Ludovic Massé – la terre du liège ( extrait )

estampe chinoise musée Guimet Paris
Tout au long de ces années d’exil, j’appris peu dans les livres,
seulement de quoi ne pas être vaincu aux examens,
mais la petite jungle où je pataugeais, parmi une faune sans griffe ni crinière,
ensauvagea plus encore mon caractère et mes sentiments,
m’immunisa pour toujours contre les tentations et les ambitions dérisoires.
Profit unique, vraie richesse engrangée d’une âme goulue,
sagesse surgie de l’instinct, privilège providentiel qui m’a permis de vivre
avec plus de joie que de résignation.
Comme on l’imagine, j’emportais toute ma vie passée avec moi, contre moi,
jour et nuit, sans jamais la lâcher, la compromettre d’une distraction ou d’une lâcheté.
Quoiqu’il advint, j’étais sûr de trouver la paix dans mes refuges.
Aux heures les plus absorbantes, les plus périlleuses de ma vie d’étudiant,
je m’évadais irrésistiblement des maquis du savoir pour me retremper
dans ceux de la nature. Cependant qu’on me rivait des chaînes,
je galopais dans les montagnes ; mon âme débordait d’arbres et de fleurs.
As-tu amarré ta folie aux petits matins du monde – (Susanne Derève) –

As-tu amarré ta folie aux petits matins du monde, nommant dans ta fièvre fredaines, égarements ta muse émue, et cette sourde musique de l’hiver loin très loin sous terre où se danse la ronde, sous la longe enfouie des prairies enneigées, les prairies basses, la vie d’avant naissance. Fouille, fouine, sourde est la vie, le long repos des spores un membre inerte, enchaîné au gel par l’entrelacs des glaces, la divine toile de l’hiver-araignée, et toi, pèlerin transi, tu fais fausse route encore : tout, de ce qui a péri, renaît.
le temps dépassé des châteaux – ( RC )

C’est le temps dépassé,
des habitats et châteaux
qui dominent les sommets
pour clore une partie du paysage.
Plantés sur des pitons inaccessibles,
qui fréquente aujourd’hui
ces demeures médiévales,
sinon les amateurs de cartes postales ?
Il faut longtemps pour que la nature
reprenne ses droits,
que la forêt vierge édicte sa loi
qui n’a que faire des siècles
de fiefs et quelques bouts de terre…-
J’enlèverais toutes ces pierres
qu’ignorent les rivières
et les oiseaux,
ou je laisserai ces ruines
pour les touristes
en mal de sensations
qui se font photographier
à côté d’un mannequin
paré d’une armure…
- c’est que la nostalgie des conflits
a la vie dure…-
Mary Oliver – Regarde , les arbres –

Regarde, les arbres
sont en train de tourner
leurs propres corps
en piliers
de lumière,
sont en train d’exhaler la riche
fragrance de la cannelle
et de l’accomplissement,
les longs cierges
des massettes
sont en train d’éclater et de flotter là-bas sur
les épaules bleues
des étangs,
et chaque étang,
peu importe ce que son
nom est, est
sans nom maintenant.
Chaque année
tout
ce que je j’ai jamais appris
pendant ma vie
me ramène à ceci : les feux
et la rivière noire de la perte
dont l’autre rive
est le salut,
son sens
nul d’entre nous ne le saura.
Pour vivre en ce monde
tu dois être capable
de trois choses :
d’aimer ce qui est mortel ;
de le tenir
contre tes os sachant
que ta propre vie en dépend ;
et, quand le moment viendra de le laisser
partir,
de le laisser partir.
In Blackwater Woods
Traduction : Aédàn (2021)
Look, the trees are turning their own bodies into pillars of light, are giving off the rich fragrance of cinnamon and fulfillment, the long tapers of cattails are bursting and floating away over the blue shoulders of the ponds, and every pond, no matter what its name is, is nameless now. Every year everything I have ever learned in my lifetime leads back to this: the fires and the black river of loss whose other side is salvation, whose meaning none of us will ever know. To live in this world you must be able to do three things: to love what is mortal; to hold it against your bones knowing your own life depends on it; and, when the time comes to let it go, to let it go.
voir aussi :
Mary Oliver en Français Facebook
ou
https://www.poetryfoundation.org/poetrymagazine/browse?contentId=41916
Kenneth White – Lettre à un vieux calligraphe

Cent jours passés
par les grèves et les montagnes
à l’affût
du héron et du cormoran
puis écrire ceci
à la lisière du monde
dans un silence devenu
une seconde nature
et connaitre à la fin
dedans le crâne, dedans les os
le sentier du vide.
Un monde ouvert
Anthologie personnelle
nrf
Poésie /Gallimard
La vie devant nous- (Susanne Derève)
Tollef Runquist- Landscapes
On a la vie devant nous
les matins de branches mouillées
les clés du temple les aurores
la chair dorée des prunes d’Ente
les chaises qu’on laisse dehors
qu’il fasse soleil ou qu’il vente
On a la vie devant nous
le petit kiosque à musique
et le piano désaccordé
près du vieux banc mélancolique
des roses aux premières gelées
On a la vie devant nous
et du bois dans la cheminée
Dans la serrure du temple
suffit de tourner la clé
pousser la porte et qu’on y entre
pour rêver
qu’on a la vie devant nous
et pour peu qu’on soit somnambule
ou que la raison bascule
on y croirait
Horizons (Susanne Derève)
John Joseph Enneking (Spring Hillside)
Un dégradé de jaunes et de verts
jusqu’à l’horizon
de genêts, d’ajoncs, de graminées légères
Être là
sans raison
sans autre raison que de se sentir vivre
vivant
de l’incroyable élasticité de la mousse
sous les pas
du tronc lisse clair
– l’écorce cède sous les doigts –
de la respiration profonde du bois
d’une plume tombée à terre
Je sais que la source en est là
enfouie dans le bonheur des mots
Tenter d’approcher ce qui est
ce qui demeure
et nous survit
Tenter de pénétrer l’instant
où l’émotion surgit
sans raison
il suffit d’en rester ébloui
Si les étoiles se dispersent
si les désirs d’enfant transpercent
la monotonie des jours
au sortir de l’averse
il y a cette trace lumineuse dans le ciel
Où qu’elle mène
j’en cerne inlassablement le contour
au-delà des jaunes pastels
et des verts chancelants du jour
Promesse (Susanne Derève)
Cézanne Le jardin des Lauves (1906)
Promesse d’un vent clair
les feuilles argentées des peupliers
le vent calme
à peine un soleil
Enfouie toujours – toujours – l’attente
de ce qui serait
un bruissement dans l’air
le poids du silence
ce qui ne peut se dire
et qui pourtant se fait écho
pour un mot retenu un bruit un son
le louvoiement de la lumière
entre les branches
A cette place près du ruisseau
– et les pierres jamais ne mentent –
est-on de trop
cette vie indicible sous les berges de sable
ensevelie sous les roseaux faut-il que toujours
nous tourmente ce qui n’est pas
ce qui n’est plus
le flot qui s’écoule et tarit
ces linges comme effeuillés comme
échappés aux doigts
et puis ce peu qui me reste de toi
après que se soient dissipées
les dernières franges de l’ivresse
l’éveil
qu’ait reculé le jeu des ombres
pour faire place au zénith
à cette torpeur violente dans la maturité
du jour
elle, seule, dénoue l’attente
sourde, elle que la lumière plombe,
qu’écrase le cadran des heures,
cette torpeur solaire avant que ne descende
le soir écartelé
dans la douce plainte argentée des futaies
– profonde – dans le vent léger
Gris lointains ( Susanne Derève)
Peinture : Joaquin Sorolla (Three boats by a shore)
L’eau est grise
gris les lointains
de ce gris qui précède la clarté du matin
bien avant que le vent se lève
Au creux des grèves à marée basse
il y a la sinuosité du courant
dont la courbe épouse la rivière
long serpent paresseux
qu’accroche çà et là un éclat vif argent
de lumière
M’en souvient cet éclat
anguilles entre nos mains d’enfants
arrachées au ruisseau
– autrefois –
et rendues malgré nous aux roseaux
dans le secret des pierres humides
mains vides paumes ouvertes
dans l’œil ne nous restait qu’un éblouissement
incrédule – un aveuglement –
dont tu te détournais trainant les pieds
en maugréant puis tout à coup limpide
ton rire ricochait
comme les pierres sèches que nous lancions
à plat l’eau ton rire rebondissait
comme les pierres de loin en loin
les pierres étaient légères et notre enfance
se passait
à fourrager dans les guêtres bleues des rivières
estuaires de vase nue
où s’affaissait le ventre vermoulu des barques
avec leurs fonds d’eaux stagnantes
aux relents de goudron et de sel
Poches percées
semant les coquillages comme des Petits Poucets
sondant l’eau grise en arpentant le cours
ce gris de tourterelle
nous en savions par cœur la ritournelle
le chant sur les doigts de la main
J’en ai bouclé la boucle ce matin
Images d’un paysage prolongé – ( RC )
Une maison apparaît comme un décor,
Une toile dressée sur un châssis .
Quelque chose d’inhabituel dans la nature,
Poursuivant la verdure, et les voix du vent,
Aussi loin que le décalage des ombres …
Les murs en changent leurs angles .
Il y a même celles des branches,
Posées sur la façade, qui ne semblent
Pas à leur place ici, comme celle des habitants,
Curieusement étrangers à l’existence, à l’inverse
Des mésanges qui se heurtent aux images
Des fenêtres d’un paysage prolongé .
–
RC – oct 2014
Alda Merini – rêves
–
Le rêve se lève souvent et marche sur ma tête comme un elfe,
un tout petit elfe qui me dérange mais m’amuse aussi.
Combien de rêves ai-je faits ! J’y ai vu quelquefois une lueur magique, il s’agissait parfois de rêves lourds comme des pierres posées dans le centre du cœur.
Moi ces rêves je les ai tous acceptés : les formes me plaisent, qu’elles viennent ou non de l’inconscient.
Si elles venaient de l’inconscient, j’en recherchais l’origine.
Il s’agissait de toute façon de rêves magnifiques, pleins de couleurs, de rêves qui disaient “allez lève-toi ! la vie est belle ; elle est comme nous l’enseigne la nature, elle est toujours au-delà de l’angoisse”.
Et alors je m’asseyais sur mon lit et les rêves disparaissaient et l’air pur du matin entrait et mon corps devenait une merveilleuse statue, la statue d’un guerrier prêt à combattre et à se battre pour sa propre journée.
–
extrait de « D é l i r e a m o u r e u x »
–
L’absence éveillée – ( RC )
–
Fi des saisons,
Et de leur danse …
Elles reviennent,
Comme elles se doivent,
Ce que tu vois depuis ta fenêtre,
Peint de lumière oscillante,
Se pare des couleurs,
De la nature.
Elle lui est soumise,…
Je n’ai rien inventé.
Et tu peux compter les années,
Qui lentement s’égrennent … ;
Rien ne vient
Dessiner un sourire,
Et occuper de son ombre,
Les rectangles de lumière.
Poser les bras sur tes épaules.
Il n’y a de pli dans le ciel.
Que l’absence,
Elle, toujours éveillée.
–
RC Janvier 2014
–
en rapport avec un texte de Nathalie Bardou,
paru dans son blog « tentatives de lumière »
–
Fernando Pessoa – Plutôt le vol de l’oiseau
–
Plutôt le vol de l’oiseau qui passe sans laisser de trace,
que le passage de l’animal, dont l’empreinte reste sur le sol.
L’oiseau passe et oublie, et c’est ainsi qu’il en doit être.
L’animal, là où il a cessé d’être et qui, partant, ne sert à rien,
montre qu’il y fut naguère, ce qui ne sert à rien non plus.
Le souvenir est une trahison envers la Nature,
parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.
Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne pas voir.
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !
–
Fernando Pessoa, Je ne suis personne, C. Bourgeois Editeur, 1994,p. 148
En savoir plus sur http://www.paperblog.fr/1472971/plutot-le-vol-de-l-oiseau/#gfQC0XshTft21B9h.99
–
L’improbable côtoie le réel – ( RC )
–
Si la nature à l’automne,
Pousse un dernier chant de couleurs,
Une mosaïque d’ors et de bruns,
Qu’elle brasse à longueur de vents,
En couronnant la terre de ses saveurs ,
–
Elle conduit peut-être –
La plume du poète,
Quand il assemble,
Ligne après ligne,
La musique de ses mots,
–
Arcqueboutés, comme arc-en-ciels,
A travers une nuit qu’il invente,
Des rêves qu’il traverse,
Tissant aux fils de l’écrit,
Des images, qui se disent,
–
Et s’entrelacent comme brindilles,
Et qu’on entend avec les yeux,
L’improbable cotoyant le réel,
La joie,
Le saignement du cœur,
–
Traçant son chemin,
Toujours plus loin,
Oscillant entre les saisons
Des paroles non dites,
Mais comprises par chacun .
–
RC décembre 2013
Comme j’aurais aimé l’écrire -( Par l’entremise de V Hugo ) – ( RC )
–
texte proposé – à partir de quelqu’un qui a dit – à propos des vers de Hugo ci après
» comme j’aurais aimé l’écrire »:
Ecoute l’arbre et la feuille
La nature est une voix
Qui parle à qui se recueille
Et qui chante dans les bois
Victor Hugo
———————-
( Comme j’aurais aimé l’écrire…
Et faire aussi beau
Qu’un texte de Hugo…. )
—
Si tel est ton désir,
pour faire un recueil,
prélève donc une feuille
Tresse une couronne
des ors de l’automne,
Chante d’une voix pure,
et conduis l’écriture…
– Elle viendra à toi
suggérant à travers bois
le récit qui allume
le parcours des plumes
au travers des roseaux
Et le chant des oiseaux
grandira, se fera lecture
à travers ta nature…
RC – 15 janvier 2013
–
Miguel Veyrat – une peur blanche

image: spectacle de la compagnie Luc Amoros: N’ayez pas peur de la page blanche
Une peur blanche
Je suis allé là où la beauté semble être toute nouvelle
pour toujours, et le dernier jour, j’ai trouvé
le premier. Celui qui tombe dans la lumière allumée fauve
nue et douce, avec le son de sa jeunesse
dans l’air.
Belle bien qu’elle cache le bas du visage
dans la première ombre répandue sur la page vierge.
Je me suis retiré vers nulle part
comme un corps dans l’abîme,
à la recherche d’un signe pour le copier sur la
première page disparue ce premier jour.
Ainsi l’aube nous ment dans son écriture cachée,
qui n’annule jamais les pas de la nuit en sa première ombre.
Au moment précis où la beauté se brise en vain
contre le mur du désir qui a effrayé le léopard –
quand nos poitrines se révoltent
en face de la puissance de la Nature
qui règne seulement pour le malheur, et l’ infinie vanité de tout.
trad RC –
-He ido donde la belleza pareció ser toda nueva
para siempre, y en el último día hallé
el primero. Aquel que cae al fulvo ardor de luz
desnudo y leve, con su juvenil sonido
por el aire. Hermoso aunque se emboce
en la primera sombra derramada sobre la página
en blanco. He retrocedido a ninguna parte
como el salto de un cuerpo en el abismo,
que busca su signo para copiarlo en la página
esfumada de aquel día inaugural. Así nos miente
el alba en la escritura oculta que jamás cancela
los pasos de la noche en su primera sombra.
Momento exacto en que la belleza se estrella
en vano contra el muro del deseo que espantó
a Leopardi —cuando nuestros pechos se amotinan
frente al poder de la Naturaleza que impera
solo para el mal, y la infinita vanidad del Todo.
–
Future friche industrielle – ( RC )
Avançons, avançons jusqu’au bord
Au delà commencent les rêves
Trève de la nature
Gros plan, et fondu au noir,
Il n’y a plus de repères,
La perspective est en fuite
Les mots sont partout, en suspension
Il suffit de les rendre…
Tranchons, découpons
Les maux se fondent lentement
Dans la confiture des jours…
Il n’y a plus de certain;
Que la nuit,
Poussée par le train
Que regardent passer
Les ouvriers les mains vides.
Avançons, avançons jusqu’au bord
C’est alors que bascule l’avenir,
Où tout se fond en brouillard
Rien à donner, si ce n’est le passé.
Le présent est parti, vers d’autres contrées;
Le ciel n’a plus de fumées,
Que des cheminées vides,
Retournées à la friche.
–
Rc – 1er octobre 2012
–
Victor Roussel – Murmures de l’Hoa Sen
.
« Peuplant la montagne
je m’endors
sur les hautes marches
de ton pays natal.
A ton réveil
je me dis que la nature
n’a jamais été aussi belle
que pressée contre ton sein.
Dans mon manteau
d’herbes fraîche
j’ouvre les yeux.
A mes pieds
une brassée de routes,
Dans ma main
une poignée de rires.
.
Joan Mitchell – traces de la nature en moi

peinture: Joan Mitchell -Buckwheat 1982. Lennon Weinberg inc
« Je peins des paysages remémorés que j’emporte avec moi, ainsi que les souvenirs des sentiments qu’ils m’ont inspirés, qui sont bien sûr transformés. Je préférerais laisser la nature où elle est. Elle est assez belle comme ça. Je ne veux pas l’améliorer. Je ne veux certainement pas la refléter. Je préférerais peindre les traces qu’elle laisse en moi ».

peinture: Joan Mitchell
Joan Mitchell est une des représentantes importantes de l’expressionisme abstrait américain… comme Cy Tombly, ses grandes surfaces abondent de gestes graphiques superposés, et de zones très colorées, souvent proche des peintures de Claude Monet ( en particulier celles visibles au Musée Marmottan, à Paris), l’article culturebox, sur le rapport de Monet avec l’abstraction, est explicité ici...
voila, extrait d’un catalogue en ligne édité par le musée des impressionistes de Giverny, une partie de l’analyse des polyptyques de Joan Mitchell
….
Joan Mitchell est l’un des plus grands peintres abstraits du XXe siècle.
Entre 1950 et 1958, elle travaille et expose à New York aux côtés des
autres peintres expressionnistes abstraits comme Willem De Kooning,
Robert Motherwell et Jackson Pollock. Elle s’installe à Paris en 1959. En
1967, à la mort de sa mère, elle achète une maison à Vétheuil, à quelques
kilomètres seulement de Giverny, deux villages clés dans le développement
de l’art de Claude Monet.
—
La peinture abstraite qu’elle met au point, immense, lumineuse,
dynamique, fait profondément référence à la nature (comme en témoigne
les séries de La Grande Vallée, Les Tournesols ou encore les Champs), nature
qui entourait de toute part son atelier de Vétheuil, avec ses larges points de
vue sur la Seine.
Bien que Joan Mitchell ait toujours refusé que l’on compare ses peintures
avec l’oeuvre tardif de Claude Monet à Giverny, les deux artistes ont en
commun plusieurs préoccupations artist iques : l’ancrage de leur pratique
dans une incessante observation de la nature, leur intérêt optique pour la
couleur et la lumière, sans oublier la mise au point d’une surface picturale
monumentale et sans point de fuite, à la fois frontale et transparente.
—
[…]
A travers ses polyptyques, tout se passe comme si Joan Mitchell ne voulait
pas choisir : vivre à Vétheuil, et parler de paysages la rattachent à la
tradition impressionniste, manier la peinture avec autant de virulence que
de virtuosité fait d’elle une artiste moderne, la disposer sur une série de
panneaux monumentaux et disjoints, à jamais liés, à jamais séparés, c’est
accentuer sa théâtralité phénoménologique.
Concluons en nous penchant sur les titres des oeuvres et l’autre dimension
temporelle qu’ils suggèrent. On pourrait presque dire que le titre est un
panneau supplémentaire qui, conceptuellement, encadre et perturbe la
lecture, déjà hétérogène de l’oeuvre. C’est le cas par exemple des titres qui
font référence à la nature (Bleuets, Tilleuls, Champs) et qui conduisent
immanquablement à un exercice difficile et lui-même mouvant de lien
entre le tableau et son référent9.
Mais parlons aussi d’autres titres comme La Ligne de rupture, Salut Sally,
Mooring (Amarre), Posted, Salut Tom, Also Returned, La Vie en rose, The
Goodbye Door, Edrita Fried, Chez ma soeur, Then, Last Time, Before, Again
ou parmi les dernières toiles Encore ou Ici.
Ces titres et leur allusion plus ou moins explicite à la notion d’adieu
arrivent dans son oeuvre à peu près au moment de l’apparition des
polyptyques. Certains font directement référence à des personnes chères
disparues.
D’autres, plus abstraits, semblent évoquer le temps dans une
dimension intime, sa dimension mémorielle : la remontée en soi d’une
image du souvenir, dans sa continuité douloureuse avec le présent, dans sa
discontinuité fondamentale. Leur caractère mélancolique n’a que très peu à
voir avec l’énergie, la couleur, la sensualité, la présence visuelle intense des
tableaux, si ce n’est la ligne très fine de séparation des panneaux. —

Joan Mitchell: la grande vallée
–
Walter Benjamin – Klee, Kandinsky

peinture oeuvre de W Kandinsky
Klee, et surtout Kandinsky, sont depuis longtemps occupés à nous acclimater aux royaumes où le microscope nous entraîne avec une brusque violence, ces plantes agrandies
nous découvrent plutôt des « formes stylistiques » végétales. Dans la forme de crosse d’évêque de la fougère en aile d’autruche, dans la dauphinelle et la fleur de
la saxifrage, qui fait une deuxième fois honneur à son nom en rappelant les rosaces des cathédrales, on devine un parti pris * gothique.

peinture Kandinsky
Les prêles voisines montrent de très antiques formes de colonnes, les pousses dix fois
agrandies des châtaigniers et des érables des formes de totems et celle de l’aconit se déploie comme le corps
d’une danseuse touchée par la grâce. De ces calices et de ces feuilles, la nécessité intérieure de ces images jaillit vers nous et garde le dernier mot dans toutes les phases
et tous les stades — les métamorphoses — de la croissance.
Nous touchons là à l’une des formes les plus profondes et insondables de la création, la variante, qui a toujours été, avant toute autre, la forme du génie, des créations collectives et des créations de la nature.
Elle est la contradiction fertile, dialectique de l’invention : le « natura non facit saltus »
.< La nature ne fait pas de saut ». La formule est, entre autres, reprise par
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, dans Die
Philosophischen Schriften von G.W. Leibniz,
—
Une série de photographes se sont intéressés au développement végétal entre autres Karl Blossfeld, qui est très connu, mais j’ai choisi de vous en présenter un qui l’est moins.
Diderot – supplément au voyage de Bougainville ( extrait)
A. Qu’entendezvous donc par des moeurs ?
B. J’entends une soumission générale et une conduite conséquente à des
lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont
bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les
lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition
d’une société, il n’y a point de moeurs. Or comment voulez-vous que
les lois s’observent quand elles se contredisent ?
Parcourez l’histoire des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la nature, le code civil, et le code religieux, et contraints d’enfreindre alternativement ces trois codes qui n’ont jamais été d’accord ; d’où il est arrivé qu’il n’y a eu dans aucune contrée,
comme Orou l’a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux.
A. D’où vous conclurez, sans doute, qu’en fondant la morale sur les
rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse
devient peutêtre superflue ; et que la loi civile ne doit être que
l’énonciation de la loi de nature.
B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire
des bons.