Sylvia PLATH – Finistère –

Mathurin Méheut – Naufrage sur l’île de Batz
C’était la fin des terres : les derniers doigts, noueux et
rhumatismaux,
Crispés sur rien. Des falaises
Noires et menaçantes, et la mer qui explose
Sans fond, sans fin, sans rien face à elle,
Blanchie par les visages des noyés.
C’est tout simplement lugubre maintenant, un tas de
rocs —
Soldats rescapés de sales guerres d’autrefois.
La mer canonne dans leurs oreilles, mais ils ne bron-
chent pas.
D’autres rocs dissimulent sous l’eau leurs rancunes.
Les falaises sont bordées de trèfles, étoiles et clochettes
Telles que les doigts peuvent en broder, à l’approche
de la mort,
Presque trop petits pour que les brumes s’en soucient.
Les brumes font partie de l’antique attirail —
Âmes roulées dans le grondement funeste de la mer.
Elles meurtrissent les rocs, les font disparaître, les res-
suscitent.
Elles se lèvent sans espoir, comme des soupirs.
Je marche parmi elles, et elles m’emplissent la bouche
de coton.
Lorsqu’elles me libèrent, mon visage est perlé de
larmes.
Notre-Dame des Naufragés avance à grands pas vers
l’horizon,
Ses jupes de marbre rabattues en deux ailes roses.
Un marin de marbre, éperdu, est agenouillé devant
elle, et devant lui
Une paysanne en noir
Prie ce monument du marin qui prie.
Notre-Dame des Naufragés est trois fois plus grande
que nature,
Ses lèvres ont la douceur de la divinité.
Elle n’entend pas ce que dit le marin ni la paysanne —
Elle est amoureuse de la beauté informe de la mer.
Des dentelles aux couleurs de mouette claquent dans
les courants d’air marins
À côté des stands de cartes postales.
Les gens du pays les lestent avec des conques. On
vous dit :
« Voici les jolis bibelots que la mer dissimule,
De petits coquillages assemblés en colliers et en
dames miniatures.
Ils ne viennent pas de la Baie des Morts un peu plus
bas,
Mais d’un autre lieu, tropical et bleu,
Où nous ne sommes jamais allés.
Voici nos crêpes. Mangez-les avant qu’elles refroidis-
sent. »
FINISTERRE
This was the land’s end : the last fingers, knuckled
and rheumatic,
Cramped on nothing. Black
Admonitory cliffs, and the sea exploding
With no bottom, or anything on the other side of it,
Whitened by the faces of the drowned.
Now it is only gloomy, a dump of rocks —
Leftover soldiers from old, messy wars.
The sea cannons into their ear, but they don’t budge.
Other rocks hide their grudges under the water.
The cliffs are edged with trefoils, stars and bells
Such as fingers might embroider, close to death,
almost too small for the mists to bother with.
The mists are part of the ancient paraphernalia —
Souls, rolled in the doom-noise of the sea.
They bruise the rocks out of existence, then resurrect
them.
They go up without hope, like sighs.
I walk among them, and they stuff my mouth with
cotton.
When they free me, I am beaded with tears.
Our Lady of the Shipwrecked is striding toward the
horizon,
Her marble skirts blown back in two pink wings.
A marble sailor kneels at her foot distractedly, and at
his foot
A peasant woman in black
Is praying to the monument of the sailor praying.
Our Lady of the Shipwrecked is three times life size,
Her lips sweet with divinity.
She does not hear what the sailor or the peasant is
saying —
She is in love with the beautiful formlessness of the sea.
Gull-coloured laces flap in the sea drafts
Beside the postcard stalls.
The peasants anchor them with conches. One is told :
“These are the pretty trinkets the sea hides,
Little shells made up into necklaces and toy ladies.
They do not come from the Bay of the Dead down
there,
But from another place, tropical and blue,
We have never been to.
These are our crêpes. Eat them before they blow
cold. ”
La Traversée
Arbres d’hiver
Poésie/ Gallimard
Jean-Michel Sananès – As-tu reçu ma carte ?
photo-gravure: A Marquet
Vois-tu mes pieds ont de la mémoire
ils m’ont porté, tiré, trainé rue des Petits Champs.
Désespérés, ils ont retrouvé notre troquetet une odeur de nous agrippée à la pluie
mais tu n’étais pas là mon amour.
La Seine gisait nue sous une robe d’ardoise
où cafardaient les bonheurs perdus
partout la grisaille
empierrait les anges et les moineaux
jusqu’aux confins du jour.
Le monde sans toi semble si petit
que chacun de mes pas me rapproche de l’absence
Quand les mots sont infirmes
les non-dits restent muets.
As-tu reçu ma carte ?
As-tu pensé à regarder
les trois lignes d’encre blanche
que j’ai glissées dans l’enveloppe
Juste sous le dernier silence ?
N’y as-tu pas trouvé un je t’aime qui traînait par là ?
Qu’en as-tu fait ?
L’as-tu jeté, oublié, égaré, ignoré, perdu, reconnu ?
L’as-tu agité, secoué, pour voir qui dormait dessous ?
M’auras-tu aperçu ?
Oublié, reconnu, ignoré, perdu,
écrasé, noyé sous le silence ?
M’auras-tu laissé repartir dos courbé,
Cœur serré dans ces heures
Où le vent se voûte dans le naufrage des mauvais rêves ?
Vois-tu mes pieds m’ont trainé rue des Petits Champs
mais tu n’étais pas là mon amour.
Alain Roussel – la dérive du Verbe

Lionel Bourg – Hautes fougères

gouttes de pluie sur la vitre brouillée avec l’arbre
–
Ce sont de hautes fougères, encore.
Un peu de vase. La lie blanchâtre d’une illusion peut-être. Ou des apparitions. Ce qui demeure d’un rêve quand l’aube se livre à l’équarrissage des ultimes chimères.
Il faut écrire alors.
Tracer des lignes. Peindre, marbrer, scarifier le sol jusqu’à l’instant promis où, sans doute est-ce façon d’espérance, on poussera la porte, s’offrant à la caresse lente du temps.
Il faut aimer.
Crier. Accepter, refuser l’échéance.
Oublier. Partir. S’inscrire, ainsi qu’Aymerick Ramilison ne cesse de le faire, au sein de l’infini naufrage, l’infinie naissance du monde.
N’être que cet arbre, là-bas.
Le bruit obsédant de l’averse. Quelques copeaux d’azur. La lumière sur les feuilles des saules, des bouleaux.
Le charnier radieux du silence.
–
Vincente Huidobro – Altazor

J R Orozco : peinture murale à San Ildefenso
–
Vincente Huidobro
(poète chilien, 1893-1945)
Altazor
Altazor pourquoi as-tu perdu ta sérénité première
Quel mauvais ange s’est arrêté à la porte de ton sourire
L’épée à la main
Qui a semé l’angoisse parure divine
Sur les plaines de tes yeux
Pourquoi un jour subitement en toi la terreur d’être
Et cette voix qui t’a crié vis
Le diamant de tes rêves s’est brisé dans une mer de stupeur
Tu es perdu Altazor
Seul au milieu de l’univers
Seul
Comme note qui fleurit sur les hauteurs du vide
II n’y a ni bien
ni mal
ni vérité
ni ordre
ni beauté
Où es-tu Altazor
Tombe
Tombe éternellement au fond de l’infini
Tombe au fond du temps
Tombe au fond du Je
Tombe au profond du fond
Tombe sans vertige
Au travers de tous les espaces et de tous les âges
Au travers de toutes les âmes de tous les désirs
De tous les naufrages
Tombe brûle au passage les astres les mers (…)
C’est fini
La mer anthropophage bat la porte des rochers impitoyables
Les chiens aboient sur les heures qui meurent
Et menacent les heures à l’heure de leur mort
Le ciel écoute le pas des étoiles qui s’éloignent
Tu es seul
–
V. HUIDOBRO (1919)
» Altazor » ( » Manifestes « )
(Trad. G. de Cortanze, Champ Libre 1976)
Edmond Jabès – Chanson de l’étranger
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Chanson de l’étranger
Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche. A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer,
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
Chansons pour le repas de l’ogre (1943-1945)
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