C’est la nuit que je cherche – (Susanne Derève)

Un train traverse la nuit
C’est la nuit que je cherche
dans son manteau de neige
ses éclisses de gel ses quartiers d’ombre
et de lumière
à la lueur des réverbères tremblant
sous les assauts du vent
et toi bonhomme de neige
qui fanfaronne dans les jardins
blanchis de givre
bénis ma bonne fortune :
demain flottera ton chapeau
avec ton frac entre deux eaux
Je n’aurais plus qu’à les pêcher
dans une flaque
Coiffé de mon chapeau claque
j’attraperai le dernier train
pour rejoindre la nuit en habit de satin
et l’épouser sous la lune
Tristesse – ( Susanne Derève)
Zoran Mušič – personnage
Il fait ce soir un temps d’une affreuse tristesse
Les nids sont vides
et le gui a fini d’étrangler les pommiers
Le temps est aussi gris qu’un mur de Dubuffet
ou bien qu’un chien tenu en laisse
Que reste-t-il
de ces années de liesse
de mes jeunes années
De Muzic à Kiefer,
le temps a dévoilé peu à peu ses charniers
de brouillards et de cendres
de carcasses froissées
Je les souligne d’encre noire
aux angles aigus de la mémoire
sans trembler
Il fait ce soir un temps d’une amère tristesse
La nuit est claire.
Pourtant,
comment la voir encore avec un cœur d’enfant
alors qu’elle court avec son œil de chat huant
comme un long corbillard
à corps perdu
vers le néant
Franck Venaille – égaré dans la nuit

Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe (en), James Abbott McNeill Whistler, 1874.
égaré dans la nuit
dans ce qui est
l’obscur complet
j’avance lentement
me tenant par la main
Marc Henri Arfeux – Chemin de Louve (Extrait II)

Lointaine, ô demeurant lointaine,
Et si légère
Dans le lointain avant-pays,
Tu vas,
Malgré l’hiver,
Ta rose nuit pour seule image
Dans les ronciers.
Errante est la fraîcheur que tu portes en mystère
Comme un oiseau caché ;
Sur tout le jour s’étire un seul instant.
Puis tu pénètres en des chemins sans lieu
Que nulle maison n’appelle
A son orient de lampe.
Leurs jeux noués déchirent et te sidèrent,
Ma disparue de neige,
Pressée de comparaître et de nommer le seul,
Osant la nuit comme on se jette à la morsure en implorant son lait,
Pour le cracher ensuite, et piétiner sa propre face,
Puis se lever, tremblante, et s’étonner du jour,
Louve attendrie par les ciseaux de tout visage,
Prête à brûler le feu dans un mortier de larmes,
Louve agonie,
Limpide et morcelée,
Tenant la soif entre tes dents,
Criant,
Serrée de près sous un torrent d’azur.
S’échapper de la nuit – ( RC )
peinture: Anselm Kiefer
–
De vivants ici,
juste des corbeaux
au-dessus de fossés brûlants.
Des temps effacés,
s’entrouvrent des labours inutiles.
Comment se prolonge le monde
après la guerre ?
Des champs abandonnés,
aux tiges brisées,
faut-il reconstruire
et laisser les paroles se poser ?
la poésie est-elle possible,
pour s’échapper de la nuit,
et renaître quelque part ?
–
RC – mars 2020
Quine Chevalier – Au bord du feu
I
Au bord du feu, au ban des ronces
entre les plaines délétères,
corps de naissance
en rien vêtu
les hardes ouvertes de lumière,
tu jettes un corps sur tes épaules.
Lequel des deux infanticide ?
Le vent rafle les chevaux sans territoire.
Nuit sacrificielle
sur les cerceaux hantés
du grand portique :
danse.
II
Par la vraie nuit
à ses textures de silence
au bord du feu
au ban des ronces
porter un corps
et son vertige
un corps jeté
hors la nuit
sur les épaules
Gérard Titus-Carmel – cet arrière-goût de nuit
cet arrière-goût de nuit
a tant dévasté ma langue
qu’il ne m’est plus alliance avec le monde
que dans les seuls mots
ciel et lilas
des mots
dont je me frotte les lèvres
chaque fois que j’observe
les craquelures du mur
où parfois les lézards s’affolent
vers midi
Leon Felipe – Je ne suis pas venu chanter
Gravure MC Escher ( partielle): goutte de rosée
Je ne suis pas venu chanter, vous pouvez remporter votre guitare.
Je ne suis pas non plus venu et je ne suis pas ici pour remplir mon dossier pour qu’on me canonise quand je mourrai.
Je suis venu regarder mon visage dans les larmes qui marchent vers la mer,
Le long du fleuve,
et le nuage…
et dans les larmes qui se cachent
dans le puits,
dans la nuit
et dans le sang…
Je suis venu regarder mon visage dans toutes les larmes du monde,
et puis aussi pour mettre une goutte de mercure, de pleurs, ne serait-ce qu’une goutte de mes pleurs
dans la grande lune que fait ce miroir sans limites où ceux qui viennent me regardent et se reconnaissent.
Je suis venu écouter encore une fois cette vieille sentence dans les ténèbres :
Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front
et la lumière à la douleur de tes yeux.
Tes yeux sont les sources des pleurs et de la lumière.
Du blues, et une nuit toute blanche – ( RC )
Je traverse une nuit toute blanche
qui a l’allure d’un vieux blues
où dansent quelques idées
à côté des poubelles.
C’est-il de me réveiller sur le pavé,
en côtoyant des bouteilles vides
et les flaques où se reflètent
les néons des boîtes à strip-tease ?
Des mots me viennent
et apprivoisent des blessures anciennes
quand je me redresse d’un pas mal assuré
en faisant quelques mètres, plutôt syncopés.
Ce sont des vieux rythmes
qui me bandent la tête,
alors que je m’efforce de traverser
cette nuit de blues, toute blanche.
–
RC- avr 2020
Martine Cros – La tentation du vent
Je vais ce crépuscule tenté par un bain de mer qui vient s’abreuver aux calanques tyriennes, aux rosées des paysages ; je lape l’or aux hanches des falaises qui sombrent dans l’eau mate ; l’évocation de cette union ancestrale gorge mon courage de royaumes d’amour que la nuit entretient
je plonge
Prendre soir
et j’emporte sous ma cape ces senteurs sensuelles de bois que l’on râpe, ces muscs noirs que le zénith éclot à même le rocher ; j’ai pris soin de les cueillir à chacune de mes essoufflées ; puis je range les activités humaines qui peuplent ces vallées virginales que l’enfer souille de ses simonies avant de retrouver
l’onirique ouvrage
nouer la nuit
Je sombre
….
- —–la suite est visible chez les « cosaques des frontières »
Allain Leprest – l’homme aux deux ombres
sculpture : Jean-Pierre Baldini
Le type d’en haut le solitaire
Si j’vous disais il a deux ombres
Qui le suivent sous les réverbères
De la ville quand la nuit tombe
Une ombre bleue à chaque jambe
La sienne et celle d’une dame
Deux ombres qui soupirent ensemble
Sur le drap sale du macadam
On dit que c’est un vieil amour
Un coup au coeur jamais guéri
Qui n’a laissé que son contour
Découpé dans un matin gris
V’là c’est pour ça qu’il a deux ombres
Qui déambulent derrière lui
Qu’il promène dans les décombres
De sa mémoire toutes les nuits
Deux ombres enlacées côte à côte
Cousues au bas de son manteau
Les mains mises l’une dans l’autre
Qui s’embrassent derrière son dos
Une ombre bleue à chaque jambe
La sienne et celle d’une dame
Deux ombres qui soupirent ensemble
Sur le drap sale du macadam
Le type d’en haut il a deux ombres
Et il les rentre au petit jour
Quand le premier rayon fait fondre
Les contours de nos vieilles amours
Sandra Lillo – du rêve de l’été
peinture: Julianne Felton
–
Les ombres boivent le soir
la lumière
Tu te demandes comment
t’échapper
les cercles s’agrandissent
la nuit monte aux chevilles
te réveiller oiseau peuplier
saule pleureur
mais pas du rêve de l’été
Une reine recluse – ( RC )
C’est l’image d’une femme,
une reine recluse
derrière de hautes murailles,
Elle sait n’avoir pour horizon
derrière sa fenêtre
que des forêts et des collines
qui se prolongent à l’infini.
Parfois elle voit, comme un signe,
un oiseau s’approcher de l’ouverture,
pour s’éloigner aussitôt
comme un rêve
qu’on ne peut jamais saisir.
Ce peut être une abeille égarée,
– dit-elle – qui chante et puis s ‘envole.
Ce sont peut-être comme mes pensées:
une gloire d’or et de lumière
qui fait le miel de l’insecte ,
et le mien .
Hélas, je suis prisonnière
et ce que j’écris
est ce miel inutile
qui ne fait que prolonger
les journées qui s’enfuient:
ainsi, j’enferme la lumière dans la nuit.
note:
« La Gloire est une abeille/Elle Chante –/ Elle pique –/ Et, hélas, elle s’envole »
« Des pensées qui seront d’or et de lumière »
sont des extraits d’écrits d’Emily Dickinson.
Une vénus derrière le balcon – ( RC )
Madame, vous restez entière,
je n’ai rien volé dans votre appartement
et vôtre âme vous appartient..
Vous étiez ce long corps nu de faux gisant,
et votre lingerie était en tas sur la table.
Vérifiez… je n’ai rien pris:
pas une main, pas un sein ( je n’en aurais pas l’usage).
Pourtant vous m’épiiez depuis longtemps
derrière votre balcon,
et vous savez que mon regard vous peint.
Au contraire, j’ai rajouté sur la toile
une tenture, un voilage.
Puis ce vase avec ces fleurs mauves
qui semblent un rien vénéneuses
mais ne faneront pas.
La nuit aura beau vous caresser,
vous resterez pour l’éternité
telle que vous étiez
parcourue d’un rayon de lune
se lovant sur vos hanches.
RC
Guy Goffette – Premier rendez-vous avec la lumière
Il aime cette attente et ce geste de verser l’eau bouillante,
tandis que l’eau du temps coule sur les toits où seuls encore,
tels des cris de coqs, percent les cous rouges des cheminées.
Le café passe lentement, noir comme un coup de poing :
la nuit est morte.
Pierre, qu’il soit ou non amoureux, se lève tôt.
De peur de manquer ce premier rendez-vous avec la lumière, quand l’œil,
encore mal débarbouillé des songes,
n’est qu’un œuf sous la paille des cils.
La journée du peintre – ( RC )
peinture: P Cézanne — parc du château noir 1904
Je ne sais
quand les journées s’allongent :
je suis pieds et poings liés
à la chanson du pinceau,
et j’en oublie les heures,
jusqu’à ce que je plonge
dans l’oubli des choses,
ainsi mon ombre me devance
sur la toile ébauchée.
Et chante aussi la rivière
sous le pont de pierres…
J’ai confondu ce que j’ai peint
avec une journée d’été.
Je dépose la lumière par petites touches ,
qui se rassemblent contre l’obscurité.
Je marche dans une clairière
que j’ai inventée ,
je m’y égare un peu .
La futaie change soudain d’aspect
sous l’éclairage électrique .
Elle n’a plus cet attrait magique
des rideaux de feuilles .
Je continuerai demain
marchant dans sentes et chemins :
il y a des couleurs qui s’attardent
à la façon de feuilles d’automne
Elles sont aussi sur mes mains tachées ;
je vais aller me nettoyer
puisqu’une journée à peindre
vient de s’éteindre
sans bruit ,
remplacée progressivement par la nuit .
–
RC – juin 2019
Alain Paire – Soif inquiète
La terre serait soif inquiète. Il n’y aurait plus
que la nuit de l’oubli, des formes sombres
à peine terrestres, le silence de la lumière.
Et parmi les fruits de la veille, comme une ressemblance,
le sourd battement d’une âme, tout au moins le pardon de l’image,
la détresse d’une main qui se blesse ou bien qui aime.
(Un rossignol accueillait chaque nuit l’eau bue par la lumière.)
extrait de « la maison silencieuse »
Gabriela Mistral – Pudeur
dessin – A Watteau
Si tu me regardes, je deviens belle
comme l’herbe qui a reçu la rosée,
et ils ne reconnaîtront pas ma face glorieuse,
les grands roseaux quand je descendrai à la rivière.
J’ai honte de ma bouche triste,
de ma voix cassée et de mes genoux rudes;
maintenant que tu es venu et m’as regardée
je me suis trouvée pauvre et me suis sentie nue.
Tu n’as pas trouvé de pierre dans le chemin
plus dépourvue de lumière dans l’aurore
que cette femme sur qui tu as levé
les yeux en écoutant son chant.
Je me tairai pour que ceux qui passent
dans la plaine ne connaissent pas mon bonheur
à l’incendie qu’il met sur mon front grossier
et au tremblement de ma main…
C’est la nuit et l’herbe reçoit la rosée;
regarde-moi longuement et parle avec tendresse,
car demain en descendant à la rivière
celle que tu as embrassée aura de la beauté.
Jean-Baptiste Tati-Loutard – le rocher sur la rive
Celui qui l’assiste devient rocher sur la rive :
Il pleure mais la roche ne rend que sa source.
Nous avons chargé le ciel de tant de soleils
Que nous avons oublié qu’en ce monde
La nuit fut première.
C’était si doux de croire – (Susanne Derève)

Albert Houthuesen – Walk to the Moon, (Childhood Command)
C’était si doux de croire
qu’on aurait pu courir sur l’échine de la nuit
avec des doigts de fée
y broder des étoiles, des galons d’or
tirer le fil d’opale d’un blanc rayon de lune
pour se laisse glisser de la frange des cimes
jusqu’à la cotte de velours des prairies d’été
Mais la nuit a secoué l’échine
la nuit n’aime pas sentir sur son dos nu
les doigts légers des fées
Mon chariot a versé
de la fourche des cimes
sur la cotte de velours sombre des prairies d’été
et le croissant acéré de la lune
avec son fin poignard d’argent
a tranché un à un les fils célestes
m’a coupé le chemin du rêve
pour me jeter à terre comme un petit Poucet
les cailloux de sa poche
dispersés aux quatre coins du ciel
Aussi je vous le dis le jour pâlit et meurt
sans bruit sous les chandelles du soir
tandis que la nuit chante
Mais n’allez pas défaire le jour flétri pour habiller
la nuit de songes avec vos doigts de fée
Ne vous approchez pas
Écoutez là seulement chanter
Répandre des étoiles – ( RC )
L’origine des temps
se perd dans le lointain,
et la nuit clignote
de myriades d’étoiles,
qui nourrissent les rêves.
Tu as arpenté les terres nues,
les chemins creux,
en recueillant dans tes bras,
comme tu le souhaitais,
les moissons du ciel.
As tu réussi à capter
l’un d’entre ces astres
lors de tes dérives buissonnières,
qui t’emportent
loin de la lourde glaise des jours ?
La bonne étoile te suit alors,
et la bonne fortune
te précède dans le parcours des dunes
même dans la nuit la plus noire
juste quand tu t’endors…
Tu confies tes espoirs
en traçant un bout de route
dans les figures de zodiaques,
qui se reflètent ( on s’en doute )
dans des flaques.
Mais le lendemain
fait pâlir les rêves,
comme si des branches,
se retirait la sève
au petit matin…
Crois-tu que c’est lui qui les a tués
et que les étoiles s’enterrent,
de façon que la journée,
ne puisse les toucher,
ni personne les atteindre ?
En fait ils ne vivent que la nuit,
lorsque disparaît le soleil
et il n’y a rien qui les remplace
jusqu’à ce que le sommeil
arrive pour les repeindre
mais l’étoile que tu as choisie
va te guider sur ton destin
même si on ne la voit pas,
tu répands des fleurs avec tes mains
et la glace fond sous tes doigts.
Alda Merini – la notte
La chose la plus magnifique est la nuit
quand tombent les dernières épouvantes
et que l’âme se lance à l’aventure.
Lui se tait en ton sein
comme résorbé par le sang
qui prend enfin la couleur de Dieu
et toi tu pries pour qu’il se taise à jamais
pour ne pas l’entendre telle une plénitude fixe
jusqu’à l’intérieur des murs.
–
La cosa più superba è la notte
quando cadono gli ultimi spaventi
e l’anima si getta all’avventura.
Lui tace nel tuo grembo
come riassorbito dal sangue
che finalmente si colora di Dio
e tu preghi che taccia per sempre
per non sentirlo come un rigoglio fisso
fin dentro le pareti.
Parfum – (Susanne Derève)

Photo Robert Mapplethorpe
Il suffirait d’un mot
Lait fleur
enfant mémoire
Il suffirait d’un son
le do nu du dormeur
Et le si de silence
Il suffirait la nuit
de franchir le miroir
dans une douce errance
de flâner en chemin
de cueillir dans le noir
une rose sans tain
et dans un vertige soudain
il suffirait
d’un mot
qui nous dirait
parfum