.
Sonia Branglido – Une étrange lumière jaune
Une étrange lumière jaune
Surgie de la page froissée
D’un très vieux livre
Dessine sur le mur aux oiseaux
L’ombre d’un chant mystérieux
Rêve éveillé sous un bel arbre
L’écorce d’un jeu de mots dits
Le silence se fait mélodie
Pour donner des couleurs aux voyelles
Écrire la musique des larmes de l’automne
Entre mémoire et des espoirs
La poésie au cœur des arts
Petits chagrins et grands mépris – (Susanne Derève)
Michel Cure – Sidonie
Je bricole, je répare
les petits tourments de la vie
et parfois les grands
Faut voir
Peut-être suis-je la mémoire
de ceux que tout a trahi
qui se détournent du miroir
où traine un vieux reste de gloire
dont ils ont dû payer le prix
Je remmaille, je rapièce
Non, je suis pas payée aux pièces
et j’accueille au creux de mes bras
la grande peur de cette abbesse
faneuse qui soumet les rois
Devrais-je dire le chagrin de ceux
qui n’ont que le mépris en gage
et qui s’en vont un beau matin
offrir leur colère en partage
en rêvant à d’autres destins
Je bricole, je répare
les petits tourments de la vie
petits déboires et grands mépris
et dans la tombe chaque soir
je les enfouis
Connais-tu la fin de l’histoire ? – ( RC )
photos perso montage – musée archéologique de Lisbonne
Connais-tu la fin de l’histoire,
puisqu’il en manque de grands morceaux ?
On peut toujours combler les manques,
en déduire des trajectoires,
en tout ce qui s’est perdu
dans la grande fosse de l’oubli .
Pour ceux qui vivent ici,
c’est au présent,
qu’ils cultivent leur jardin.
Leur origine s’est diluée
dans les générations.
Les racines de l’arbre vont si loin,
et se ramifient tellement,
que les suivre se fait en pure perte.
Ce qu’il en émerge est la partie visible
de l’iceberg des siècles.
Pour en revenir à celui qui cultive son arpent,
le voila qui remonte au jour
des fragments de marbre.
Un voisin en a trouvé d’autres.
Ce sont des mains finement sculptées,
qui tiennent entre leurs doigts
de drôles d’objets,
mais il manque le corps
auxquel elles correspondent.
Sauras-tu me dire ce que signifient
ces lambeaux d’une mémoire
à jamais enfouie
sous une épaisseur de terre ?
Nous en avions oublié, même l’existence
dans le désastre de l’abandon des aubes .
Celles-ci ne nous ont pas vu naître.
Peut-être que le vieux faune endormi s’en souvient .
S’il n’était pas de marbre, > il nous répondrait peut-être…
–
RC – juin 2018
Paul-Jean Toulet (Le tremble est blanc)
Pierre Bonnard Jeune fille jouant avec un chien
Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.
A travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.
Par un après-midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! verrai-je encor se farder ton visage
D’ombre et de soleil ?
Les Contrerimes Poésie / Gallimard
Herberto Helder – Do Mundo 01
Do Mundo (extraits)
Si tu te penches par les jours intelligents
regarde comment se forme la soie en eux, comme
le vêtement se forme sur le corps.
La soie et la chair fondues dans l’outre de sang.
Le nom : pulsation de la mémoire.
Et tu danses à quelques encablures des flammes
la zone ouverte, mais fermée,
spasmodique ; l’air retourné
autour des pierres en feu.
Le regard est pensée
Tout se fond en tout, et je suis l’image de ce tout
La roue du jour de dos montre ses blessures
la lumière trébuche
la beauté est menace –
– Je ne peux plus écrire plus haut
les formes se transmettent, intérieures.
—
Foroukh Farrokhzâd – il n’y a que la voix qui reste
peinture: Arpad Szenes
Pourquoi m’arrêterais-je, pourquoi?
Les oiseaux sont partis en quête d’une direction bleue
L’horizon est vertical
L’horizon est vertical, le mouvement une fontaine
Et dans les limites de la vision
Les planètes tournoient lumineuses
Dans les hauteurs la terre accède à la répétition
Et des puits d’air
Se transforment en tunnels de liaison.
Le jour est une étendue,
Qui ne peut être contenue
Dans l’imagination du vers qui ronge un journal
Pourquoi m’arrêterais-je?
Le mystère traverse les vaisseaux de la vie
L’atmosphère matricielle de la lune,
Sa qualité, tuera les cellules pourries
Et dans l’espace alchimique après le lever du soleil
Seule la voix
Sera absorbée par les particules du temps
Pourquoi m’arrêterais-je?
Que peut être le marécage, sinon le lieu de pondaison des insectes de pourriture
Les pensées de la morgue sont écrites par les cadavres gonflés
L’homme faux dans la noirceur
A dissimulé sa virilité défaillante
Et les cafards…ah Quand les cafards parlent!
Pourquoi m’arrêterais-je?
Tout le labeur des lettres de plomb est inutile,
Tout le labeur des lettres de plomb,
Ne sauvera pas une pensée mesquine
Je suis de la lignée des arbres
Respirer l’air stagnant m’ennuie
Un oiseau mort m’a conseillé de garder en mémoire le vol
La finalité de toutes les forces est de s’unir, de s’unir,
À l’origine du soleil
Et de se déverser dans l’esprit de la lumière
Il est naturel que les moulins à vent pourrissent
Pourquoi m’arrêterais-je?
Je tiens l’épi vert du blé sous mon sein
La voix, la voix, seulement la voix
La voix du désir de l’eau de couler
La voix de l’écoulement de la lumière sur la féminité de la terre
La voix de la formation d’un embryon de sens
Et l’expression de la mémoire commune de l’amour
La voix, la voix, la voix, il n’y a que la voix qui reste
Au pays des lilliputiens,
Les repères de la mesure d’un voyage ne quittent pas l’orbite du zéro
Pourquoi m’arrêterais-je?
J’obéis aux quatre éléments
Rédiger les lois de mon cœur,
N’est pas l’affaire du gouvernement des aveugles local
Qu’ai-je à faire avec le long hurlement de sauvagerie?
De l’organe sexuel animal
Qu’ai-je à faire avec le frémissement des vers dans le vide de la viande?
C’est la lignée du sang des fleurs qui m’a engagée à vivre
La race du sang des fleurs savez-vous?
Traduction de Mohammad Torabi & Yves Ros.
Presque un regret d’hiver – ( RC )

Il y a ce retour,
presque un regret de l’hiver.
Le ciel a la couleur pâle
de la mémoire effacée.
Te souviens-tu du chant des oiseaux,
qui hier encore , habitaient le chêne ?
Il reste, ce matin,
le friselis de givre,
et tu gardes en toi ,
le chant qui gonflait ta poitrine.
Je vois virevolter
de fines particules blanches .
A peine ont-elles touché le sol,
qu’elles s’effacent d’elles-même :
il n’y aura pas aujourd’hui
de couverture blanche ,
ni retour d’hibernation :
ce n’est qu’un passage ;
La tiédeur du sol
est prête à donner de l’élan
à la symphonie végétale :
déjà les premières fleurs
sèment leurs points de couleur
– premiers signes perçant la grisaille .
Miquel Marti I Pol – Un jour, je serai mort …
.
–
Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans la paix des routes,
dans les champs verts,
parmi les oiseaux et au milieu de l’air
tranquillement en ami
et de passage parmi ces hommes
Je ne sais pas et je t’aime.
Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans les yeux des femmes
qui viennent et qui m’embrassent,
dans la musique ancienne
toute mise au point,
ou même dans un objet,
le plus intime et le plus clair
ou peut-être dans mes vers.
Dites-moi quel prodige
rend le soir si doux
et si intense à la fois,
et à quel champ ou à quel nuage
dois-je attribuer ma joie;
parce que je sais supporter
tout de mon entourage,
et que je sais que quelqu’un, plus tard,
saura préserver ma mémoire.
Les paroles au vent
Miquel Marti I Pol
Jean-Michel Sananès – As-tu reçu ma carte ?
photo-gravure: A Marquet
Vois-tu mes pieds ont de la mémoire
ils m’ont porté, tiré, trainé rue des Petits Champs.
Désespérés, ils ont retrouvé notre troquetet une odeur de nous agrippée à la pluie
mais tu n’étais pas là mon amour.
La Seine gisait nue sous une robe d’ardoise
où cafardaient les bonheurs perdus
partout la grisaille
empierrait les anges et les moineaux
jusqu’aux confins du jour.
Le monde sans toi semble si petit
que chacun de mes pas me rapproche de l’absence
Quand les mots sont infirmes
les non-dits restent muets.
As-tu reçu ma carte ?
As-tu pensé à regarder
les trois lignes d’encre blanche
que j’ai glissées dans l’enveloppe
Juste sous le dernier silence ?
N’y as-tu pas trouvé un je t’aime qui traînait par là ?
Qu’en as-tu fait ?
L’as-tu jeté, oublié, égaré, ignoré, perdu, reconnu ?
L’as-tu agité, secoué, pour voir qui dormait dessous ?
M’auras-tu aperçu ?
Oublié, reconnu, ignoré, perdu,
écrasé, noyé sous le silence ?
M’auras-tu laissé repartir dos courbé,
Cœur serré dans ces heures
Où le vent se voûte dans le naufrage des mauvais rêves ?
Vois-tu mes pieds m’ont trainé rue des Petits Champs
mais tu n’étais pas là mon amour.
Jean Grosjean – Elégie
Quelle épée me partage l’âme, m’ouvre au milieu du cœur ce gouffre d’être séparé de toi
et que tu meures de deuil et que je meure ?
Les roses ont la chair qui se décompose et l’eau pourrit dans les mares mais je crois
que je connais la haine.
Les uhlans, les famines et les trépas foulent ce chemin où tu pleuras doucement notre
jour dont déjà penchait la tête sur les collines à sépulcres.
N’étais-tu pas ma longue lumière d’été au soir de qui, accablé par l’amour, je
sombrais dans un rêve obsédé d’astres ?
Quand le frémissement de ton approche me réveillait avant le chant du coq, n’aurai-je
donc descellé mes paupières que pour me rendormir sur ma naissance ?
La destruction nous profane et son prince nous marche sur les yeux mais c’est en vain
que ses démons me raclent la mémoire sous le crâne où ton nom ne cesse guère.
De quel puits sont sortis sur le monde tant de dieux souterrains avec leur face de
houille et leurs tenailles sans empêcher tes os phosphorescents de traverser ma nuit ?
Certes je me tais mais les phrases en débris murmurent encore à la cime des
trembles ton âme qu’elles cachaient.
Jean Grosjean, Élégies [1967]