James Wright – une bénédiction

Au bord de l’autoroute pour Rochester, Minnesota,
Le crépuscule ricoche doucement sur l’herbe.
Et les yeux de ces deux poneys indiens
S’assombrissent de gentillesse.
Ils ont gaiement émergé des saules
Pour nous accueillir mon amie et moi.
Nous enjambons les barbelés, entrons
Dans le pâturage où ils broutent durant le jour, seuls.
Ils frémissent avec ardeur,
parvenant à peine à contenir leur joie
Car nous sommes là.
Ils s’inclinent timidement, tels des cygnes mouillés.
Ils s’aiment.
Il n’y a pas de solitude semblable à la leur.
A nouveau détendus.
Ils commencent par grignoter les jeunes touffes de printemps
Dans l’obscurité. J’aimerais étreindre la mince ponette.
Elle s’est avancée vers moi,
a mis son museau dans ma main gauche.
Elle est noire et blanche.
Sa crinière s’échevèle sur son front.
Et la brise légère me pousse à caresser son oreille fuselée
Aussi délicate que la peau du poignet d’une jeune fille.
Aussitôt je comprends
Que si je sortais de mon corps je me mettrais
soudain à fleurir.
(Traduction inédite de Sabine Huynh du poème de James Wright,
« A Blessing », The Branch Will Not Break, 1963)
Houle à l’intérieur du béton – ( RC )

Tu sauras te confier
aux racines de l’ombre,
sentiras les vibrations venir,
traverser le mur.
Si tu plaques ton oreille à sa surface,
le tympan percevra le frottement
d’autres oreilles, de l’autre côté.
Viendront les sons, amplifiés par les gestes,
peut-être quelques mots
difficiles à comprendre,
comme une offrande qui suivrait
le parcours sinueux des tuyauteries,
paroles anonymes traversant
les viscères de l’immeuble.
Et dans les intervalles,
presque un silence.
Tu mettrais tes doigts en cornet
pour en entendre davantage,
mais ce serait juste l’illusion de la mer,
évocation lointaine du large
qui te rattrape.
Murmure d’une houle
qui déferle
à l’intérieur même du béton.
Plus proches des insectes que des étoiles – ( RC )

Je multiplie les voix,
colle mon oreille sur le sol.
J’entends le crépitement de l’univers
à même la terre.
Viennent des vibrations,
et l’enfance de l’herbe,
dont l’enthousiasme se nourrit
du temps et des vents.
De petits riens
que la pluie dépose.
Des feuilles s’ébrouent,
se développent et se ternissent.
C’est dans l’ordre des choses,
ainsi l’éclosion des roses,
leur parfum suave
comme l’éclat des astres.
Je ne vais rien décrire,
la couleur existe,
vibre de lumière,
elle se passe de moi.
Le monde est un chapiteau,
et le spectacle est à deux pas.
Nous sommes plus proches des insectes
que des étoiles.
Michel Pierre – un seul mot

À l’intérieur d’un seul mot vous ne respirez plus. La phrase vous laisse l’oxygène indispensable pour en revenir à l’idée, elle-même ombre du paradoxe qui retenait vos poings liés à la page blanche. Sinon des animaux sauvages s’emparent de votre délire. Vous parcourez toutes les savanes, remontez les déluges, appliquez à votre mémoire le vide circonstancié qui aspire faits et gestes anciens, lesquels couturent votre calotte ou, si vous préférez, votre bonnet d’enfance. Suffirait de bégayer dans l’oreille d’un imbécile qui vous prend illico pour un fieffé poète. Alors, ce qui doit être dit, laissez-le raconter par le plus prestigieux d’entre nous, celui dont la panse est couverte de médailles surannées, triste devant la connaissance qui rend obèse, aspire l’inspiration, asphyxie les phénomènes grammaticaux, l’ensemble prêt à rendre les ours comestibles. Bref, souriez sans réfléchir. Toute bulle vous conduit au firmament de l’impossible. Vos voisins sont des bâtisseurs et déjà vous n’apercevez plus la mer qui gronde, ignorez la torpeur des marais, n’entretenez plus le geste qui sauve et que, pourtant, vous avez déniché dans le bréviaire sacré de votre solitude. Et ce livre, écrit à l’intérieur d’un seul mot, ne sera jamais ouvert à la page de la moindre illumination.
Michel Pierre, L’enfer vaut l’endroit = ( publication des éditions des vanneaux )
Thomas Duranteau – puits
Le puits ne connaît pas
le sens du vent
ni le temps que met le soir
pour nourrir par bouchées
les pierres gisantes
sur son lit
*
Puits
bouche à nourrir
oreille où chuchoter
œil où refléter
nos entrailles ouvertes .
Tes mots revenus – ( RC )
J’ai emporté les mots que tu m’as glissé à l’oreille,
je les ai confiés aux ,
afin qu’ils voyagent,
et qu’ils les racontent à leur façon…
Je suis le passeur des phrases, celles qui sont dites,
et celles qui ne le sont pas.
Un jour, comme je l’ai vu,
( ou plutôt, comme je les ai entendus,
les mésanges sont venues frapper à ma fenêtre ) :
c’est qu’elles avaient sans doute
une réponse à me donner, et le récit de ton voyage .
J’ai essayé de l’interpéter à ma façon,
et les mots pensés,
ont ainsi continué leur voyage,
dans ma tête peut-être,
en donnant naissance à d’autres écrits .
C’est que tu parles un peu en moi…
–
RC – avr 2017
( réponse à Anna Jouy : voir les mots partis )
Nicolas Rouzet – le cercle et la parole
photo: Ernst Haas
Il y a le cercle et la parole
et l’heure où chaque naissance
annonce l’aube rageuse
l’attente du regard
Une main aveugle
dure à tâtons
devance le jour
dessine comme par jeu
la frontière qui sépare
le silence de la parole
le geste du murmure
De son pouce
se traverse la brèche
s’effleure le néant
d’où l’on sauve
la braise
et la brindille
Et que l’oreille
se tende
vers ce soupirail
qu’elle entende
que nos fantômes
n’ont pas changé de nom
que tous se croient encore vivants
dans l’espace ouvert
par l’éclat
le mirage
de nos âmes !
Anna Niarakis – Une minute
photo: image extraite du film « Henri », de Yolande Moreau
Heure 20:37.
Je ripe mes chairs, la mémoire
l’innocence oubliée.
Seul, nue , j’erre
A six dimensions
avec les six sens.
Je regarde le labyrinthe de côté
formé par ton oreille.
Puis je plonge et disparais.
Je subis l’électrocution,
par les neurones
de ton cerveau.
Electrochoc.
Je me réveille pleine de sang
sur le ventricule gauche de ton cœur.
Je respire et vibre à un rythme étranger.
Ta pulsation.
Quelque chose te dérange.
Je deviens une glaire qui se plante dans tes poumons.
Tu tousses et tu me craches sur le tapis
Je me lève, je fais mes cheveux et je m’assieds.
Tu m’offres du café et me demandes ce que c’ était
J’allume une cigarette, la fumée m’enroule
Et je disparais.
Voyage dans son visage – (RC )

Sculpture Oliver Voss
–
C’est d’un grand portrait dont je ne pouvais faire le tour, ni voir l’ensemble, que l’exploration commence….
Je suis un petit bonhomme aux allures de lilliput, aux sensations de » l’homme qui rétrécit « , qui se promène sur ce visage, sur ton image…
Etant si petit, les départements de l’image me sont des passages d’où je ne peux pas voir les voisins..
Je progresse ainsi, de cheveux blonds, remplacés brusquement par des yeux de porcelaine, puis par un petit nez orné dessous d’un fin duvet, si discret si mignon, —
Pommettes à peine marquées- …
En étant cet homme rétréci, il se pourrait que de l’image plane, des volumes se dessinent, les surfaces ondulent, la couleur se teint de chaleur, les pentes naissent, et voilà que je dois m’accrocher pour ne pas glisser…
hop je me rattrape au lobe de l’oreille, dissimulé un peu derrière les mèches paille… un petit coup d’œil dans l’obscur ouh la, ça glisse, je préfère me promener sur les joues, ( c’est bien souple)…,
je m’essaie… le coup du trampoline… !! ( j’ai gardé encore de bons réflexes, : un petit sauf périlleux, me voilà sur mes pieds… (tiens la bouche a souri !!), s’est étirée, j’ai vu luire le reflet d’une dent… ça va pas du tout, et si elle voulait me croquer ?
je suis descendu plus bas, petite glissade toboggan, qui m’amène à un petit menton rond, ouf, j’ai bien fait d’être prudent…
ce menton est en surplomb, et je n’ai pas mon matériel de rappel, pour descendre plus bas…
je devine loin, l’échancrure d’un corsage bleu qui se soulève régulièrement…
Mais ne rêvons pas , de toute façon je ne peux pas, le cadre de la photo fait que je ne peux aller plus bas…
Bien pratique d’ailleurs ce cadre, j’y prends appui, pour découvrir ce qui s’y passe sur la gauche… c’est plus dur qu’en descente, il faut que je m’agrippe au grain de la peau, que je prenne appui sur la corniche ( au coin des lèvres )… tiens une petite fossette !
Je progresse doucement, me voilà proche de l’arête du nez… enfin une bonne prise… un petit grain de beauté… un deuxième presque aligné..
D’une détente, j’ai attrapé une mèche, et j’ai vu son azur brillant, son regard pivoter sur le côté.. ça a tourné d’un coup, sans effort ( bien huilée la mécanique)…
Me voilà en train de remonter, m’aidant de petits poignées de chevelure, … hop, me voici debout.. au niveau des sourcils à peine marqués… madame joue au camouflage !
Et ensuite c’est une grande clairière, bombée mais pas trop— un espace de front dégagé, avec une ride transverse, mais peu creusée..
Mais zut alors
je suis tout à coup enlevé dans les airs…
elle m’a saisi entre son pouce et l’index, m’a dit que j’étais trop curieux, et
Et a refermé son livre d’images…
–
RC – 2011
Grande sonate ( RC )
–
Au secret, imprimé de signes, sur la partition,
S’arrangent triolets, triples-croches et soupirs,
Complotant sur les portées…
Pour jaillir,
Sous les doigts du pianiste,
L’haleine des accords sauvages,
Martelés de la gauche
Tempérant la dentelle d’un thème
–
L’épopée fraîche,
Scintillante cascade,
Passant, fluide, d’une main à l’autre,
Se poursuivent sans relâche,
Semblant inventer l’instant d’après,
Comme aussi, à l’intérieur,
Les ondes visibles, les petits marteaux
de feutre qui ondulent,
–
Ainsi le vent dans les blés
Devient palpable,
La musique ici, on la voit
Elle s’échappe,
D’un grand piano noir,
A l’arrondi d’une oreille,
Son couvercle est ouvert
L’intérieur est de feu,
–
Vers la flamme,
Ses cordes frémissent.
Se succèdent les mesures,
Les tempos se détendent ,
puis accélèrent,
Comme s’ouvrent les bras du pianiste,
Et survolent le clavier.
– Deux ailes d’un oiseau de proie -,
–
Puis se referment sur les touches d’ivoire,
Les notes s’envolent, se pressent et se cabrent,
Les cheveux saccadés au même rythme,
Balayant presque le pupitre…
Crescendo, lumières croisées sur nos folies,
Puis ombres de détente et retour du thème,
Indiquant , ré majeur,
La fin du premier mouvement.
–
La caresse dansée, au royaume sonore *
De la sonate.
–
* » Vers la Flamme », et « Caresse dansée », sont le nom de pièces pour piano d’ Alexandre Scriabine
RC – 9 septembre 2013
–
Abats-moi ( RC )
D’après une partie du texte de la chanson de Nick Cave « Shoot me down »
–
Je peux entendre l’herbe pousser
Et sentir la marée monter
Je peux ressentir la fonte des neiges
Et suspendre dans leur vol, les flocons
Je peux sentir ton souffle contre mon oreille
Et voyager, vermeil à l’idée d’un soleil
Je pourrais tout simplement disparaître
Et me dissoudre derrière un écran de vapeur
Qu’en dis-tu ? ça ne serait pas mal ?
Mais, en te regardant dans les yeux
Je sens, à ton sourire figé
Que tu vas mettre fin à l’histoire
Et m’envoyer dans les flammes
A m’imposer ta vengeance glacée
Me faire dégringoler par terre
Dans un tonnerre de feu…
Au troisième coup, j’aurai cessé
D’écouter la bouche froide de ton arme.
Et serai rendu au sol.
–
RC 18 avril 2012
–
Francis Combes – lettre à de jeunes poètes
Lettre à de jeunes poètes
1 – Adolescents, nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’écrire des poèmes. Par la suite, la vie se charge de vous émonder, de vous faire renoncer à cette activité ni raisonnable ni rentable. Le poète est celui qui n’a pas renoncé à ses erreurs de jeunesse. Mais pour cela, il faut lire, travailler, se corriger sans cesse. Car la poésie est aussi un art. Etudiez les poètes qui vous ont précédés. Une fois que vous avez trouvé la poésie, continuez à la chercher. Apprenez les règles. Ne les respectez pas.
2 – Le plus important est de se former une conscience et une sensibilité d’être humain vivant pleinement son temps. Il ne s’agit pas d’être dans l’air du temps ; il s’agit d’être à la pointe de son temps. Emporter dans ses bagages ce qu’il faudrait garder du passé pour voyager dans le futur. Car la poésie n’est pas qu’un art. Ou c’est un art d’habiter le monde. La poésie n’est pas faite que de mots. Elle est une forme de conscience hypersensible. (Ou de sensibilité hyper‑consciente).
3 – Le rôle des poètes a toujours été de connaître le nom des plantes, des pierres, des oiseaux.
Enumérer le monde pour l’apprivoiser. La ville moderne et nos inventions font aussi partie du monde. Il nous faut les acclimater. Imaginer le monde. Manœuvrer dans la fiction à haut régime. Le domaine du poème, c’est le réel et c’est aussi l’impossible, le merveilleux. Il n’y a pas de poésie sans utopie. Le vrai domaine du poème, c’est le rêve éveillé. Entraînez-vous à marcher avec les pieds sur la Terre et ne dédaignez pas, de temps en temps, d’effectuer des sauts périlleux dans l’espace.
4 – Quand on est jeune et qu’on a la vie devant soi, on aime souvent les poèmes sombres et désespérés, le spleen, le noir et le gothique… Plus tard, on apprend à apprécier chaque instant de la vie. Il y a des poètes tristes et des poètes gais, des nostalgiques et des poètes qui espèrent. Parfois, ce sont les mêmes. Tous ont droit de cité dans la cité si, à l’égal du boulanger, ils font un pain bon, odorant, croquant, tendre et réjouissant ; s’ils apportent un peu de vérité, de force, de joie.
5 – Comme la vie est courte, il faut essayer de la vivre pleinement. Ne pas pactiser avec la mort. Dans une société où la plupart des gens perdent leur vie à essayer de la gagner, le poète s’arrête pour regarder, comprendre, sentir. Intéressez-vous aux autres, prenez le temps de les aimer. Le continent le plus étrange et le plus neuf à explorer pour le poème, c’est notre vie commune. Je est aussi tous les autres. Nous ne sommes pas si différents que ça les uns des autres. C’est ce qui fonde la possibilité du poème. Et du partage. Le poème élargit l’enveloppe de l’individu à l’humanité.
6 – Le poème est l’étincelle qui peut jaillir du frottement de deux regards. Sentir que nous existons vraiment parce que nous avons besoin des autres et que nous comptons pour eux. Essayer chaque jour de faire quelque chose qui soit utile et beau. Etre heureux est un travail. Le vrai bonheur est productif. Communicatif. Le poème est un cadeau que l’on se fait et que l’on fait aux autres.
7 – Les poètes ne sont pas les inventeurs de la langue. La langue vient du peuple. C’est en lui qu’elle vit et bouge. Même s’il est souvent dépossédé de ses propres mots… Le poète est l’Indien qui applique son oreille sur la poitrine du peuple pour entendre venir de loin le galop assourdi des mots… Et tente de leur restituer le sens de la chevauchée. Faites l’amour avec les mots. Faites qu’ils fassent l’amour entre eux. Parler est utile. Même pour aimer.
8 – Pas de poème sans jeu avec les mots. Mais la poésie n’est pas qu’un jeu. La vraie matière première de la poésie, ce ne sont pas les mots, ce sont les émotions, les sens, les sentiments. Il n’est pas non plus interdit de penser.
9 – Ne vous payez pas de mots. Ne faites pas trop confiance aux mots. Entendez leur musique ; sachez y céder… et ne pas y céder. Evitez les phrases creuses, les images et les idées qui sonnent creux. Restez concrets. Pensez en images. N’ayez pas peur de la folie. Dans la folie, restez lucide. Préférez le mot juste. Ajustez les mots. Il y a une vérité du poème. Cherchez la vérité ; dites-la.
10 – Il y a encore des révolutions à imaginer. Faites à votre idée…
À vous de jouer…
–
Francis Combes, président du jury du prix de poésie des lycéens et des étudiants « Poésie en liberté ».2008
.
–
Corne de brume ( RC )
–
A l’écoute indécise,
Tu entends les vagues,
En tendant l’oreille
A la conque de soleil
Et la vie s’enroule,
Se love sur elle-même,
Aux ressacs, sur les rochers,
Elle donne son écume…
Ainsi mes doigts joints
Autour de ton attente
Qui forment la coquille
Portée dans ta main.
Tu es sur le sable
Etendu sous la lune
Les algues enroulées sur tes pieds
Intensément, tu m’écoutes
En corne de brume
–
RC – 1er nov 2012
Marie Bauthias – L’ombre des leurres ( extrait 02 )
au secret de l’écorce
nos prairies mangent d’orgueil
la couleur et l’attente
le vent qui cueille le rire dans les pleurs
la courbe des mots tendres assis
à notre oreille
l’avalanche des paumes
inscrite sous nos yeux
déjà le désordre furtif d’une peau
grandement amarré
la douce prière que le désir ne nous a pas rendue -…
Marie Bauthias
–
Fernand Verhesen – Altéré d’herbe

peinture: Nicolas de Staël
Altéré d’herbe
–
Altéré d’herbe aux épargnes du large, je renais voilier sur les bords d’aucun monde.
Solitude dans le matin dortoir des immensités.
Espace où se fonde l’errance, et de quelques îles rêvées se lève un vain désir d’ambre. Lourde patience de l’eau qu’effleure une étoile de sel.
Route des eaux due aux origines, retour de ce qui fut un jour
. Toute l’ombre de la terre n’est que léger envol d’écume.
L’oreille veille solidaire d’un écho.
Seul, le silence à haute voix de la mer se mêle au passage du vent.
La nudité sans rives.
De lointains regards parcourent en moi la plus longue lumière.
Fernand VERHESEN « Franchir la nuit »
(Le Cormier)
Jean Senac – Quelqu’un
–
Quelqu’un
Le bruit des pages tournées…
Non, c’est un rêve.
Entre deux portes l’air…
Non (reprends ta lecture).
Cette paille qui tremble sous le toît…
Rentre tes mains. Réchauffe-les.
Ce bruit…
C’est un réveil.
Cet autre…
Le cheval.
La nuit coule, froide, blanche,
entre l’oreille et le coeur.
Jean Senac
13 décembre 1960
–
Jean Sénac – chardon de douleur
–
Au fond de chaque amour des cancrelats sommeillent.
Sont-ce des cancrelats, mon coeur, ou des abeilles ?
Et lentement, tandis qu’en amande les yeux
S’éternisent, dans le désir, le bruit soigneux
De la noire légion dévore nos oreilles.
Rien n’y fait, nos soupirs ni nos gémissements
Ni le lin délirant dont nous vêtons nos contes,
Rien, et quand la beauté nous attache et nous ment
Les cancrelats sont là qui nous troublent et montent
Avec notre bonheur et son double, la honte.[…]
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au coeur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas.
Sur les plages l’été camoufle la misère,
Et tant d’estomacs creux que le soleil bronza
Dans la ville le soir entrelace au lierre
Le chardon de douleur, cet unique repas. […]
–
François Cheng – La nuit fait de nous ses confidents…
–
La nuit fait de nous ses confidents
A l’heure d’écoute nous murmure à l’oreille
Ses frayeurs ses tourments
Sa stupeur d’être toujours plus obscure
Marées de lait, de sang que nulle plage n’apaise
Plage de solitude que ne comble nul roseau
Si obscure que les étoiles ne traversent plus
suspendues hors sphères, indifférentes
Ici même, aucun secours ne sera à portée
au-delà des lisières de la forêt inconnue
Blessure d’autant plus béante qu’elle est aveugle
Douleur d’autant plus gouffre qu’elle est sourde
Mais c’est là notre propre voix que nous entendons !
Cette voix, notre seule défense, seul pardon
Qu’envers et contre tout nous faisons entendre
Sous peine de mourir
d’être si seuls dans l’univers
La nuit s’est faite notre confidente.
–
François Cheng. « Qui dira notre nuit ».
–
John Cage – silences et sons (RC)

Photo: John Cage, musique sur cordes, dans un piano
—
Ne pas confondre la musique de Cage
Avec une écoute en douceur
Un auditeur qui le ferait, serait dans l’erreur
Et ne trouvera pas , – avec John -, du new age
–
Des rythmes bien assis – plutôt carrés…………..>
Mais des sons ténus à l’oreille, qui déroutent
Et demandent un effort, à l’écoute…
Pas de valse à trois temps, mais du piano préparé
–
Pas de musique en danse, un rock qui balance,
Mais, – remise en cause de certains principes
4’33 d’attention…. pour que l’écoute participe
Au choc de la musique du silence
–
RC 03- avril 2012
–
Mythe mélanésien – l’arbre et la pirogue
Tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la Pirogue,
c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’Arbre,
c’est à dire de l’enracinement, de l’identité,
et les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ;
jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’Arbre qu’on fabrique la Pirogue.
Mythe mélanésien de l’île du Vanuatu
provenance: la Petite Librairie des Champs
–
Soseki – Choses dont je me souviens
photos de Phil Selby, voir ici
—
Pour l’heure j’ai oublié la poésie
Ma mémoire ne tente rien pour la retrouver
J’ai oublié tous les poèmes
L’oeil vague je regarde par la fenêtre s’étendre
L’ombre des arbres qui s’ennuient
Le soleil couchant éclaire un sentier
Un moine s’éloigne
Le feuillage cuivré d’un érable cache
Le campanile du temple
Qui s’enfonce dans les profondeurs
Du village embrasé par l’automne
Détaché de toutes choses
Je lève les yeux vers les nuages
Mon coeur est transporté
Le son d’un koto
Je suis heureux
Vieillir dans la sérénité
Bonheur suprême de l’homme sur cette terre
Le coeur en paix
Qu’un chien aboie que le coq chante
Tout résonnera avec douceur à mon oreille.
Sabine Macher – un temps à se jeter
sa bouche
est un trait horizontal dans un visage sans
espoir.
quand j’écris,
je laisse les feuilles déjà écrites en dessous,
j’en suis à la page dix du papier pelure.
il fait
un temps à se jeter par terre ; les avions, les insectes, les vieilles du marché, le ciel est gris de neige, il ne pleuvra pas. les clochards ont froid, ils redoublent leurs manches.
j’ai rêvé tellement
de choses que j’ai mis longtemps à me calmer
avant de les écrire.
je ne cesse
de faire des petits rangements et du ménage, je
cherche la clé du placard à chaussures que lone
a égarée, je fouille dans sa boîte à jouets
remplie d’objets entre l’abandon et le
détournement.
dans le café
avec Martine je regarde par les fenêtres, nous sommes dans une partie terrasse vitrée tout autour, peu séparée du dehors.
un objet métallique tombe par terre avec une tige qui sonne.
un couple d’hommes
vient près des vitres, leurs visages proches
dans une danse rapide.
un homme
essaye d’arracher avec les dents l’oreille de l’autre homme, celui-ci a la bouche tirée et ouverte par la douleur.
je me lève,
comme d’autres gens dans le café, mais je ne peux pas bouger, je ne change rien à l’avenir de l’oreille de cet homme.
l’autre homme essaye
d’éloigner le visage de son adversaire, collé à sa
tempe, sans se faire arracher l’oreille en le
repoussant.
deux ou trois
hommes dehors interviennent, le couple en lutte semblait attendre cela, soulagé, même l’attaquant, ou justement lui.
les séparateurs
tiennent non pas lui, l’arracheur, gros et plus
puissant que sa victime, mais celle-ci, comme
une cible face à son agresseur.
le gros
ramasse l’objet métallique, un cric, et monte
dans une voiture garée juste là, une voiture de garagiste.
martine a dit
qu’en fin d’année il y a toujours des choses très violentes comme ça. je ne l’avais pas remarqué.
il part
vite sans essayer de réattaquer, l’autre toujours entouré se frotte l’oreille détachée, en haut, puis il monte aussi dans une voiture.
on lui montre
une direction différente de celle où est parti le premier, il ne démarre pas, il s’essuie souvent l’oreille pour enlever le sang, puis il part
ailleurs que la direction indiquée et ailleurs que son adversaire.
un peu plus tard
à la gare de l’est, quand martine téléphone au comptoir un homme dit : « c’est beau une
femme » et il casse son verre dans la main avec le liquide dedans.
revenue à notre table
elle dit : « aujourd’hui il se passe des choses,
d’abord l’oreille et maintenant ça».
sans elle
nous sommes allés au restaurant après et en prenant la commande le garçon a fait tomber un des verres vides devant moi et l’a cassé, il est resté debout dans les morceaux jusqu’à la fin de la commande, puis il les a ramassés à la main. je l’ai aidé.
c’est encore un peu
la nuit, la nuit du matin, j’ai mis une lampe sur mon bureau, sur les papiers, crayons et objets, elle jette l’ombre sur les mots que j’écris parce qu’elle est à droite.
lone n’arrive pas à trouver le sommeil, à berlin.
j’ai acheté un logiciel
de grammaire débile, il s’appelle hugaud. j’étais gênée avec le monsieur qui me l’expliquait, il a trouvé mon français « un peu particulier ».
le soir,
une représentante de france loisir passe pour me donner la carte d’accès à leur magasin privé. je lui dis que je ne lis pas.
j’essaye le logiciel
dans des phrases avec des adjectifs de
couleur, le logiciel les ignore, le vendeur dit :
« oui, mais vous employez beaucoup de
couleurs aussi. »
au mot » poésie »
elle me montre sa collection : «les plus
grands», toujours dans la porte elle dit :
« est-ce que je peux vous demander un service ? ».
je m’écarte pour la laisser entrer dans l’appartement en
disant : «c’est tout droit».
en me frôlant
elle dit : « c’est cela, nous les femmes », je lui
demande comment, elle répond en marchant :
« on ne peut pas faire pipi dans la rue, les hommes se débrouillent ».
j’imagine
les représentants pissant avec leur attaché-case france loisir posé à côté.
après le manuscrit
(je pense toujours la lettre p dans le mot qui n’y
est pas en français), j’ai du temps, je traîne au
bureau.
je m’éloigne
des textes que j’ai trop relus, j’ai envie de les abandonner.
au marché
j’ai regardé chez le poissonnier le massacre des poissons, j’ai pris une rascasse, tout de suite la poissonnière l’a soulevée en lui mettant les doigts dans les yeux ; ensuite elle a fait sursauter les écailles en passant un outil mécanique, elle l’a ouverte et je l’ai vue s’essuyer les doigts sur un torchon taché rouge clair par le beau sang des poissons.
ça me touche
de laisser lone froisser les photos ou les cartes
postales qu’elle emprunte, ou de les lui enlever.
le restaurant
est encore vide, à part moi. le monsieur allume les bougies, un grand serveur traverse la petite salle, il est métissé noir, asiatique et blanc et beau par l’âge précis qu’il a en ce moment.
lone démonte
les objets et photos autour de mon bureau
maintenant, elle les défait, elle les emporte.
dans l’avion
l’encre est sortie de son flacon par la pression. elle a filé sous le capuchon, le couvercle de la boîte en fer, elle a bleui la passoire à thé en tissu que j’ai amenée.
je bois
un campari, le dernier dont je me souviens, je l’ai bu à aix avec yann, un très grand amour à qui je ne pense presque plus jamais.
à sa mère
je dois une lettre de réponse depuis peut-être cinq ans ; c’est une femme merveilleuse, une grande allemande douce.
je dors
dans une immense pièce, il y a deux petits lits. je n’aime pas les petits lits ; personne ne les aime, il me semble.
fina dort à côté,
je suis dans la cuisine, je bois du hojicha. je me suis réveillée tôt sans tourmente.
il y a du mistral.
de la cuisine on voit l’arrière d’une suite de
maisons collées, c’est peut-être la rue thiers.
la chambre
est grande, je peux y étaler les pages de mon futur livre, il faut décider si les textes qui ne remplissent pas les pages commencent en haut, en bas ou au milieu.
une des fenêtres
d’en face est toujours allumée avec du linge de bébé dehors.
la table
est sous les étagères, proche de la fenêtre, je peux la toucher sans me lever, je vois « hôtel » écrit en face, en lettres bleues.
au marché de la plaine
j’ai reconnu Chantal, une infirmière élève-danseuse d’il y a dix ans.
hier soir,
lone ne m’a pas parlé au téléphone, elle écoutait sa gardienne, une adolescente qui m’a dit qu’elle avait «son air triste».
je reste derrière chantal
un peu de côté, je vois la ligne de ses joues, plus ramollie, je ne peux pas voir ses yeux, clairs et d’une gaîté inquiétante parce que ce n’est pas de la gaîté.
avec les mains
elle fait des signes dans l’air pour ponctuer une
chanson muette, je me souviens de ce
comportement.
en nous séparant,
lone dans la poussette me regardait très
dérangée, j’ai eu des larmes, j’ai fait un signe en
m’éloignant, j’ai entendu son cri qui m’a
soulagée.
chantal me regarde,
mais elle ne me reconnaît pas. je la suis pour
être sûre que ce soit elle.
—
Sabine Macher un temps à se jeter pages 22 à 31 ed Maeght
Pas de poème aujourd’hui (RC)
Pas de poème aujourd’hui
Rien à distribuer
Que le son du vent
Qui se fera parole
A qui veut bien l’entendre
Et ces paroles feront lien
Et elles teindront lieu
A celui qui marche
Dans ma neige et ma rocaille
Dans mon sable qui deshère.
Pas d’héritier à dresser des stèles
Pas d’écrits sur lesquels s’appuyer
Ni théories intellectuelles
Pas de poème… qu’on se le dise
Ni de discours – ni de bêtises
Pas de cœur gravés dans les arbres
Pas d’autres interprétations
Que le son du vent
Qui se fera parole
Dans les branches et les feuilles
Chinois, Argentin, et Malgache
Tendant un peu l’oreille
Chacun sur son île ou continent
Dans une progression lente
Iront de concert, sans interprète
Le bâton à la main
Traduire, à travers les chemins
Buissons et bosquets
Les dits des quatre saisons
Au son de sa chanson.
Pas de poème aujourd’hui
Pas même pour la lavandière
Qui ne saurait que faire
De rimes, en pas balancé, et
D’un trésor inutile.
RC 28-01-2012
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Inspiré par « pour l’amour des petites lingères » de JJD
le crachoir (RC)
En écho aux oeuvres ouvertes, et l’oreille du tyran… voir ici

fragment de statue de Staline. - oreille - Berlin
Au miroir du jour
J’ajoute sans détour
Qu’au tyran de métal
Dont il ne reste du mal
Qu’une vilaine oreille
(ça pourrait être l’orteil)
Mr Duchamp, en ready-made
Aurait trouvé de l’aide
Avec un nouveau sujet
En déplaçant l’objet
Pour en faisre la risée
Dans un beau musée
A cet objet d’hier
Ce serait pissotière
Ou bien un crachoir
A recueillir le noir,
Paroles assassines
Dûes au vieux Staline
Qui f’sait son malin
Dans la ville d’Berlin
Qui faisait son fier
Aux côtés d’Hitler
Son vieux copain d’ami
Devenu l’ennemi
Du peuple, petit père
A gardé la guerre
Et d’vieux souvenirs
Qui feront vomir
Dans cet entonnoir
De l’oreille -crachoir.
Henri Bauchau – Oedipe sur la route – exercice du matin
un très petit extrait poétique du livre paru chez Actes/sud
Exercice du matin »
le matin sortant du fleuve
sortant du lit débordé
innocence de la terre
au regard miraculé.
exercice de l’éveil
mage du soleil levant
du céleste éclat de rire
dans le fol éclat de rien.
écriture sur le sable
tables du sommeil profond
exercice du langage
déchirante obliquité
à la porte du délire
déliante obscurité
l’innocence de l’oreille
se prosterne au plus profond.
JoBougon – suspendre le temps
Suspendre le temps — du blog de Jo chez wordpress: 1 juin 2011 par jobougon
Dans les ruines tu temps mon regard s’est posé en silence
Il laisse un peu la trace de mes insouciances
Mais elle est loin cette légèreté
Elle s’est perdue dans des gravats abandonnés
Et au milieu des vestiges oubliés
J’ai retrouvé le chemin des secrets
Ceux qu’on chuchote au creux de l’oreille
Que l’on ne dit qu’à ceux que l’on aime
Et ce n’est plus mon crâne fêlé
Qui laisse passer la lumière
Mais c’est mon cœur qui s’est fendu
Morfondu confondu éperdu C
’est mon cœur qui n’en pouvant plus
A laissé le temps suspendu.