Candice Nguyen – la nourriture des méduses

Ces mots prisonniers des rochers et l’eau qui bat entre, inlassablement.
C’est une lumière noire qui décline sur la peau de visages rougis par le froid et les sourires piqués par les sels sont laissés là en feu sur la route des marées. Ils flotteront dans le bleu de l’obscurité toute la nuit et disparaîtront dès les premières agitations au matin. C’est la Baltique, en octobre, une nuit, c’est un silence lourd cassé par le ronronnement des machines et le reflux des méduses qui capturent en leur ombrelle toute la lumière des étoiles dont elles se repaissent avides, exclusives, affamées, en ces heures creuses du monde. Elles ne partagent pas. Elles conservent jalousement le trésor précieux et dans une lenteur agressive et gracieuse, elles attendent la mort pour renaître. Les méduses se reproduisent lors de leur mort. Coefficients, force des vents et l’écume blanche qui dégouline alors de nos corps mouillés, souillés, à bout, c’est dans la vase maintenant que nos lèvres se débattent et nos langues abandonnées au vide et l’absence de sens fouillent et triturent la nourriture des méduses en espérant y retrouver leur jeunesse et les balbutiements des premiers instants, des premiers jours – les premiers mots, inlassablement.
Le couple de pierre a perdu son ombrelle – ( RC )

Je ne sais depuis combien de temps
patientent ces gens
au sommet de la colline .
Ont-ils perdu leurs habits d’hermine
ainsi que leur ombrelle ?
Les voila changés en statues de sel,
ces deux amants
exposés au vent,
mais toujours aussi proches.
Leur visage de roche
par un sculpteur, immortalisé
en prolongeant leur baiser
en aplomb du précipice.
On pense à Philémon et Baucis
dont l’existence réelle
ne s’embarrasse pas d’ailes :
leurs branches enlacées ,
un face à face rapproché ,
où l’amour peut affronter
le passage des années, pour l’éternité.
Mouloudji – Cache-cache
C’est de texte de sa chanson….
Vous êt’s-vous caché
Un jour de cache-cache
Sous la jupe lâche,
Quoiqu’ intimidé,
Dans l’intimité
D’une dam’ ombrelle
Aux senteurs si blêmes
Strident’s de douceur
L’avez-vous rêvé ?
Ce doux goût de peur
Couleur de péché,
Était-ce inventé ?
Sous la jupe folle,
Vous flairiez la chair
De dame prison
Ell’, dans son émoi
Ouvrait de plus belle
Ses ciseaux femelles
En prison de joie,
Vous étiez ému
Sous la chèr’ ombrelle,
Un soleil diffus
Éclairait tout bas
La tendre bastille
Vous, les yeux béats
La tête levée
Au ciel albinos,
Vous suiviez le vol
D’un corbeau velu
Entre chair et rose
Des cuisses jouflues
Et du pantalon
Comme rêve glauque.
Raymond Penblanc – Comme sur la photo
–
( extrait de parution de la revue « Secousse « , n°9 )
–
Comme sur la photo Je vois bien qu’elle me reproche quelque chose, sans parvenir à saisir ce qu’elle dit.
D’après le dessin de ses lèvres il pourrait s’agir de « je », ou alors du « ch » de « chéri », qui n’est pourtant pas un mot de son répertoire. Qu’est-ce que ce mot viendrait faire ici d’ailleurs, surtout si c’est à moi qu’elle s’adresse ? Ses petits chéris sont debout à côté d’elle, Violaine sur sa gauche, Paul sur sa droite. Entre eux et moi il y a ce large parterre de fleurs qu’il faudrait que je franchisse pour pouvoir les rejoindre. Elle ne devrait pas être irritée contre moi. Non seulement je n’ai pas piétiné ses fleurs, mais je n’ai toujours pas bougé. Et si c’était mon immobilité qu’elle me reprochait ? En principe je devrais me trouver avec eux, mais où exactement ? Sur sa droite ou sur sa gauche ? Sur sa droite bien sûr, ça équilibrerait, Paul rejoignant Violaine sur sa gauche. Violaine, revêtue de cette petite robe claire qui lui va si bien, tenant glorieusement sa petite ombrelle de papier crépon dans ses deux mains, Paul toujours très raide, avec ses cheveux blonds toujours aussi sagement peignés,
séparés par cette immuable raie à gauche, qui est également le côté où il cligne de l’œil, clignement qui lui tire la pommette vers le haut en le faisant grimacer.
Il ne dit rien, ni Violaine non plus. Il n’y a qu’elle qui parle, dont la lèvre inférieure, légèrement retroussée semble exprimer une petite moue de réprobation. Il ne peut donc s’agir d’un « ch », mais plus vraisemblablement d’un « u », ce qui me laisse à nouveau perplexe, car je ne vois pas quelle phrase s’adressant à moi pourrait commencer par un « u ». Est-ce à moi qu’elle s’adresse d’ailleurs, et pas plutôt à Violaine et à Paul ? Et pour leur dire quoi ? Qu’ils ont beaucoup de chance de se trouver du côté où ils se trouvent, et pas de celui où je me situe, moi, comme dans un autre monde, étrange, obscur, incertain, et dangereux surtout. « Voyez », tel est sûrement le mot qu’elle prononce. « Voyez », insiste-t-elle, sans trop appuyer, (il ne faudrait surtout pas les effrayer.)
Elle ne sait comment disposer ses mains, qu’elle laisse retomber maladroitement, une sur chaque hanche, le long de cette robe d’été que je me rappelle lui avoir toujours vue. Une robe blanche à fleurs bleues, serrée à la taille par une ceinture de même couleur et ornée des mêmes motifs, qui lui descend assez bas, juste au-dessus des chevilles. Son bras droit m’apparaît plus détaché du corps que le gauche, signe qu’elle pourrait s’en être servie pour me désigner à Violaine et à Paul, avant qu’eux-mêmes me découvrent à travers cette pénombre qui recouvre progressivement le jardin, de mon côté du moins, alors que ça ne devrait pas être le cas du leur, car je les distingue parfaitement dans cette lumière presque irréelle qui pourrait laisser croire que c’est encore le matin pour eux, et sans doute aussi l’été. Cependant il y a quelque chose qui me gêne.
Est-ce le sourire de Violaine, cette façon nunuche de brandir sa petite ombrelle de geisha ? Est-ce la raideur de Paul à la raie trop sage, cette tension qui lui tire sur la joue comme s’il me faisait de l’œil ? Leur sourire n’en est pas un, c’est une grimace de circonstance, celle qu’on s’inflige en présence des morts, cet affreux sourire que les vivants accrochent à leurs visages compassés, y compris les enfants dès lors qu’on les y oblige, ce sourire qu’ils adressent aux grandes personnes devant lesquelles on les force à s’incliner.
Pour Violaine et pour Paul je suis un grand, je suis l’aîné. Celui qui s’est séparé d’eux très tôt, qui est parti, dont ils ont entendu parler de loin en loin et toujours à demi-mots, comme d’un étranger, comme d’un malade aussi, qui reviendra peut-être, quand devenus grands eux-mêmes ils auront perdu, elle ses préciosités de petite fille, lui ses raideurs de petit garçon mal dans sa peau. Ils doivent sûrement me reconnaître. Je n’ai pas tellement changé. J’ai juste un peu moins de couleur sur les joues, et mon visage doit être terriblement figé.
Cependant mes yeux sont encore bien ouverts puisque je les vois. Eux attendent sans doute que je me manifeste par un mot, ou par un geste qui contribuerait à détendre l’atmosphère. Ils espèrent ça de moi, et elle aussi, qui ne peut accepter de les avoir préparés à me découvrir couché sur ce lit si je ne m’explique pas un peu. Certes, ils ont très peur. Pourtant ils savent déjà, ils connaissent mon secret.
C’est pour ça que Violaine a apporté son ombrelle, et c’est pour ça que Paul est resté tête nue, sans sa casquette, et qu’il cligne de l’œil. Comme sur la photo. En tout cas c’est ainsi que je me souviens d’eux, et pour cause, c’était toujours moi qui les photographiais.
Se couvrir la tête dans des circonstances comme celles-ci ne se fait pas, même à cet âge. Elle les a bien dressés. Elle leur a certainement recommandé de ne pas s’agiter, de ne pas bâiller, de ne pas soupirer, de ne pas sangloter. Et ils ne devront pas se sauver non plus. Mais voilà que tout se précipite et que je cesse brusquement de les voir. Des pas, nombreux, résonnent en se dirigeant vers moi.
Je me croyais pourtant en sécurité ici, au cœur de ce jardin, dont je me serais bien gardé de fouler l’herbe, de piétiner les fleurs. Quelqu’un vient de fermer un rideau sur mon côté droit, tandis qu’on en ouvrait un autre sur mon côté gauche. Le bruit de fleurs écrasées proviendrait-il donc de là ? En tout cas il m’apparaît brutal. Moins que cette lumière qui m’aveugle à présent, avant même que j’aie eu le réflexe de me plaquer les mains devant les yeux.
En un instant je suis emporté. Je sens que le mouvement du chariot se transmet à tout mon corps. Puis la voix retentit. « Préparez le bloc. C’est pour un lavage d’estomac. »
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Raymond Penblanc a publié 3 romans aux Presses de la Renaissance et publie aujourd’hui des nouvelles, essentiellement dans la Revue des Ressources et aux Éditions de l’Abat-Jour ainsi que dans des revues (Brèves, l’Ampoule, Népenthès, Le Livre à Disparaître, La Femelle du Requin)
François Corvol – mythologies 03
photo: Edw Steichen
Un jour tu refermeras l’ombrelle et tout ceci
coulera dans l’eau comme les ancres
tout ceci qui nous ensorcela
disparaîtra dans l’étang dans le fort, pris au piège
du temps de la vie de tout ce qui se dérobe à ton piano
dix doigts pour commencer le château
la cueillette des cerises le repas des oiseaux, nous avons
beau voyager retenir l’eau toujours je vois
la nuit les arbres les manteaux
un jour tu refermeras l’ombrelle et tout ceci
coulera dans l’eau comme les pierres
tout ceci qui nous ensorcela
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d’autres textes de François Corvol, sont disponibles sur « décadence.net »
Image, montage perso 2000, à partir de reproductions d’oeuvres de Max Ernst