Alain Borne – Me voici seul
Me voici seul avec ma voix
j’entends le dernier pas qui balaye la route
et le silence tombe enfin comme l’ombre d’une feuille.
Me voici seul avec ma voix, un nouveau jeu commence
puisque le sang torride dont je m’étais vêtu
rejeté vers la mer écrase d’autres naufrages,
c’est de mon propre sang que je teindrai les murs
mon sang hanté de l’âme neuve des lecteurs du ciel.
Alain Borne, Contre-feu
Jean Vasca – les lointains
En nous sont les lointains nos îles nos ailleurs
Patrouilleurs dans l’opaque à chercher l’entrouvert
Nous sillonnons sans fin les ténèbres intérieures
Pour déchiffrer l’énigme aux portes des mystères
En nous sont les lointains de brume et d’inconnu
Lorsque les horizons entonnent leur complainte
Tenter l’appareillage à voile que veux-tu
Vers une rive d’or encore jamais atteinte
En nous sont les lointains nos traces nos sillages
Les naufrages du cœur les songes en carène
Cathédrales englouties et palais des mirages
Là-bas vers les abysses ou la nuit nous entraîne
En nous sont les lointains dessous les cicatrices
Les plaies qui se referment et qui suintent encore
Des souvenirs perdus dans tous les interstices
Des ombres d’amours mortes à l’envers du décor
En nous sont les lointains c’est là notre impatience
A vouloir l’au-delà de tous nos quotidiens
C’est l’écho d’un accord majeur qui nous fiance
A cette terre humaine ses troubles lendemains
Ces lointains qui rougeoient sous la cendre de l’âge
Braises encore des révoltes en nous comme un regain
Et sous le poids du temps lourd de tous ses outrages
La rage encore de vivre et son feu mal éteint
Jean Vasca
Leon Felipe – Ne me racontez plus d’histoires
–
NE ME RACONTEZ PLUS D’HISTOIRES
Je les ai toutes comptées et contées,
Elles ont tous été dites et écrites.
Elles ont toutes été mises en bobines et archivées.
Le vieux patriarche les a racontées,
le chœur et la nourrice les ont racontées
un imbécile les a dites, plein de rage et de vacarme,
on les a gravées sur la fenêtre et sur la roue
et on en a conservé les matrices dans des coffres-forts.
Il existe des répliques exactes de toutes les tragédies,
des disques de toutes les psalmodies,
des photographies de tous les naufrages.
Pas une histoire n’est perdue. Soyez tranquilles.
On sait que le poème est une chronique,
que la chronique est un mythe,
l’Histoire un serpent qui se mord la fable
et le poète domestique le chroniqueur du Roi et de l’Archevêque :
le conteur d’histoires.
Tout est enregistré.
Et toutes sont encore vivantes. Le crieur public passe :
« Histoires !… Histoires !.. Histoires ! »
C’est le vieux conteur d’ombres et de rires
qui fait la publicité pour les histoires.
Mais je ne veux pas d’histoires…
Ne me racontez plus d’histoires.
II
JE CONNAIS TOUTES LES HISTOIRES
Je ne sais pas grand chose, c’est vrai.
Je dis seulement ce que j’ai vu.
Et j’ai vu :
que le berceau de l’homme on le berce avec des histoires…
Que les cris d’angoisse de l’homme on les noie avec des
histoires…
Que les pleurs de l’homme on les étouffe avec des histoires…
Que les os de l’homme on les enterre avec des histoires…
Et que la peur de l’homme…
a inventé toutes les histoires.
Je sais vraiment peu de chose, c’est vrai.
Mais on m’a endormi avec toutes les histoires…
Et je les connais toutes.
Le repos des sirènes ( RC )

Art roman: chapiteau aux sirènes – Eglise Ste Eutrope Saintes ( Charentes Maritimes)
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C’est le repos des sirènes sur les rochers
Leur longue quête les mène sur les îles
Et point de traces, au jour, juste des fossiles
Repérés par les bateliers s’en revenant pêcher
Ces femmes-poissons, – c’est une blague
Dit-on, …. ce qu’il faut d’imaginaire
Au fantasme des hommes de la mer
Ayant fait un détour par Copenhague
Ou bien, entourant un bateau en détresse
Se portant au secours des naufragés
Elles se sont, sous eux, allongées
Tout en délicatesse
Et leur ont fait jurer secret,
Sous serment, de ne rien dire,
Une langue étrange qu’on ne peut traduire…
Sur ces sujets il faut rester discret
Ce sont, peut-être des anges de l’eau
– Au profil aérodynamique
Accompagnant par le fond, le Titanic
Et bien d’autres paquebots…
Et même si tu vas à confesse,
Avec l’envie de tout dire, c’est pas la peine
D’essayer de convaincre une sirène
Ou sur la terre, alerter la presse…
Tu as scellé ta promesse,
Mieux qu’une lettre aux sept cachets
L’eau profonde, garde ses secrets cachés
Comme celui du monstre du Loch Ness.
Les sirènes auraient plusieurs vies
Et surtout, les plus beaux chants
Pour nous, bien sûr, aguichants
Une fois entendus, toujours poursuivis.
Dans l’eau salée, les sons se propagent,
Ceux des dauphins,les chants des baleines
Et tu voyages, à en perdre haleine
Au berceau de la mer, en héros ou bien otage…
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RC – 21 janvier 2013
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photo: JM Boutaud – petite Sirène de Copenhague – qu’on peut retrouver sur le site « jolie lumière » de JM B
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Edmond Jabès – Chanson de l’étranger

art: dessin: K Malevitch
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Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer,
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons
et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
–
I’am looking to
a man I’m not familiar with,
which was never as my own
since I’m looking for him.
Does he have my eyes, my hands
and all these thoughts like mine
to the wrecks of this time?
Season of thousand shipwrecks,
the sea ceases to be the sea,
become iced water of the tombs.
But, further, who knows further?
A young girl sings , going backwards
on the trees ,and reigns in the night ,
shepherdess among the sheep.
Tear thirst from the grain of salt
That not any drink will quench.
A world corrodes with the stones,
to be, like me, out of nowhere.
–
Edmond Jabès