Yannis Ritsos – Jusqu’à ce que
image, montage perso 2017
La tante Maritsa, la tante Katina avec leurs petits chapeaux,
avec leurs broches en or, avec leurs meubles entassés l’un sur l’autre,
avec les coffrets peints, les paires de draps brodés,
avec les mille cuivres de cuisine. A quoi bon
avoir amassé tout cela – disaient-elles –
nous n’avons même plus où nous asseoir. Et pourtant
elles continuaient à amasser bouts de ficelle, sacs en papier,
pinces à linge. Les cafards et les mites,
cricricri, à l’ouvrage. Jusqu’à une nuit
où leur maison a pris feu.
Les deux vieilles filles maigres
ont couru, déchaussées, à moitié nues dans la rue
avec leurs longues chemises de nuit blanches,
et elles sont restées ainsi abasourdies, tremblantes à regarder le feu,
gardant chacune à la main seulement un petit chapeau noir.
Athènes, 17. /. 88.
Paul Valery – Bouche
dessin Lalaluce (deviantArt)
Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche
tout éclairé de papilles et de houpettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles
comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante.
Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses.
Régions gustatives discontinues. Machines composées.
Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique.
Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière,
sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements,
explosions, déformations vibrantes…
PAUL VALERY « Mélange » (N.R.F.)
Paul Farelier – La chambre est un lac de mémoire
photographe non identifié
la chambre est un lac de mémoire
là où était le lit on n’ose pas marcher
c’était l’an dernier
les meubles
on revoit mal les meubles
vendus
ressuscites ailleurs dans .l’amnésie
de chaleurs nouvelles
mais la tenture
sale
inégalement indiscrète
le vieux destin y accroche
ses mains
là
près de l’interrupteur
où le couloir amorce
la contamination de l’ombre
et il y a tant de vent dehors
que l’allée déchire les basques du jardin
et tant de cris d’enfants dans l’escalier
qu’il va se dévisser
Paul FARELIER
« Syllepses n° 6 »
in « Poésie 1 » n» 75
(Éd. Saint-Germain-des-Prés)
Politique d’un confinement – ( RC )
–
Ces murs me retiennent dans mes élans et se colorent
des années passées à leur côté .
Ils sont une clôture, à bonne distance ,
et me protègent des agissements changeants de la lumière.
…. celle qui a fini par défraîchir les parois,
A souligner l’emplacement des tableaux, en clair, ou celui des calendriers,
que l’on a fini par changer .
Les meubles taiseux se sont contentés de recoins ;
ceux qui sont de petite taille, recouverts de choses déposées ça et là,
la plupart attendent leur tour.
Il faut la grande patience.
Des lézardes ont fini par se montrer .
Elles se jouent de mon agitation, et ne craignent plus
les changements radicaux.
Ces murs m’ont tant regardé, soupesé ,
qu’ils sont comme des bras
Un jour, il se peut qu’ils se resserrent sur moi, se rétrécissent,
à la manière d’habits profitant des lavages.
Le plafond se rapprochera doucement du sol,
et il ne restera aucun espace, aucune preuve de mon existence .
Un confinement hermétique .
Seul ce texte s’en échappe.
–
RC – janv 2015