Pablo Neruda – Le potier –

Ton corps entier possède la coupe ou la douceur qui me sont destinées. Quand je lève la main je trouve en chaque endroit une colombe qui me cherchait, comme si, mon amour, d'argile on t’avait faite pour mes mains de potier. Tes genoux, tes seins et tes hanches me manquent comme au creux d une terre assoiffée d’où l’on a détaché une forme, et ensemble nous sommes un tout comme l’est un fleuve ou comme le sable.
El alfarero Todo tu cuerpo tiene copa o dulzura destinada a mí. Cuando subo la mano encuentro en cada sitio una paloma que me buscaba, como si te hubieran, amor, hecho de arcilla para mis propias manos de alfarero. Tus rodillas, tus senos, tu cintura faltan en mí como en el hueco de una tierra sedienta de la que desprendieron una forma, y juntos somos completos como un solo río, como una sola arena.
Vingt poèmes d’amour
et une chanson desespérée
nrf Poésie/Gallimard
Pablo Neruda – Ode à la mer

Ici dans l’île
la mer
et quelle étendue!
sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l’embrasse,
l’humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom.
ô mer, ainsi te nommes-tu.
ô camarade océan,
ne perds ni temps ni eau,
ne t’agite pas autant,
aide-nous,
nous sommes
les petits pêcheurs,
les hommes du bord,
nous avons froid et faim
tu es notre ennemie,
ne frappe pas aussi fort,
ne crie pas de la sorte,
ouvre ta caisse verte
et laisse dans toutes nos mains
ton cadeau d’argent:
le poisson de chaque jour.
Ici dans chaque maison
on le veut
et même s’il est en argent,
en cristal ou en lune,
il est né pour les pauvres
cuisines de la terre.
Ne le garde pas,
avare,
roulant le froid comme
un éclair mouillé
sous tes vagues.
Viens, maintenant,
ouvre-toi
et laisse-le
près de nos mains,
aide-nous, océan,
père vert et profond,
à finir un jour
la pauvreté terrestre.
Laisse-nous
récolter l’infinie
plantation de tes vies,
tes blés et tes raisins,
tes boeufs, tes métaux,
la splendeur mouillée
et le fruit submergé.
Père océan, nous savons
comment tu t’appelles,
toutes les mouettes distribuent
ton nom dans les sables:
mais sois sage,
n’agite pas ta crinière,
ne menace personne,
ne brise pas contre le ciel
ta belle denture,
oublie pour un moment
les glorieuses histoires,
donne à chaque homme,
à chaque femme
et à chaque enfant,
un poisson grand ou petit
chaque jour.
Sors dans toutes les rues
du monde
distribuer le poisson
et alors
crie,
crie
pour que tous les pauvres
qui travaillent t’entendent
et disent
en regardant au fond
de la mine:
«Voilà la vieille mer
qui distribue du poisson».
Et ils retourneront en bas,
aux ténèbres,
en souriant, et dans les rues
et les bois
les hommes souriront
et la terre
avec un sourire marin.
Mais
si tu ne le veux pas,
si tu n’en as pas envie,
attends,
attends-nous,
nous réfléchirons,
nous allons en premier lieu
arranger les affaires
humaines,
les plus grandes d’abord,
et les autres après,
et alors,
en entrant en toi,
nous couperons les vagues
avec un couteau de feu,
sur un cheval électrique
nous sauterons sur l’écume,
en chantant
nous nous enfoncerons
jusqu’à atteindre le fond
de tes entrailles,
un fil atomique
conservera ta ceinture,
nous planterons
dans ton jardin profond
des plantes
de ciment et d’acier,
nous te ligoterons
les pieds et les mains,
les hommes sur ta peau
se promèneront en crachant
en prenant tes bouquets,
en construisant des harnais,
en te montant et en te domptant,
en te dominant l’âme.
Mais cela arrivera lorsque
nous les hommes
réglerons
notre problème,
le grand,
le grand problème.
Nous résoudrons tout
petit à petit:
nous t’obligerons, mer,
nous t’obligerons, terre,
à faire des miracles,
parce qu’en nous,
dans la lutte,
il y a le poisson, il y a le pain,
il y a le miracle.
Traduit par Ricard Ripoll i Villanueva
Pablo Neruda – Aujourd’hui –

Nous sommes aujourd’hui : hier, doucement, a chu
entre des doigts de jour et des yeux de sommeil,
demain arrivera de sa verte démarche,
et nul n’arrêtera le fleuve de l’aurore.
Et nul n’arrêtera le fleuve de tes mains,
pas plus que de tes yeux le sommeil, bien-aimée,
tu es le tremblement des heures qui s’écoulent
de la lumière abrupte au soleil de ténèbres,
et sur toi c’est le ciel qui referme ses ailes
et il t’emporte et il t’apporte dans mes bras
ponctuel, avec sa courtoisie mystérieuse.
C’est pour cela que je chante au jour, à la lune,
à la mer et au temps, à toutes les planètes,
à tes mots de clarté, comme à ta chair nocturne.
*
.
Es hoy : todo el ayer se fue cayendo
entre dedos de luz y ojos de sueño,
mañana llegará con pasos verdes :
nadie detiene el río de la aurora.
Nadie detiene el río de tus manos,
los ojos de tu sueño, bienamada,
eres temblor del tiempo que transcurre
entre luz vertical y sol sombrío,
y el cielo cierra sobre ti sus alas
llevándote y trayéndote a mis brazos
con puntual, misteriosa cortesía :
por eso canto al día y a la luna,
al mar, al tiempo, a todos los planetas,
a tu voz diurna y a tu piel nocturna.
*
La centaine d’amour
nrf
Poésie Gallimard
Lire vingt poèmes d’amour – ( Susanne Derève)

Henri Le Sidaner – Le jardin blanc au crépuscule
Lire vingt poèmes d’amour de Neruda
en gardant le doigt sur la page
Fermer les yeux sentir
que se taire est plus sage
Lire les vergers de Rilke, les fenêtres,
les roses, fol est celui qui ose
se commettre ensuite
à rimer
Fol est celui pourtant qui range son crayon
avant qu’aux vergers les automnes
aient fait rougir toutes les pommes
et l’hiver, se morfond
Pablo Neruda – vos pieds
Mais j’aime vos pieds
juste parce qu’ils ont marché
sur la terre et sur
le vent et sur les eaux,
jusqu’à ce qu’ils me trouvent.
But I love your feet
only because they walked
upon the earth and upon
the wind and upon the waters,
until they found me.
Pablo Neruda
Pablo Neruda – la lettre en chemin
–
Au revoir, mais tu seras
présente, en moi, à l’intérieur
d’une goutte de sang circulant dans mes veines
ou au-dehors, baiser de feu sur mon visage
ou ceinturon brûlant à ma taille sanglé.
Accueille, ô douce,
le grand amour qui surgit de ma vie
et qui ne trouvait pas en toi de territoire
comme un découvreur égaré
aux îles du pain et du miel.
Je t’ai rencontré une fois
terminée la tempête,
La pluie avait lavé l’air
et dans l’eau
tes doux pieds brillaient comme des poissons.
Adorée, me voici retournant à mes luttes.
Je grifferai la terre afin de t’y construire
une grotte où ton Capitaine
t’attendra sur un lit de fleurs.
Oublie, ma douce, cette souffrance
qui tel un éclair de phosphore
passa entre nous deux
en nous laissant peut-être sa brûlure.
La paix revint aussi,
elle fait que je rentre
combattre sur mon sol
et puisque tu as ajouté
à tout jamais
à mon cœur la dose de sang qui le remplit
et puisque j’ai
à pleines mains ta nudité,
regarde-moi,
regarde-moi,
regarde-moi sur cette mer où radieux
je m’avance,
regarde-moi en cette nuit où je navigue,
et où cette nuit sont tes yeux.
Je ne suis pas sorti de toi quand je m’éloigne.
Maintenant je vais te le dire :ma terre sera tienne, je pars la conquérir,
non pour toi seule
mais pour tous,
pour tout mon peuple.
Un jour le voleur quittera sa tour.
On chassera l’envahisseur.
Tous les fruits de la vie
pousseront dans mes mains
qui ne connaissaient avant que la poudre.
Et je saurai caresser chaque fleur nouvelle
grâce à tes leçons de tendresse.
Douce, mon adorée,
tu viendras avec moi lutter au corps à corps :
tes baisers vivent dans mon cœur
comme des drapeaux rouges
et si je tombe, il y aura
pour me couvrir la terre
mais aussi ce grand amour que tu m’apportas
et qui aura vécu dans mon sang.
Tu viendras avec moi, je t’attends à cette heure,à cette heure,
à toute heure, je t’attends à toutes les heures.
Et quand tu entendras la tristesse abhorrée
cogner à ton volet,
dis-lui que je t’attends,
et quand la solitude voudra que tu changes
la bague où mon nom est écrit,
dis-lui de venir me parler,
que j’ai dû m’en aller
car je suis un soldat
et que là où je suis,
sous la pluie ou le feu,
mon amour, je t’attends.
Je t’attends dans le plus pénible des déserts,
je t’attends près du citronnier avec ses fleurs,
partout où la vie se tiendra
et où naît le printemps,
mon amour, je t’attends.
Et quand on te dira « cet homme
ne t’aime pas « , oh ! souviens-toi
que mes pieds sont seuls dans la nuit, à la recherche
des doux petits pieds que j’adore.
Mon amour, quand on te dira
que je t’ai oublié, et même
si je suis celui qui le dit,
même quand je te le dirai
ne me crois pas,
qui pourrait, comment pourrait-on
te détacher de ma poitrine,
qui recevrait
alors le sang
de mes veines saignant vers toi ?
Je ne peux pourtant oublier
mon peuple.
Je vais lutter dans chaque rue
et à l’abri de chaque pierre.
Ton amour aussi me soutient :
il est une fleur en bouton
qui me remplit de son parfum
et qui, telle une immense étoile,
brusquement s’épanouit en moi.
Mon amour, il fait nuit.
L’eau noire m’environne
et le monde endormi.
L’aurore ensuite va venir,
entre-temps je t’écris
pour te dire : » je t’aime. »
Pour te dire « je t’aime « , soigne,
nettoie, lève,
protège
notre amour, mon cœur.
Je te le confie comme on laisse
une poignée de terre avec ses graines.
De notre amour des vies naîtront.
De notre amour on boira l’eau.
Un jour peut-être
un homme
et une femme
A notre image
palperont cet amour, qui aura lui, gardé la force
de brûler les mains qui le touchent.
Qui aurons-nous été ? quelle importance ?
Ils palperont ce feu.
Et le feu, ma douce, dira ton simple nom
et le mien, le nom que toi seule
auras su parce que toi seule
sur cette terre sais
qui je suis, et nul ne m’aura connu comme toi,
comme une seule de tes mains,
que nul non plus
n’aura su ni comment ni quand
mon cœur flamba :uniquement
tes grands yeux bruns,
ta large bouche,
ta peau, tes seins,
ton ventre, tes entrailles
et ce cœur que j’ai réveillé
afin qu’il chante jusqu’au dernier jour de ta vie.
Mon amour, je t’attends.
Au revoir, amour, je t’attends.
Amour, amour, je t’attends.
J’achève maintenant ma lettre
sans tristesse aucune : mes pieds
sont là, bien fermes sur la terre,
et ma main t’écrit en chemin :
au milieu de la vie, toujours je me tiendrai
au côté de l’ami, affrontant l’ennemi,
avec à la bouche ton nom,
avec un baiser qui jamais
ne s’est écarté de la tienne.
–
Pablo Neruda – Le pied
Le pied
Le pied d’un enfant ne sait pas qu’il est pied
il pense être pomme ou papillon
Ce sont les choses familières
vitres, pavés, rues, escaliers,
chemins de terre battue
qui lui apprennent qu’il ne peut pas voler
ou qu’il pas un fruit rond sur une branche.
Très vite la bataille est perdue
il est vaincu
fait prisonnier
et condamné à vivre dans une chaussure.
Petit à petit, il découvre le monde
sans lumière
sans connaître l’autre pied,
lui aussi incarcéré,
explorant la vie comme un aveugle.
Ses ongles sont des grappes de quartz
qui durcissent et deviennent
matière opaque, cornue
et les petits pétales d’enfants
s’aplatissent et prennent la forme
de reptile sans yeux
têtes triangulaires du ver-de-terre.
Se couvrent de cals
de minuscules volcans de la mort
d’inacceptables cors.
Mais cet aveugle continue de marcher
sans trève, sans halte
heure après heure
un pied après l’autre
devenu la propriété d’un homme
ou d’une femme
en haut
en bas
dans les champs, les mines
les grands magasins, les ministères
devant
derrière
dehors
dedans
à peine le temps d’être nu
dans un moment d’amour
ou de rêve
le pied et sa chaussure
marche, marchent
jusqu’à ce que l’homme entier s’arrête.
Maintenant il est en terre
mais il ne le sait pas
parce que tout est obscur
dans cet endroit
il n’a jamais su qu’il n’était plus pied
et si on l’enterrait pour qu’il devienne pomme
ou pour qu’il puisse voler.
(traduit de Estravagario)
sculpture: - H Matisse Pied ( étude)
Pablo Neruda – Ode à la table
Je retourne sur le site avec les traductions de Pierre Clavilier, au sujet de Neruda…
j’éparpille mes poèmes
étale le pain, le vin, le rôti
(navire noir des rêves)
j’y pose ciseaux, tasses, clous
oeillets, marteaux.table fidèle
porte-rêve, porte-vie
titan quadrupède.
C’est la table du riche
imposante et caracolante
telle un paquebot fabuleux
chargé d’abondance.
C’est la table du gourmet
belle et bien mise
dans son décor de langoustes gothiques
C’est la table solitaire
dans la salle à manger chez notre tante
quand s’ouvrent les rideaux
et pénètre un rayon de l’été
fin comme une épée
pour saluer sur la table sombre
la paix transparente des cerises.
C’est aussi la table lointaine, la table pauvre
où l’on prépare la couronne
pour un mineur mort,
et de cette table monte l’odeur froide
de la dernière douleur.
Tout près, il y a la petite table
dans cette alcôve sombre
où brûle l’amour et ses incendies
et sur la table
un gant de femme encore tremblant
comme l’écorce du feu.
Le monde est une table
entourée de miel et de fumée
couverte de pommes et de sang.
La table est dressée
elle attend les banquets ou la mort
et nous savons quand
elle nous appellera:
invités à la guerre ou au repas
il nous faut décider
savoir comment s’habiller
pour s’asseoir à la grande table
si nous mettrons les pantalons de la haine
ou la chemise d’amour fraîchement lavée
mais il faut faire vite
on nous appelle déjà:
les enfants, à table !
® Pierre Clavilier
10:34 Publié dans Odes
Pablo Neruda, – ce présent
Pierre Clavilier, dans une page consacrée à Pablo Neruda, nous livre sa traduction du texte du poète
Ce
présent
lisse
comme une planche,
frais,
cette heure,
ce jour
propre
comme une coupe neuve
– du passé
pas une
toile d’araignée –
nous touchons
des doigts
le présent,
nous en taillons
la mesure,
nous dirigeons
son flux,
il est vivant
vif,
il n’a rien
d’hier irrémédiable,
d’un passé perdu,
c’est notre
créature,
il grandit
moment, le voici portant
du sable, il mange
dans notre main,
attrape-le,
qu’il ne nous file pas entre les doigts,
qu’il ne se perde pas en rêves
ni en mots
saisis-le,
tiens-le
et commande-lui
jusqu’à ce qu’il t’obéisse,
fais de lui un chemin,
une cloche,
une machine,
un baiser, un livre,
une caresse,
coupe sa délicieuse
senteur de bois
et d’elle
fais-toi
une chaise,
tresse
un dossier,
essaie-la,
ou alors
une échelle!
Oui,
une échelle,
monte
au présent,
échelon
après échelon,
assure
tes pieds sur le bois
du présent,
vers le haut,
vers le haut,
pas très haut,
assez
pour que tu puisses
réparer
les gouttières
du toit,
pas très haut,
ne va pas au ciel,
atteins
les pommes,
pas les nuages,
eux
laisse-les
vagabonder dans le ciel, s’en aller
vers le passé.
Tu
es
ton présent,
ta pomme:
prends-la
de ton arbre,
élève-la
sur ta
main,
elle brille
comme une étoile,
touche-la,
mords dedans et marche
en sifflotant sur le chemin.
© Traduction Pierre Clavilier
titre original: Ode au présent / oda al presente, 1955
Este
presente
liso
como una tabla,
fresco,
esta hora,
este día
limpio
como una copa nueva
—del pasado
no hay una
telaraña—,
tocamos
con los dedos
el presente,
cortamos
su medida,
dirigimos
su brote,
está viviente,
vivo,
nada tiene
de ayer irremediable,
de pasado perdido,
es nuestra
criatura,
está creciendo
en este
momento, está llevando
arena, está comiendo
en nuestras manos,
cógelo,
que no resbale,
que no se pierda en sueños
ni palabras,
agárralo,
sujétalo
y ordénalo
hasta que te obedezca,
hazlo camino,
campana,
máquina,
beso, libro,
caricia,
corta su deliciosa
fragancia de madera
y de ella
hazte una silla,
trenza
su respaldo,
pruébala,
o bien
escalera!
Si,
escalera,
sube
en el presente,
peldaño
tras peldaño,
firmes
los pies en la madera
del presente,
hacia arriba,
hacia arriba,
no muy alto,
tan sólo
hasta que puedas
reparar
las goteras
del techo,
no muy alto,
no te vayas al cielo,
alcanza
las manzanas,
no las nubes,
ésas
déjalas
ir por el cielo, irse
hacia el pasado.
Tú
eres
tu presente,
tu manzana:
tómala
de tu árbol,
levántala
en tu
mano,
brilla
como una estrella,
tócala,
híncale el diente y ándate
silbando en el camino.