Jean Métellus – dans la nuit

Dans la nuit,
Couleur de ma peau, ciment des mystères,
Silence du soleil, démence des despotes
Un rêve instable murmure les hauts faits de l’histoire
Déplisse les cicatrices habitées par le temps
Dans la nuit,
Royaume des maudits, forteresse à jeun,
Forêt de peurs et de pleurs
Le goût de la lumière allumera-t-il la colère
Brisera-t-il la tutelle de l’ignorance et de l’impudence ?
Dans la nuit,
Baptistère et suaire des prières,
Terreau et tombeau des songes,
L’étreinte de la douleur vient froisser une tapisserie défaite
Elle effrite une mosaïque déjà en miettes
Dans la nuit,
Abri et prison du désir et des promesses
Mon pays affamé, craquelé, se réveillera-t-il ?
Mes frères bâillonnés, malmenés, se lèveront-ils ?
Malgré la misère, malgré les chimères
Malgré les convulsions des illusions
Libéreront-ils des mots d’aurore et d’ambre ?
Ils chanteront l’espoir,
Sanctuaire de l’audace et de la foi,
Demeure de la sagesse qui domine les hasards.
Rainer Maria Rilke – Élégies de Duino (extrait)

Et qui, si je criais, m’entendrait donc depuis les ordres
des anges ? Et quand bien même l’un d’entre eux soudain
me prendrait sur son cœur : son surcroît de présence
me ferait mourir. Car le Beau n’est rien d’autre que
ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore
supporter,
Et nous le trouvons beau parce qu’impassible il se refuse
à nous détruire ; tout ange est terrifiant.
Et donc je me retiens et ravale l’appel d’obscurs sanglots.
Ah, de qui pouvons-nous donc avoir besoin ?
Ni d’anges, ni d’humains,
et les bêtes ingénieuses voient déjà bien
que nous ne sommes pas si confiants que cela
sous nos toits dans l’univers expliqué.
Peut-être qu’il nous reste
quelque arbre sur la pente,
où nous pourrions chaque jour le revoir ;
il nous reste la route d’hier
et la fidélité mal élevée d’une habitude
qui s’est bien plu chez nous et n’est pas repartie.
Ô la nuit, et la nuit quand le vent emblavé d’univers
nous dévore le front —
traduction de Jean-Pierre Lefebvre
Reconstitution du portrait – ( RC )

Ainsi vient la nuit,
quand le jour s’effrite,
griffé par les arbres .
La collision avec les nuages
apporte la pluie,
qui s’infiltre dans ses fissures.
Maintenant des sillons
se dessinent sur les vitres,
petits ruisseaux éphémères,
qui s’affolent et changent de direction.
Personne ne sait
ce qui réveille
les larmes endormies,
quand le vent se lève,
et se heurte aux vitres,
furieux d’une trop longue attente.
Les branches se soulèvent,
s’agitent, lourdes de reproches,
et traversent la pièce obscurcie.
C’est ton visage qui apparaît,
strié par les éclairs,
avant de se briser
en petits éclats de verre,
répandus sur le parquet.
J’évite de marcher dessus,
contournant notre existence.
Demain l’étonnement de vivre
refera surface avec l’aube,
et je reconstituerai ton portrait
comme je le pourrai.
Ne m’en veux pas
s’il en manque des morceaux,
il se peut que j’égare
le souvenir des jours heureux.
Carl Norac – Polaroïds pour Mapplethorpe

C’était de la fleur de sang haut de gamme
Robert Mapplethorpe la regardait passer le pli
des veines son chapeau mangeant un de ses yeux
et le rendant ensuite comme un pois jailli hors de sa cosse
Les bras étendus
il peignait des mondes clos puis changeait de palier
Patti Smith était là habillée en ange noir
une étoile bleue sur un sac blanc
En Robert le beau venait par imprudence
comme pour elle seule déambulait Rimbaud
Les poètes de l’image ont toujours une paroi
qui chance mais dans laquelle est fiché un clou de travers
Pour Robert les gens figuraient des animaux
les foules des collages les inconnus des trous
la Vierge Marie repassait un drap trop plissé
ici et là des cravates pendaient à la place des hommes
Robert is Robert
susurrait une voix au Chelsea Hotel
Mapplethorpe cherchait le noir pur pour défoncer sa nuit.
extrait de » une valse pour Billie »
franchir le seuil de la porte de la nuit – ( RC )

Me verrai-je dans les bras d’une aube
ou le temps monotone
essuie mes larmes ?
Ocre saison des soupirs,
yeux noirs des souvenirs .
Je ne renierai pas
la défaite de mon cœur.
Je ne verrai blanchir le jour
qu’au lever du soleil,
et tes cheveux seront pareils
aux pays lointains
couverts de neige,
berceuse douce
des jours passés …
toi qui est partie,
a franchi le seuil
des limites de la nuit.
J’en porte aujourd’hui le deuil.
Un matin où j’avance mes mains trop près du ciel – ( RC )

Peine perdue
aux volutes des pensées désenchantées.
C’est un matin
où j’avance mes mains
trop près du ciel,
car le silence me répond, :
celui de la nuit pailletée,
que brouillent les voix de la veille :
- de grands morceaux fragmentés
ne composeront jamais un poème :
miettes de croissants de lune,
emportées par la rivière,
un jour où le vent accompagne
les gestes lents du balayeur.
Puis il y a eu ce visage
entr’aperçu derrière les rideaux pourpres
d’une fenêtre
qui recomposa ton image,
elle que je croyais perdue,
piétinée comme des fruits trop mûrs
se mêlant aux souvenirs diffus
d’une aube incertaine ;
tintement léger de la mémoire :
réminiscences en pièces détachées
dans le jour candide
qui se mettait à renaître,
comme si de rien n’était,
alors je t’écris cette lettre,
que tu liras peut-être
toi ,
si loin du ciel,
mais proche de moi, en pensée…
Mon cœur de mère- (Susanne Derève)

J’ai déchiré lentement une feuille de papier pour entendre le bruit que fait mon coeur de mère à l’instant des adieux Comment pourrais-je l’écrire ? Enfant, que la Nuit de Pessoa t’accompagne, la nuit radieuse invincible du départ, la nuit blanche de mon coeur en morceaux; j’ai chaussé mon masque de lune pour dérober mes larmes, pendant que se brisait mon coeur dans la jarre de porcelaine des sanglots. Mais toi,Enfant, emporte vers l’Orient mon sourire de mère impassible et serein, et que la Nuit de Pessoa,nuit de villes lointaines,nuit de mer,de coquillages et de corail, la nuit brûlante des Tropiques te porte vers ton rêve, du sable de tes mains naisse une pluie d’étoiles, et la musique étourdissante de la nuit dans sa marche intrépide et glorieuse te fasse Reine en piétinant mes larmes.
Fernando Pessoa – Deux fragments d’odes (I)

Viens, Nuit très ancienne et identique, Nuit Reine qui naquis détrônée, Nuit intérieurement égale au silence, Nuit semée d’étoiles pailletées au rapide éclat sous ton vêtement frangé d’infini. Viens, vaguement, viens, légèrement, viens toute seule, solennelle, les mains abandonnées contre ton flanc, viens et amène les monts lointains auprès des arbres proches, fonds dans un champ à toi tous les champs que je vois, de la montagne fais bloc avec ton corps, estompe toutes ses différences que de loin je distingue, toutes les routes qui la gravissent, tous les arbres divers qui la montrent vert sombre au loin, toutes les maisons blanches avec de la fumée entre les arbres, ne laissant qu’une lumière ici et là, et puis une autre, dans la distance imprécise et vaguement troublante, dans la distance subitement infranchissable. Notre Dame des choses impossibles que nous cherchons en vain, des rêves qui nous rejoignent au crépuscule, à la fenêtre, des velléités qui nous caressent sur les grandes terrasses des hôtels cosmopolites au son européen des musiques et des voix proches et lointaines, et qui font mal parce qu’on les sait irréalisables... Viens et berce-nous, viens, et dorlote-nous, baise-nous silencieusement le front, si impalpablement que nous ignorions qu’on le baise, hormis, peut-être, par cette différence dans l’âme et ce sanglot vague à la déchirure mélodieuse au plus ancien de nous là où racinent tous ces arbres de merveille dont les fruits sont les rêves que nous chérissons parce que nous les savons sans relation avec le contenu de la vie. Viens, très solennelle, très solennelle et pleine d’une secrète envie de sanglots, peut-être parce que l’âme est grande et petite la vie, que tous les gestes sont prisonniers de notre corps, que nous n’atteignons rien au-delà de la portée de notre bras et que nous ne voyons que dans le champ de notre regard. Viens, douloureuse, Mater-Dolorosa des Angoisses des Timides, Turris-Eburnea des Tristesses des Méprisés, main fraîche au front fiévreux des humbles, saveur d'eau sur les lèvres sèches des Fatigués. Viens, du fond là-bas de l’horizon livide, viens et arrache-moi du sol d’angoisse et d’inutilité où je verdoie. Cueille-moi sur mon sol, marguerite oubliée, feuille à feuille lis en moi je ne sais quelle bonne aventure, et effeuille-moi pour ton plaisir, pour ton plaisir silencieux et frais. Une feuille de moi pointe vers le Nord, où sont les cités d’Aujourd’hui que j’ai tant aimées ; une autre feuille de moi pointe vers le Sud, où sont les mers qu’ouvrirent les Navigateurs. Une autre de mes feuilles darde vers l’Occident, où brûle d’un éclat vermeil ce qui peut-être est l’Avenir, que j’adore, moi, sans même le connaître. Et l’autre, les autres, tout le reste de mon être tend vers l’Orient, l’Orient d’où vient toute chose, et le jour et la foi, l’Orient pompeux et fanatique et chaud, l’Orient excessif que jamais je ne verrai, l’Orient bouddhiste, brahmanique, shintoïste, l’Orient qui a tout ce que nous n’avons pas, l’Orient qui est tout ce que nous ne sommes pas, l’Orient où — qui sait? — le Christ peut-être vit encore aujourd’hui, où Dieu peut-être existe en vérité et commande à tout chose... Viens par-dessus les mers, par-dessus les mers majeures, par-dessus les mers sans horizons précis, viens et passe la main sur ce dos de bête fauve et calme-le mystérieusement, ô dompteuse hypnotique de tout ce qui s’agite fortement! Viens, précautionneuse, viens, maternelle, à tapinois infirmière très ancienne, qui t'es assise au chevet des dieux des fois perdues, qui as vu naître Jupiter et Jéhovah et qui as souri parce qu’à tes yeux tout est faux et inutile. Viens, Nuit silencieuse et extatique, viens envelopper dans le blanc manteau de la nuit mon cœur... Sereinement comme une brise dans le soir léger, tranquillement ainsi qu’une caresse maternelle, avec les étoiles qui luisent entre tes mains et la lune masque mystérieux sur ton visage. Tous les sons résonnent autrement lorsque tu viens. À ton entrée baissent toutes les voix, nul ne te voit entrer. Nul ne sait quand tu es entrée, sinon tout à coup, en voyant que tout se recueille, que tout perd arêtes et couleurs, et qu’au firmament encore clairement bleu, croissant déjà net, ou disque blanc, ou simple clarté nouvelle en train de poindre, la lune commence à être réelle.
Poésies d’Alvaro de Campos
in : Le Gardeur de troupeaux
préface Armand Guibert
nrf Poésie Gallimard
Philippe Jaccottet – La voix –

Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ?
Serait-ce hors de la ville, à Robinson, dans un
jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près,
quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ?
Ne soyons pas impatient de le savoir
puisque le jour n’est pas autrement précédé
par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement
silence. Une voix monte, et comme un vent de mars
aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient
sans larmes, souriant plutôt devant la mort.
Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire.
Poésie 1946-1967
nrf Poésie / Gallimard
Oiseau aux premières gelées – ( Susanne Derève)

Oiseau soyeux qu’effraie mon pas,
qu’effeuille mon poème ,
emplis de ton vol le fracas de la nuit ,
l’hiver est là : sa botte de givre
pèse sur ma bohème .
Je n’aime que les feux de bois ,
cette plume au bas du jardin ,
et les miettes de mon repas
que je te jette à la volée
oiseau aux premières gelées.
Le jour passe sa ronde – ( RC )

montage RC
Le jour passe sa ronde,
et cherche sa géographie
sans l’écrire .
Une bulle viendrait crever
à la surface de la vie,
et voilà que ton sourire m’inonde.
Ce serait le clair-obscur des nuits,
où l’attente finit par trouver une issue.
C’est ainsi que je suis né
pour toi,
toi, qui portais le monde sur ton dos,.
Tu as délaissé ton passé,
la grisaille de l’enfance,
pour m’entraîner sur les chemins de l’avenir.
Ces chemins qui se sont ouverts,
avec nos pas,
précédant nos ombres.
Le jour passe sa ronde,
et nous l’avons suivi.
( un écho au texte de S Derève « géographie du silence » )
Mon corps lourd de la nuit – ( RC )

J’ai le corps lourd de la nuit
qui pèse à plat sur moi,
– ma doublure effacée par le sommeil-.
Un nuage m’entoure
me coupe le souffle.
Il est de plomb.
Entraîné par son poids
je décroche de mes rêves
pour chuter d’un coup
dans le présent,
éteignant
mes étoiles d’argent.
Qui a saisi ce sourire doux-amer ? – ( RC )

Les trains du soir
se sont enfuis dans la nuit,
et ton sourire a ces lèvres absentes
de la beauté fanée
d’une photographie
qui a mal vieilli.
Une pellicule dans un album photo
oublié au fond d’une armoire.
Je ne sais plus qui a saisi cet instant,
ce sourire doux-amer
qui rappelle celui de la Joconde,
derrière son épaisse armure de verre
– le mystère d’une perspective
difficile à saisir – ,
une fleur épinglée sur la poitrine
laissant échapper son parfum.
Qui se souvient des fêtes et de la joie,
des portes qui grincent,
des fenêtres ouvertes sur l’azur ,
des verres qui tintent,
de la guerre tendre des regards ?
une guerre qui pâlit
comme s’effacent les voix
de ceux qui t’ont connue.
L’or des cheveux
retrouverait-il son feu,
ton oeil, son incandescence
le vent , son insolence ,
si le sort était levé,
tu reviennes à la vie,
extraite comme par magie
de la photographie ?
Le peintre oublie les étoiles – (Susanne Derève)

.
Ce n’est pas la nuit
Ce n’est que la profondeur du temps
à grands coups de pinceaux sur la toile
Le peintre oublie les étoiles
et puis il les ajoute une à une
patiemment
On craint un grand chambardement
mais ce n’est qu’un peu de blanc titane
d’ocre ou de rouge magenta
qui reste collé sur les doigts
Strass – (Susanne Derève) –

.
Ce ne sont que petits éclats
de verre de strass de mica *
que recouvrent les pas
que ternissent les ombres
qu’engloutissent les nuits
.
Est-ce un rayon de lune
un diamant désuni ?
Un soulier sonore
claque sur le bitume …
.
Qu’a t il trahi de rêves
celui qui foule aux pieds
et passe sans les voir
ces étoiles pâlies,
ces perles égarées,
.
petits éclats de verre
de strass ou de mica *
qu’enserre le granit
et qu’étreignent les pas
.
* emprunt à Jean Claude Pirotte
La mer – ( Susanne Derève) –

.
Tapie , retranchée dans la nuit
je la devine à son long battement
de métronome ,
à la fulgurance de ses phares ,
à leur éclat – deux rouges un vert –
marquant l’entrée du port
Je la devine mordant la plage
où la vague prend son essor
tutoie le ciel ,
dérobe un éclat de silence ,
et se saborde sur le sable ,
le sable froid des nuits d’été
La mer …
Je la devine essuyant les rochers
d’un blanc suaire d’écume
sous le vol lourd des goélands,
à son chant de cloche brisée
lorsque forcit le vent .
Maria Gheorghe – dernier chant, dernier sourire

1
Le soleil ne brille pas pour les sourires,
ni l’herbe ne pousse pas pour la couper ras,
tel que toute chose, en combustion tenant sa lumière, n’est pas cendrée.
On approche trop de choses de notre âme;
lorsqu’on les perd, on les laisse briller dans les ténèbres du passé.
Le sourire arrive beaucoup plus tard, quand la lumière se replie
sur une autre lumière.
2
On ne porte pas les clés des jours,
on les traverse seulement en inconnus, pour nous nous rappeler, tard,
de tout ce que se coagule en lumière.
On se rapproche le sourire des fleurs, dans la vie, comme dans la mort,
le chant des oiseaux, compagnon des passages des portes invisibles.
On dissipe tout, on n’a pas de clés même pour la nuit.
3
On est jeté dans le monde,
boules de terre enrobées de lumière.
On se lève, on se replie sur soi, sur les autres.
On tâtonne à la recherche des sens,
jusqu’à ce que l’on donne un nom.
L’extinction n’est qu’une mélodie finale, que le tout nous la chante en souriant.
4
En quittant ce monde,
pour nous, les choses n’ont plus de mesure.
On ne ramasse plus rien. À quoi nous servirait dans la lumière?
On laisse le soleil qu’il soit soleil, que l’herbe soit herbe,
Le sourire, dans les fleurs, le chant, nous accompagne.
On revient pour donner un nom à une autre étoile.
M Gheorghe est une poétesse roumaine, dont on peut lire d’autres textes sur ce site
Digitales – (Susanne Derève)

Vénéneuses ,
étrangement mortelles
comme il se doit des fleurs
dans le long cortège du soir,
elles font face à la nuit ,
les rouges digitales
au bazar des étoiles – Orion ,
Chariot de feu , Beltégeuse –
et Minuit tend sa toile d’araignée
songeuse sous le plafond du bal
où le vent les épuise
comme un feu de Bengale
Tirer de l’eau du puits – ( RC )

Se pencher par dessus la margelle,
tirer sur la ficelle,
au milieu même du petit oeil rond
– découpe du ciel tout au fond -.
Lui, renvoie mon reflet,
jamais je ne ferai
taire cet éclat de lumière,
même en lui jetant une pierre.
Un reflet minuscule
tout au fond du noir
d’où je crois voir
crever quelques bulles
Il faut hisser le seau
du puits le plus profond.
Remonterai-je quelques poissons
voulant voir à quoi ressemble en-haut ?
Que ce seau est donc lourd !
est-ce seulement de l’eau
ou un chargement de lingots,
qui me vient en retour ?
une eau si précieuse
valant son pesant d’or,
comme un trésor
tapi dans l’ombre ténébreuse.
… Se pencher par dessus la margelle,
mais voilà qu’une main invisible
me fait perdre l’équilibre :
je bats des bras et chancelle ,
chute brusquement dans l’obscur,
à toute allure .
… au fond du puits
me saisissent soudain, les griffes de la nuit.
C’est la nuit que je cherche – (Susanne Derève)

Un train traverse la nuit
C’est la nuit que je cherche
dans son manteau de neige
ses éclisses de gel ses quartiers d’ombre
et de lumière
à la lueur des réverbères tremblant
sous les assauts du vent
et toi bonhomme de neige
qui fanfaronne dans les jardins
blanchis de givre
bénis ma bonne fortune :
demain flottera ton chapeau
avec ton frac entre deux eaux
Je n’aurais plus qu’à les pêcher
dans une flaque
Coiffé de mon chapeau claque
j’attraperai le dernier train
pour rejoindre la nuit en habit de satin
et l’épouser sous la lune
Tristesse – ( Susanne Derève)
Zoran Mušič – personnage
Il fait ce soir un temps d’une affreuse tristesse
Les nids sont vides
et le gui a fini d’étrangler les pommiers
Le temps est aussi gris qu’un mur de Dubuffet
ou bien qu’un chien tenu en laisse
Que reste-t-il
de ces années de liesse
de mes jeunes années
De Muzic à Kiefer,
le temps a dévoilé peu à peu ses charniers
de brouillards et de cendres
de carcasses froissées
Je les souligne d’encre noire
aux angles aigus de la mémoire
sans trembler
Il fait ce soir un temps d’une amère tristesse
La nuit est claire.
Pourtant,
comment la voir encore avec un cœur d’enfant
alors qu’elle court avec son œil de chat huant
comme un long corbillard
à corps perdu
vers le néant
Franck Venaille – égaré dans la nuit

Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe (en), James Abbott McNeill Whistler, 1874.
égaré dans la nuit
dans ce qui est
l’obscur complet
j’avance lentement
me tenant par la main
Marc Henri Arfeux – Chemin de Louve (Extrait II)

Lointaine, ô demeurant lointaine,
Et si légère
Dans le lointain avant-pays,
Tu vas,
Malgré l’hiver,
Ta rose nuit pour seule image
Dans les ronciers.
Errante est la fraîcheur que tu portes en mystère
Comme un oiseau caché ;
Sur tout le jour s’étire un seul instant.
Puis tu pénètres en des chemins sans lieu
Que nulle maison n’appelle
A son orient de lampe.
Leurs jeux noués déchirent et te sidèrent,
Ma disparue de neige,
Pressée de comparaître et de nommer le seul,
Osant la nuit comme on se jette à la morsure en implorant son lait,
Pour le cracher ensuite, et piétiner sa propre face,
Puis se lever, tremblante, et s’étonner du jour,
Louve attendrie par les ciseaux de tout visage,
Prête à brûler le feu dans un mortier de larmes,
Louve agonie,
Limpide et morcelée,
Tenant la soif entre tes dents,
Criant,
Serrée de près sous un torrent d’azur.
S’échapper de la nuit – ( RC )
peinture: Anselm Kiefer
–
De vivants ici,
juste des corbeaux
au-dessus de fossés brûlants.
Des temps effacés,
s’entrouvrent des labours inutiles.
Comment se prolonge le monde
après la guerre ?
Des champs abandonnés,
aux tiges brisées,
faut-il reconstruire
et laisser les paroles se poser ?
la poésie est-elle possible,
pour s’échapper de la nuit,
et renaître quelque part ?
–
RC – mars 2020
Quine Chevalier – Au bord du feu
I
Au bord du feu, au ban des ronces
entre les plaines délétères,
corps de naissance
en rien vêtu
les hardes ouvertes de lumière,
tu jettes un corps sur tes épaules.
Lequel des deux infanticide ?
Le vent rafle les chevaux sans territoire.
Nuit sacrificielle
sur les cerceaux hantés
du grand portique :
danse.
II
Par la vraie nuit
à ses textures de silence
au bord du feu
au ban des ronces
porter un corps
et son vertige
un corps jeté
hors la nuit
sur les épaules
Gérard Titus-Carmel – cet arrière-goût de nuit
cet arrière-goût de nuit
a tant dévasté ma langue
qu’il ne m’est plus alliance avec le monde
que dans les seuls mots
ciel et lilas
des mots
dont je me frotte les lèvres
chaque fois que j’observe
les craquelures du mur
où parfois les lézards s’affolent
vers midi
Leon Felipe – Je ne suis pas venu chanter
Gravure MC Escher ( partielle): goutte de rosée