Raymond QUENEAU (Sourde est la nuit l’ombre la brume)

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Sourde est la nuit l’ombre la brume
Sourd est l’arbre sourd le caillou
Sourd est le marteau sur l’enclume
Sourde est la mer sourd le hibou
Aveugles la nuit et la pierre
Aveugles l’herbe et les épis
Aveugle est la taupe sous terre
Aveugle un noyau dans le fruit
Muettes la nuit et la misère
Muets sont les chants et la prairie
Muette est la clarté de l’air
Muet le bois le lac le cri
Infirme est toute la nature
Infirmes sont bêtes et rocs
Infirme est la caricature
Infirme l’idiot qui débloque
Mais qui voit ? qui entend ? qui parle ?
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( Les ZIAUX III Poésie / Gallimard)
Justo Jorge Padrôn – Pierre
photo : Pergé – Turquie
Pierre
De la profondeur la plus dure de la pierre
guettent toujours la mort et son langage.
Le vert reste muet, exilé
devant son brusque effroi.
En son aridité de sphinx,
la pierre nous incite à la superstition
et à la haine qui s’épanche.
De près ou de loin, elle attend
et cherche la tiédeur la plus vive du sang.
Voyez-la ancrée dans la nuit,
occupant l’endroit où chante le jour.
Elle veut être la surprise qui nous aveugle dans ce silence
d’être pierre au milieu des pierres.
Emily Dickinson – moment critique
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- C’était le moment critique.
Tout au long jusqu’alors
Avait eu lieu un temps atone, un temps muet…
Alors la seconde hésita, stoppa, frappa son dernier coup.
Une autre avait commencé
Et simultanément une âme
Etait partie sans qu’on la vît.
–
E D
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Francis Ponge – Racines
L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme
qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon.
Les poètes sont les ambassadeurs du monde muet.
Comme tels, ils balbutient, ils murmurent, ils s’enfoncent dans la nuit du logos,
-jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations.
Francis Ponge
in « Le monde muet est notre seule patrie »
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Miguel Veyrat – Je me laisserai porter par ton souffle

installation: James Turrell
Je me laisserai porter par ton souffle,
si léger qu’il me conduira
—sans but,
au-dessus des vallées qui précèdent
les bois où tu portes le regard.
Toi, tu vas plus loin que là où
je vois, mais tu me laisses seul
pour que je monte jusqu’à l’abîme.
J’oblique. Je bois ton souffle.
Je me voile la face refusant de voir
le premier reflet
qui m’attend là-bas et qu’à jamais
j’emporterai dans le verre
de mes yeux. Je tomberai donc
vers le haut, en tournoyant
muet et aveugle, transparent.
–
Jean-Pierre Siméon – Fulguration
» un caillou c’est une mémoire qui dure
mais une mémoire par bonheur muette
que par bonheur on ne peut pas ouvrir «
—
et du même auteur, toujours au sujet des cailloux;
deux ou trois choses encore avant que
je te donne la seule chose que je puisse
un nom ça a une mémoire ça
traîne une histoire ça a
le vent peut être il
n’y a rien à comprendre
faut être dedans c’est tout l’entendre
de dedans et quand il s’arrête
le coeur s’arrête avec c’est
je n’ai rien trouvé mieux pour que tu saches
un caillou c’est une mémoire qui dure
que par bonheur on ne peut pas ouvrir
et c’est un chose si légère un caillou
il s’est caché dans les trains il a
comme moi comme tous ce sera semblant
Belette ma Belette je te laisse
je reste le caillou il n’y a rien à comprendre
je reste ce caillou près de toi ce caillou .
Eugene Durif – L’étreinte, le temps 07
- photographie: Bernard Descamps
Le drap dans la terre
achève de pourrir,
la fenêtre pour rien
enserre l’ horizon muet,
sans geste, des chemins creux
où nous allions jusqu’ aux berges
et caresses de loin en silence
comme temps suspendu dans l’ oubli du temps.
-Le blanc des yeux, celui du drap froissé sous la terre.
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NB: « suspendre le temps » est aussi le titre d’un texte de JoBougon, que je cite dans re-ecrit: voir http://re-ecrit.blogspot.com/2011/06/suspendre-le-temps-poeme-jobougon.html