Un livre difficile absorbe son temps de lumière – ( RC )

C’est un livre difficile
qui absorbe son temps de lumière
avant que le savoir se diffuse
en pensées lentes
qui grandissent en toi :
heures de vie studieuses
où juste t’accompagne
dans la cellule vide
la flamme d’une chandelle .
Sa lueur vacille
au moindre courant d’air,
et si tu lèves les yeux du livre
pour la regarder,
seules, les ombres
accompagnent ta veillée,
hors du savoir
contenu dans ces pages .
Fais vite avant que la lumière chancelle
et finisse par s’éteindre,
transmets ce que tu apprends
à ceux qui viendront t’écouter.
Tu seras l’éclairage
précédant leur chemin solitaire,
un peu de liberté acquise
qui agrandit
leur vision du monde.

d’après « la solitude du rêveur de chandelle » ( Bachelard )
Embarqué…pour un voyage au Montana – ( RC )

J’ai mangé les pissenlits
qui parsemaient la pelouse.
Elle s’est vengée,
ne s’est jamais habituée,
à mes pas de deux ,
entre les pages d’un Richard Brautigan.
Il avait sorti d’une boîte
de petits cigares,
et me regardait
sur la couverture de ses livres
avec un chapeau mou,
et de petits yeux
derrière ses lunettes.
Je me suis laissé embarqué
pour un voyage au Montana
dans un train improbable
filant vers Tokyo,
oubliant la couverture cornée
et même la pelouse
aux pissenlits.
entre les pages collées – (RC )

Ton texte reste hors champ,
dans la nudité du cahier
aux pages trop usées
d’avoir été feuilletées.
Tant de jours ont coulé
depuis ce soir d’hiver,
où même les joies se sont dissoutes :
l’encre a débordé, puis s’est enfuie .
Entre les pages ainsi collées,
il se pourrait
que la parole demeure, indéchiffrable:
qui saura donc la lire ?
Une tasse de café
s’est renversée,
tu as contourné les taches
avec un crayon,
ajouté de la couleur
et quelques traits ;
on ne saura jamais
ce que le carnet dit
il est muet désormais,
enfermé sur lui-même
comme un poème
dont on a oublié la chanson .
Cause commune – ( RC )
Nous faisons cause commune,
en nous tenant juste
à la jointure des textes.
Chacun en prend sa part
et navigue comme il l’entend
dans les paroles.
Ce sont les unes et les autres
qui se rejoignent,
se superposent, et conversent.
Les pages pourraient se tourner,
se plier, et même se lire à l’envers,
tu le sais bien .
En étant de l’autre coté …
si nous tirons chacun du nôtre,
la page s’étend comme on le désire,
sans jamais se rompre.
Comme cette page,
pourrait-on dire que nos écrits
ont quelque chose d’élastique ?
–
RC – août 2018
————-
Est-ce un homme qui pleure ? – ( RC )
en « réponse » au texte précédent, de Susanne Derève
Est-ce un témoignage d’amour,
cette plume qui est
le marque page
de notre livre ?
Est-ce que nos vies
sont liées
par ce serment écrit ,
avec cette plume, justement ?
Mais les pages se sont tournées,
avec les années :
il n’y a plus
que les miettes du passé .
Si la tendresse se conjugue maintenant
à l’imparfait,
faut-il regretter d’avoir dit,
» je t’aimais ? «
J’ai connu d’autres chapitres ;
l’oiseau de l’amour
est revenu reprendre sa plume, et s’est envolé
mais je n’ai pas de regrets .
–
RC
Simone de Beauvoir – sur les pages imprimées
photo : Weegee- – Corner of Trafalgar Square and the Strand, Londres 1960
Sur les pages imprimées,
je ne retrouve pas la trace des jours
où je les écrivis :
ni la couleur des matins et des soirs
ni les frémissements de la peur,
de l’attente, rien.
Pourtant, tandis que je les arrachais laborieusement au néant,
le temps se brisa, le sol bougea et je changeai. »
- extrait de « La force de l’âge. »
Jacques Ancet – N’importe où
Installation : United Visual Artists
—
N’importe où une salle d’attente
par exemple les chaises rangées
le froissement des pages l’ennui
sur les visages ou n’importe quand
la porte s’ouvre grince se referme
celui qui entre dit messieurs-dames
bonjour les yeux se lèvent se baissent
on pense que c’est peut-être là
tout près on ne sait pas ce que c’est
*
Là aussi devant le soir qui tombe
collines bleues brume etc
les mots peu à peu deviennent sombres
on croit deviner que c’est à cause
de ce qui s’en va du noir qui vient
pourtant c’est autre chose la lampe
fait de l’ombre les murs se resserrent
on écoute le bruit de la voix
elle s’approche on la reconnaît
N’importe où – 1998
Yannis Ritsos – Inévitable
photo: Lydia Roberts
Ils sont partis, l’un après l’autre.
Nous avons attendu.
Ils ne sont pas revenus.
Comment peut-on s’habituer à tant d’éloignement ?
Ni montagnes, ni arbres, ni maisons,
ni gens du tout, et les noms oubliés,
et la cendre répandue jusque dans les pages vierges.
Seulement dans le champ sec aux ronces jaunes,
a poussé une rose comme par erreur. La nuit,
souviens-t’en quand tu regarderas au loin, vers le large,
les trois petits feux errants. Souviens-t’en.
O, triste, inconsolable clair de lune, garde-moi.
Karlovassi, 10. VII. 87
Les mailles écorchées de la réalité – ( RC )
image: « Six personnages en quête d’auteur », mis en scène par Emmanuel Demarcy. » – provenance lepoint.fr
–
J’ai du mal à ordonner les choses,
ordonner dans le sens « ordre donné »,
plutôt que dans celui de ordre-désordre… :
J’ai dû prendre la formule à l’envers.
Je navigue sans doute à contre-sens,
et justement les choses sont comme
on n’a pas l’habitude de, ( l’inversion du mode d’emploi)
et du mélange du tout …
( Qui de l’ordre du fantasme,
des mailles écorchées de la réalité,
des formules à l’alchimie incertaine,
où le fil qui les tient ensemble se dissout… )
J’énonce des choses, où,
comme les légumes, se juxtaposent, ceux qui
crus , crissent sont la dent,
ceux qui , trop cuits , dont la matière s’échappe .
Et avec le tout, une architecture fantasque.
On se demande comment ça tient debout,
quelle est la part du rêve,
et où se glissent les carillons des fêtes,
La sonate des pages qui s’envolent,
le pavillon de l’impatience,
l’essence volatile des sentiments,
et l’encre qui se dépose,
- où je vais puiser…
encore sous le coup du choc d’un regard,
des noces de plume,
et de l’obscur affrontement des mots.
–
RC- dec 2015
Celle qu’on ne peut plus rattraper – ( RC )
–
Tu vois, je t’ai écrit,
Enfin , après des années,
Et des feuillets éparpillés,
Des jardins de papier,
Des ratures et des gros mots…
Je suis allé boire à la source,
Remonter le cours des histoires,
Et les pieds mouillés,
Face à mon miroir,
Je t’ai perçue par-derrière,
Happant mon reflet,
Les cheveux en bataille,
Prenant dans tes mains diaphanes,
La danse de mon âme,
Leurrée par ton regard.
Et j’ai trempé la parole dans l’encre,
Maladroit, et incertain,
Encore ahuri de la nuit, ce matin,
Répandant sur les pages blanches,
Les empreintes de mes mots.
Un temps sans cruauté,
Où les phrases jaillissaient
Avec difficulté.
Une petite récolte, glanée,
Reconquise à ta mémoire.
Mais finalement,
Après quelques essais,
Et ces pages rassemblées,
Je ressentais déjà le parcours de tes yeux,
Etreignant mes lignes.
Tu vois, je t’ai écrit,
J’ai fini le reste de la cafetière,
Le temps s’était dilué
Avec le fil du récit,
Qui t’était destiné.
Je n’ai plus que quelques pas à faire,
Pour achever l’entreprise,
Et glisser dans la boîte,
Cette lettre.
Après une dernière hésitation…
J’ai entendu le petit floc ! ,
Une fois lâchée…
Je ne pourrais plus alors
Interrompre son voyage .
….Une parole émise, qui se déplace,
Et qu’on ne peut plus rattraper.
RC – avril 2014
Il se pourrait, il suffirait – ( RC )
Il se pourrait que tu regardes
Ce qu’il reste d’une flamme éteinte,
Un pétale humide, laissant son empreinte,
Dans ce livre aimé, sous la page de garde…
Une trace décolorée,
Un parfum évanoui,
Un sourire enfui,
Une porte dorée….
Il se pourrait que tu pleures,
Et que tes yeux se lâchent,
Les pages en garderont des taches,
Presque invisibles , du coeur…
Changent les saisons,
Le printemps s’est éteint,
Tu as suivi d’autres chemins,
Emportée par les vents, contre la raison…
Il se pourrait que tu lises,
D’anciennes lettres, d’anciennes missives,
Egarées sur d’autres rives,
Que c’est loin, le temps de Venise…
Les détours des ruelles,
Les ponts sur le Rialto
Comme ses palais, notre amour a pris l’eau,
Celui, qu’on pensait éternel.
Il se pourrait que tu trouves,
Dans toute cette paperasse,
Dans ce qui ne s’est pas dissous, un lien, tenace,
Qui dans ces pages couve…
Pour redonner un espoir
Ressouder les mains,
Et permettre aux lendemains,
De repeindre le soir.
Il suffirait que tu viennes,
Pour redonner des couleurs,
A ces anciennes fleurs,
Si tu es toujours magicienne.
Il n’y a pas de danger,
Pas de risque de drame,
Même, à activer la flamme,
…Tu vois, je n’ai pas changé.
–
RC – 23 novembre 2013
–
Le temps a du sursis – ( RC )
Le temps a du sursis
C’est lui qui m’a surpris.
Je suis venu te lire
Avant que les pages ne se déchirent.
A me glisser sous l’écharpe
De tes lignes, j’attrape,
Un morceau de coeur en mots
Dont je me fais proche écho.
En redoublant d’efforts
… Autres horizons, autres décors
Pour Bd’ s et phylactères
Partager semblables repères
Aux parfums de fête
Qui t’ont tourné la tête
Que dire de l’intime ?
D’une vie qui s’anime…
J’entrecroise mes lignes
Aux tiennes, nouvelles rimes.
Réconciliées aux lendemains
J’entrecroise les doigts des mains.
Et partage le reflet
mouvant des fées
Dans un lac au repos
Ondulant, sans crapauds
Au silence limpide
D’étendue liquide
Parfums, phrases d’amour
De tous tes mots autour.
–
RC – janvier 2012, modifié 15 janvier 2013
–
la dame à la baguette (RC )

gravure-collage: Max Ernst
–
Il y a toujours
Sur les billets de banque
Des portraits de héros
Sauveurs des nations,
Des princes et des savants
Et quelques faits marquants
Partagés en histoire ,
Légendes du pays.
Et pourquoi pas bientôt
De super- héros
Ceux des bandes dessinées
Les Mandrakes et hommes araignée
Qui nous serviraient
De papier monnaie…
—
Il y a quelquefois
Dans les livres d’images
Des dames en corsage
Qui mènent à la baguette
Des pensées sauvages
Pas celles qui sont en pot…
Des belles plantes
Le regard pas sage
Le masque coquillage
Au milieu des cascades
Qui vous portent des regards
Légèrement entr’ouverts
A vous inviter
A découper les pages
–
RC – 2 octobre 2012
Philipp Larkin – album de photos d’une jeune femme
–
à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie! semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage l
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(Thé Marvel Press, 1955)
Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70.
–
La vie chrysalide (RC)
La vie chrysalide-
Ma chrysalide je me la suis construite
Modelée de cœur et de pensées, —– j’y habite
Un cocon tapissé de musiques, de toiles en attente
De travaux en cours, la truelle pour modeler les fentes
Mais au cours des années, dans ce petit endroit
J’y ai mis tant de choses, que je suis à l’étroit
Mes chapitres s’entassent, les écrits s’empilent
Mon histoire, je l’ai peinte, et les années défilent
Quand il faut qu’je respire, je sors une antenne
Je prends tous les mots doux, et ceux de la peine
Je sais donc qu’existe, un plus large espace
Qui souvent me suggère, d’autres pays, d’autres traces
A trop me gaver, le sol a tangué, je suis mal assis
Chaise prisonnière des colonnes de livres, les murs ont rétréci
Il s’abat sur moi, en un vol gracile, des milliers de pages
A cette avalanche j’ai compris soudain , que j’étais en cage.
J’aurai pu aussi, tricoter malin, un feu d’cheminée
Pour faire du vide, et organiser, mon autodafé
Ma mémoire pourrait , en un court instant , partir en fumée
Resterait, l’usage du cœur, le reste éliminé
Mon ptit doigt m’a dit, ça n’peut plus durer
Tu vas prendre la route, et ton balluchon, et déménager
J’ai fermé à clef, et je suis parti, avec esprit avide
Conquérir le monde, pour laisser ici, ma vie chrysalide.
–