Jorge Carrera Andrade – poussière , cadavre du temps
(Polvo, cadàver del tiempo)

Tu es esprit de la terre : poussière impalpable.
Omniprésente, impondérable, tu chevauches le vent,
tu franchis des milles marins, de terrestres distances
avec ta charge de visages effacés et de larves.
Oh des appartements visiteuse subtile !
Les armoires closes te connaissent.
Dépouille innombrable ou cadavre du temps
ta ruine s’écroule comme un chien.
Avare universelle, en des trous et des caves
sans répit tu entasses ton or léger et vain,
folle collectionneuse de vestiges et de formes,
tu prends des feuilles l’empreinte digitale.
Sur les meubles, les coins, les portes condamnées,
les pianos, les chapeaux vides et la vaisselle,
ton ombre ou vague mortelle
étend son morne drapeau de victoire.
Tu campes en maître sur la terre
avec les pâles légions de ton empire dispersé.
Oh rongeur, tes dents infimes dévorent la couleur,
la présence des choses.
La lumière elle-même se vêt de silence
en ton fourreau gris, tailleuse des miroirs,
Ultime héritière des choses défuntes,
tu gardes tout en ton tombeau errant.
extrait de l’anthologie J C Andrade coll Seghers poètes d’aujourd’hui
Luis Cardoza Y Aragon – Cité natale
CITE NATALE ( Guatemala-la-Vieille )

Le grincement d’un grillon ouvre une porte
sur un ciel de conte de fées.
Tu surgis, les chemins creusent ton lit, navigable Solitude.
Le temps n’existe pas; être… Tout est déjà !
Jours d’un autre monde. Ciel sans rêve : paupières
Nuits comme d’obscurs bâillements, immobiles…
au centre de toutes les heures, indélébiles, infinies, et mûres.
Toi, malhabile, sur un trapèze
accroché à un jour et à une nuit
très hauts, profonds et sans maître,
te balançant largement, lentement,
ruminant tes monologues de fumée.
Car tu n’es que l’écho
de ton ombre sans corps,
écho de lumière, ombre de voix, très loin.
Quand atteindras-tu la surface
de la terre, du ciel ou de la mer,
depuis cette route où tu vas, nocturne,
vers le soleil de limbes innocents
qui t’attend, mais oublié déjà,
debout, endormi comme un phare,
en quelle péninsule d’ombre ?
Distance parallèle au regard :
rafales d’infini, ailes coupées,
coups de vent dans les rues.
Haut zénith parvenant de l’autre côté
en criant : « Oui » dans les paratonnerres.
Nadir, tourbillon de routes nocturnes,
porte voix de tombe hurlant : « Non ».
Toi, au milieu, comme une marguerite
de « jamais plus », perdue en tes oracles.
Tu clignotes parfois : jours, nuits…
Tu t’oublies… Soudain, cinq,
vingt jours ensemble, comme un éboulement ;
trois, quatre nuits télescopées
avec une étrange violence obscure.
Un songe de méduses et de cristaux
de part en part traversent les miroirs :
on sait de quoi sont faits
les chants des oiseaux,
ceux de l’eau, occultes et diaphanes.
On entend grandir les ongles de tes morts,
jaillir tes sources qui portent
en dansant un temps d’or sans arête
et sans valeur ;
tes jours évanouis sur des coussins
de douceur et d’ennui,
et mes cris qui brésillaient
avec une lente et croissante résonance
d’arcades et de coupoles.
Ne bouge pas, le vent pleurerait.
Ne respire pas, ton équilibre
d’arentelle se briserait
Ainsi, telle qu’en mon souvenir,
qui te reconnaîtrait ?
Ange des orties et des lys,
ne bouge pas, car je t’aime ainsi :
lunaire, mentale, intacte,
égale à toi-même en ma mémoire,
plus que toi-même.
Demeure dure, exacte et taciturne,
avec mon enfance de platine et de brouillard,
sur ta clairière de terre éboulée…
LUIS CARDOZA Y ARAGON. (Fragments) Version de F. Verhesen.
L C Y A: né au Guatemala en 1902.
El Sonâmbulo – Pequena Sinfoma del Nuevo Mundo – Poesia (1948).
Salah Stétié – Se fit une neige
Puis se fit une neige.
La lampe qui l’habille est une étrange pierre.
Et qui lui est tombe définitive.
Le feu comme l’épée flambera dans les arbres.
Cette épée, nous la portons entre nos cils.
Elle tranche dans le vif.
La lumière enfantera par la bouche : cela, personne ne l’avait dit.
… Et seulement les retombées de la neige,
habillée de miroirs et de volutes.
Désir de ce très pur moment quand la main grandira
comme un enfant aveugle
pour cueillir à même le ciel un fruit miré,
et qui n’est rien.
C’est alors que la lumière retournera au sol pour s’endormir,
immense, dans ses linges.
Pour apaiser sa fièvre, et pour,
dans la cascade torsadée, éteindre,
avec la rosée, sa crinière.
Réfractaire aux laboratoires – ( RC )
J’ai dû crever l’atmosphère :
des spirales m’entourent,
cristallisant l’univers :
il y a des miroirs tout autour,
qui bavardent tous ensemble
dans un grand palais des glaces
dont le centre flambe :
on dirait qu’on parle à ma place .
Ici, jamais le feu de s’éteint
et au milieu, je m’égare
ces discours ne sont pas les miens :
les reflets captent les regards,
> la lumière se plie , se déforme :
trop de gens se confient aux machines,
et portent l’uniforme
( beaucoup plus que l’on imagine )
c’est sans doute plus confortable
d’écouter leurs histoires ,
mais je ne suis pas programmable :
réfractaire aux laboratoires
comme aux puits de science
nourris de méga-octets :
> je contemple le silence
et me mets en retrait…
–
RC – fev 2018
Ce qu’elle regarde – ( RC )
Statue masculine Bembe, Rep Du Congo
–
Ce que la statue regarde ,
– on ne le sait pas –
( Peut-être est-elle vigilance,
par sa seule présence ).
La vue importe peu.
– D’ailleurs on a masqué ses yeux
par des surfaces en amande -.
Ce sont peut-être des miroirs
où rebondissent les rayons de lumière.
Les bénéfiques et ceux qui nuisent.
Ici rien ne pénètre de l’extérieur.
Qu’ils soient ouverts ou clos,
pour ces yeux, c’est sans d’importance .
Une force intérieure traverse ces miroirs,
( comme s’ils étaient sans tain ).
La statue reste immobile,
en apparence seulement.
Ce qui l’habite a un champ de vision
des plus étendus…
Elle veille.
–
RC – avr 2016
Mokhtar El Amraoui – miroirs
sculpture Gloria Freedman
Miroirs
A ces songes de la mer dont les vagues colportent la rumeur
Ô miroirs !
Engloutissez, donc, ma mémoire,
Dans vos veines de tain et de lumière.
Là-bas,
Dans le jardin des échos,
Arrosé des plaintes des vagues,
Je dévalerai la plaine de l’oubli
Où j’ai laissé fleurir un coquelicot,
Pour ma muse
Qu’un peintre agonisant a étranglée.
D’elle, me parvient
Le parfum ensanglanté
De toiles inachevées.
C’est dans le lait de ses rêves
Qu’ont fleuri le cube et la sphère.
Ô interstices du monde !
Laissez-moi donc percer
Ses inaudibles secrets !
©Mokhtar El Amraoui
Quine Chevalier – ensorcelées sous le soleil
–
Pour Annie Estèves
Ensorcelées sous le soleil
les ombres sont féroces
l’aube sans voix décline ses miroirs
et le vent dans tout ça
qui palabre
violente.
Ensemble nous marchons
dans nos creux
soulevant
l’herbe des secrets
que nous buvons le soir
dans la lampe qui brûle.
Quel hameau a quitté
l’enfant de nos désirs
sur quel arbre d’oubli
a-t-il planté ses rêves ?
La main n’est plus qu’un nid
l’ombre se repose
les yeux ardent la plaine
où passe le gerfaut.
Mokhtar El Amraoui – Miroirs
A ces songes de la mer dont les vagues colportent la rumeur
Ô miroirs !
Engloutissez, donc, ma mémoire,
Dans vos veines de tain et de lumière.
Là-bas,
Dans le jardin des échos,
Arrosé des plaintes des vagues,
Je dévalerai la plaine de l’oubli
Où j’ai laissé fleurir un coquelicot,
Pour ma muse
Qu’un peintre agonisant a étranglée.
D’elle, me parvient
Le parfum ensanglanté
De toiles inachevées.
C’est dans le lait de ses rêves
Qu’ont fleuri le cube et la sphère.
Ô interstices du monde !
Laissez-moi donc percer
Ses inaudibles secrets !
©Mokhtar El Amraoui
Colombe, un ange déguisé – ( RC )
dessin: P Picasso
–
Une colombe, ou un ange déguisé
– on ne sait pas –
parcourt un ciel chargé,
les nuages pesant sur les toits.
Une colombe ( ou bien… on ne sait ),
est entrée dans la chambre,
S’est donnée aux miroirs ,
est entrée dans l’oeil,
et l’âme, – peut-être –
tenant dans son bec,
ce qu’il faut d’espoir ,
pour que le regard,
s’échappe au-delà des murs,
accompagne son voyage,
au-delà des orages,
Si loin, si haut,
que le vent, que la mitraille,
ne peuvent pas s’en saisir .
–
RC- nov 2015
Albert Samain – Au jardin de l’Infante
photo: projet Delingha
Mon âme est une infâme en robe de parade,
Dont l’exil se reflète, éternel et royal,
Aux grands miroirs déserts d’un vieil Escurial,
Ainsi qu’une galère oubliée en la rade.
(Albert Samain, Au Jardin de l’Infante)
Espaces brisés de la salle aux miroirs – ( RC )
–
Une salle aux miroirs se penche sur moi,
Des rayons de lumière y rebondissent,
Et sont autant de flèches,
Au trou noir de mon souffle,
Perçant la nuit, sans pourtant atteindre,
Au coeur de ta beauté.
Elle concentre l’azur,
Même quand ta voix s’éteint,
Une part d’infini, dans ta main,
Dans ton visage aussi,
Que je ne peux atteindre,
Condamner à errer, après t’avoir trop cherchée.
Je me noie dans un temps,
Et l’idée que j’en ai,
Même parmi les espaces brisés,
Des miroirs enchevêtrés,
Ne me conduisent pas, jusqu’à ta voix,
Aux silences enroués, ni à ton image…
Elle m’est renvoyée , brisée,
Et ne se superpose pas,
A celle du souvenir,
Noyé aussi dans la noirceur,
D’une distance, s’effondrant sur elle-même,
Comme celle d’une étoile déchue.
RC
———– ( c’est une variation sur le texte d’un auteur canadien.. que voici)
Il y a dans mes souliers
Des rues inondées
Où je me noie dans ta main
Il y a dans mes yeux
Ta voix qui s’éteint
Cette noirceur dans l’azur
Il n’y a rien d’autre au-delà de toi
Il y a dans la nuit
Des silences enroués
Pour t’avoir trop cherchée
Le temps s’échappe de moi
Déraciné de l’avenir
Pur au coeur de ta beauté
Que je donne à ma peine
Il y a dans mon coeur
Une plaie dans l’air
Un trou noir dans mon souffle
Où tout s’effondre sur moi
—
Ivan V. Lalic -Lieux que nous aimons
–
Les lieux aimés n’existent que par nous,
L’espace détruit n’est qu’apparence dans le temps durable,
Les lieux aimés nous ne pouvons les abandonner,
Les lieux aimés ensemble, ensemble, ensemble.
Et cette chambre est-elle chambre ou caresse,
Et qu’y a-t-il sous la fenêtre : la rue ou les années ?
Et la fenêtre n’est-elle que l’empreinte de la première pluie
Que nous avons comprise, et qui sans cesse se répète ?
Et ce mur n’est-il pas la limite de la chambre, mais peut-être
de la nuit
Où le fils vint dans ton sang endormi,
Le fils comme un papillon de feu dans la chambre de tes miroirs,
La nuit où tu eus peur de ta lumière.
Et cette porte donne sur n’importe quel après-midi
Qui lui servit, à jamais peuplé
de tes simples mouvements, lorsque tu entrais
Dans ma seule mémoire, comme le feu dans le cuivre;
Quand tu es absente, derrière toi l’espace se referme comme l’eau ;
Ne te retourne pas : il n’est rien en dehors de toi,
L’espace n’est que temps visible d’autre manière;
Les lieux aimés nous ne pouvons les abandonner.
–
Ivan V. LALIC
« Temps, feu, jardins » (Éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973)
–
Alain Bosquet – Les seins de la reine en bois tourné

peinture: R.H. Ives Gammell, Le rêve de Shulamite, 1930
LES SEINS DE LA REINE EN BOIS TOURNÉ
Les mains de la reine enduites de saindoux
Les oreilles de la reine bouchées de coton
Dans la bouche de la reine un dentier en plâtre
Les seins de la reine en bois tourné
Et moi j’ai apporté ici ma langue chauffée par le vin
Dans ma bouche la salive qui bruit et mousse
Les seins de la reine en bois tourné
Dans la demeure de la reine un cierge jaune se fane
Dans le lit de la reine une bouillotte refroidit
Les miroirs de la reine sont recouverts d’une bâche
Dans le verre de la reine se rouille une seringue
Et moi j’ai apporté ici mon jeune ventre tendu
Mes dents offertes comme des instruments
Les seins de la reine en bois tourné
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
Des yeux de la reine tombe une toile d’araignée
Le cœur de la reine éclaté en un sifflement sourd
Le souffle de la reine jaunit sur la vitre
Et moi j’apporte ici une colombe dans une corbeille
Tout un bouquet de ballons dorés
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
{Alain Bosquet) (1962)

sculpture mediévale: Tilman Riemenschneider, Mary Magdalene entouée d’anges1490-95, Bayerisches Nationalmuseum, Munich
Miguel Veyrat – Quand je n’aurai plus d’ombre
Miguel Veyrat aime nous faire partager ses textes, dans sa « poésie sans frontière »
On peut retrouver plusieurs ouvrages édités en langue espagnole, par exemple « Poniente » … il diffuse également ses écrits
sous forme de pdf en plusieurs langues
dont est extrait ce poème ci-dessous
voila l’un d’eux
Quand je n’aurai plus d’ombre
et que s’envolera vers le nord mon génie
—parmi l’eau et les miroirs,
je viendrai avec le vent te voir.
Ombre noire ou ombre claire
—toujours je serai pour l’autre
un rêve brisé sous le crâne:
Mon double dort avec moi.
–
Miguel Veyrat
–
Ame dessinatrice ( RC)
–
Elle sort ses crayons, et en un tournemain
M’a pris pour modèle, moi, son corps, sa chose…
Et me voila figé, en une éternelle pose,
à la course graphique de son dessin.
Comment se dessiner soi-même, vu de dos ?
C’est une question, qu’on pourrait poser, pour savoir…
Traverser son corps, sans l’aide de miroirs…
Je vais réfléchir et vous dire le vrai … ou le faux
Peut-être faut-il d’abord se toiser
Questionner son âme, pour un peu renaître
Comme, de savoir ouverte, une autre fenêtre ….
Et puis aussi, s’apprivoiser .
–
RC 17 avril 2012
–
Mercredi dans les Alpes (RC)
——–
Pourquoi j’ai choisi ce titre ?
Hein, -sans doute parce que
Cà sonne comme un jour changeant ,
Et les sonnailles du bétail dispersé.
Le lendemain, transforme le monde,
Les murailles gris bleu sont maintenant orange
En tournant la tête, je déchire quelques nuages
Cavalcade de quelques bouquetins en éboulis
Le lendemain est aussi tout à l’heure
L’épaule suspendue de la montagne
Se teinte d’éclairages d’hiver et la fantaisie
d’oiseaux de Magritte englués dans le roc
Sages tracés de remontées mécaniques
striant les pentes de lignes mobiles
Ruches bourdonnantes d’immeubles agglutinés
Comme d’excroissances vénéneuses.
Le lendemain changeant me dit le pays voisin
Transformant la parole, en langage étranger
Mon père disait » mâcher de la paille »
En absence – Prévert -de passage- muraille
Et de tunnels routiers audacieux
Et les spirales des voies ferrées d’antan
Forant des kilomètres rocheux
Et jouant des ponts si improbables
C’est vers Tende, je me souviens
Me rappeler pourquoi, avant la mer
Les pentes sont encore les Alpes
Les replis gardant de petits lacs miroirs
Autant de joyaux liquides
Aux balcons des pentes velours
Le lendemain qui transforme le monde
Attend en silence le départ de l’ombre
Le rideau de lumière, combattant la nuit
Après avoir happé les crêtes,
Peu à peu lui grignote une part de jour
En allégeant son triangle- c’était en rosé
Le lendemain est aujourd’hui, posé
L’aube a relégué mercredi
D’un éclairage nouveau le haut fantasme
de glaces construit le jeudi.
—-
RC
5 fev 2012