Courbes – (Susanne Derève) –

Le mot aussi rond qu’une bouche
naquit pour dire l’amour,
et le premier son fut amour,
rondeur de la lèvre charnue,
œil limpide,
prunelle palpitante où chutaient tour à tour
la lune pleine, le globe incandescent
du jour
Fille, fils , enfantement
et l’œuf diaphane de l’oiseau
sur l’arête du monde où le tenait ma main ,
ombrageuse prunelle, qui taisait l’effusion
des couleurs au seuil clair du matin,
la courbe douce du fruit sur la branche ,
sa pure circonférence
d’or et de feu – orange , chair étoilée du pitaya –
Le mot disait la joue charnue de l’ange
et le lait blanc des femmes , poitrines rondes ,
hanches grenues ,
disait tout ce qui fut et serait
que j’ai tu
de peur de m’en saisir ou de le profaner
L’aurai-je assez vécu pour le nommer ?
Michel Pierre – un seul mot

À l’intérieur d’un seul mot vous ne respirez plus. La phrase vous laisse l’oxygène indispensable pour en revenir à l’idée, elle-même ombre du paradoxe qui retenait vos poings liés à la page blanche. Sinon des animaux sauvages s’emparent de votre délire. Vous parcourez toutes les savanes, remontez les déluges, appliquez à votre mémoire le vide circonstancié qui aspire faits et gestes anciens, lesquels couturent votre calotte ou, si vous préférez, votre bonnet d’enfance. Suffirait de bégayer dans l’oreille d’un imbécile qui vous prend illico pour un fieffé poète. Alors, ce qui doit être dit, laissez-le raconter par le plus prestigieux d’entre nous, celui dont la panse est couverte de médailles surannées, triste devant la connaissance qui rend obèse, aspire l’inspiration, asphyxie les phénomènes grammaticaux, l’ensemble prêt à rendre les ours comestibles. Bref, souriez sans réfléchir. Toute bulle vous conduit au firmament de l’impossible. Vos voisins sont des bâtisseurs et déjà vous n’apercevez plus la mer qui gronde, ignorez la torpeur des marais, n’entretenez plus le geste qui sauve et que, pourtant, vous avez déniché dans le bréviaire sacré de votre solitude. Et ce livre, écrit à l’intérieur d’un seul mot, ne sera jamais ouvert à la page de la moindre illumination.
Michel Pierre, L’enfer vaut l’endroit = ( publication des éditions des vanneaux )
Le cheminement du poème – (Susanne Derève)
Photographie : Philippe Pache
On ne maîtrise pas plus le mot que le soleil
Sans doute peut-on imprimer au vers
un long balancement
comme on doserait l’avancée de l’ombre sur la toile
en la dissimulant d’un linge ou d’un feuillage
– un arbre clair celant l’ombre –
La naissance du mot échappe :
comme le suivant échappera et l’image
qu’il fera naître dans l’image,
celle où chemine obscurément
le poème
Ce n’est pas lui que j’invente
mais lui qui me révèle dans le temps
que j’écris,
sonnant la litanie des heures,
épousant la marche des nuits
lui qui mûrit puis se détache
– comme on dirait d’un fruit –
un jour parmi les autres
où il pose sa marque
… et me trahit
Miquel Marti I Pol – Absence
( interprété librement à partir d’une traduction bancale du texte original en catalan ).
peinture: Dillon Samuelson
Il y a toujours quelque chose,
un souffle, une parole, un mot
qui remplit le manque de toi ;
c’est cette armure qui me protège
du cauchemar de la colère et de la tristesse.
Après, tu deviens présente
dans chaque vers écrit,
et quand je les redis , solitaire,
il n’y a pas de distance entre ton corps et le mien,
unis toujours davantage dans le poème .
Hugues Labrusse – Enjamber le ruisseau
–
Enjamber le ruisseau
encore le chapitre d’un recueil
et signer d’un caillou
le passage où rien
ne dit mot .
Paru dans la revue « paysages-écrits »
Brigitte Tosi – Un jour la mer ne viendra plus
–
Un jour la mer ne viendra plus
Frapper à la porte de mes yeux
Je battrai des paupières,
Oscillant sur la vague
De mon humeur vitrée,
Croyant retenir, encore,
Un peu de vie et de lumière
Le vent coudra ma bouche,
Cette fissure du visage,
Ce rouge murmure,
Cette pâle plainte
De mots hasardeux
Un coup de lune foudroyant
Viendra lisser mon front paré
De tôle grise ondulée
Un jour la nuit viendra
M’échouer dans la mer
La marée haute engloutira
Les chairs mortes de mon corps
Un promeneur distrait
Lancera sur la vague
Les galets de mes yeux
Endormis sur la plage
Un jour le mot
ne viendra plus
–
Brigitte Tosi
Michèle Deschannel — au hasard d’une faille
Michèle Deschannel au hasard d’une faille
( extrait dela compilation poétique « dans tous les sens »
Retenir un lieu,
Et laisser fuir une image.
Retenir un mot,
Et laisser fuir une page.
Pour que jamais
Ne s’impose le point
Et toujours respire
La mémoire.
Pressée au cœur d’une
Vague déferlante,
Comment rester goutte d’eau
Vivante ?
Espace en reflet
Sans qui l’inaudible
Serait tu.