Christophe Condello – du tsar et du caviar

Un tsar se sustente
de caviar
recueilli en mer Caspienne
repu par une chorégraphie
de vagues pleines d’écume
et d’étoiles de fer
la paix elle
a le nez cassé
Jean Sénac – Matinale de mon peuple –

Pour Baya
Tu disais des choses faciles
travailleuse du matin
La forêt poussait dans ta voix
des arbres si profonds que le cœur s’y déchire
et connaît le poids du chant
la tiédeur d’une clairière pour l’homme droit qui revendique
un mot de paix
un mot à notre dimension.
Tu tirais de sa solitude
le rôdeur qui te suit tout pétri de son ombre
celui que voudrait écrire comme tu vois
comme tu tisses comme tu chantes
apporter aux autres le blé
le lait de chèvre la semoule,
et si dru dans le cœur et si fort dans le sang
la bonté de chacun
le charme impétueux des hommes solidaires
Parle ô tranquille fleur tisseuse des promesses
prélude au sûr éveil de l’orge
dis que bientôt l’acier refusera la gorge
bientôt le douar entamera la nuit.
Tu m’apprends à penser
à vivre comme tu es
Matinale arrachée à l’obscure demeure.
Matinale de mon peuple, Subervie. Rodez, 1961.
Quand la nuit se brise
Anthologie
Poésie Algérienne
Points
sur Anna Quinquaud
quelques images
Philippe Jaccottet – La voix –

Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ?
Serait-ce hors de la ville, à Robinson, dans un
jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près,
quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ?
Ne soyons pas impatient de le savoir
puisque le jour n’est pas autrement précédé
par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement
silence. Une voix monte, et comme un vent de mars
aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient
sans larmes, souriant plutôt devant la mort.
Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire.
Poésie 1946-1967
nrf Poésie / Gallimard
Mahmoud Darwich – Je ne désire de l’amour que le commencement

Je ne désire de l’amour que le commencement. Au-
dessus des places de ma Grenade
Les pigeons ravaudent le vêtement de ce jour
Dans les jarres, du vin à profusion pour la fête après nous
Dans les chansons des fenêtres qui suffiront et suffi-
ront pour qu’explosent les fleurs du grenadier
Je laisse le sambac dans son vase. Je laisse mon petit
coeur
Dans l’armoire de ma mère. Je laisse mon rêve riant
dans l’eau
Je laisse l’aube dans le miel des figues. Je laisse mon
jour et ma veille
Dans le passage vers la place de l’oranger où s’en-
volent les pigeons
Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que
montent les mots
Lune blanche dans le lait de tes nuits ? Martèle l’air
Que je voie, bleue, la rue de la flûte. Martèle le soir
Que je voie comment entre toi et moi s’alanguit ce
marbre.
Les fenêtres sont vides des jardins de ton châle. En
un autre temps
Je savais nombre de choses de toi, et je cueillais le
gardénia
A tes dix doigts. En un autre temps je possédais des
perles
Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où
jaillissait la nuit
Je ne désire de l’amour que le commencement. Les
pigeons se sont envolés
Par-dessus le toit du ciel dernier. Ils se sont envolés
et envolés
Il restera après nous du vin à profusion dans les
jarres
Et quelque terre suffisante pour que nous nous retrou-
vions , et que la paix soit
Anthologie
(1992-2005)
BABEL
Nayim Snida – Alors c’est elle qui peut consoler mon âme
sculpture : Gertraud Möhwald
Alors c’est elle qui quand l’odeur austère
Du passé affaibli par l’éphémère
Où sous le pont du temps le vent efface
Machinalement toutes les traces
Des instants d’aimer qui hélas en ombres
Se sont métamorphosés comme l’état du monde
Aux yeux de l’homme rêvant de paix de tolérance
Tandis que l’on se noie dans l’indifférence
A l’égard des victimes à l’égard des misères
A l’égard des rancunes qui puisent dans les guerres
Ses armes écrasant le repos des gens
Horrifiés par des morts enterrés tout vivants
Alors c’est elle qui peut consoler mon âme
Confusément perdue un batelier qui rame
Vers un îlot sans nom pour l’évasion du cœur
Habillé d’ennui vis-à-vis des malheurs
W Shakespeare – Que chaque fée vagabonde à travers cette maison.
illustration: Mark Ryden
Que chaque fée vagabonde à travers cette maison.
Nous irons au plus beau des lits nuptiaux
Et il sera par nous béni:
Et la lignée qui y sera créée
Sera heureuse à tout jamais.
Ainsi ces trois couples toujours
Seront fidèles en amour;
Et les flétrissures de la nature
Devront épargner leur progéniture.
Ni tache, bec-de-lièvre ou cicatrice,
Aucune des marques funestes
Que l’on redoute à la naissance,
Ne doit atteindre leurs enfants.
Que chaque fée vienne répandre
Cette rosée sacrée des champs,
Et qu’elle bénisse chaque chambre du palais
D’une douce paix,
Et que le maître en soit béni.
William Shakespeare, Le songe d’une nuit d’été –
édition bilingue (coll. Folio Théatre/Gallimard, 2003)
traduction de l’anglais par Jean-Michel Déprats
Salah Garmadi – Conseils aux miens pour après ma mort
photographe non identifié
Si parmi vous un jour je mourais
mais mourrai-je jamais
ne récitez pas sur mon cadavre
des versets coraniques
mais laissez-les à ceux qui en font commerce
ne me promettez pas deux arpents de terre
ne consommez pas le troisième jour après ma mort le couscous traditionnel
ce fut là en effet mon plat préféré
ne saupoudrez pas ma tombe de graines de figue
pour que les picorent les petits oiseaux du ciel
les êtres humains en ont plus besoin
n’empêchez pas les chats d’uriner sur ma tombe
ils avaient coutume de pisser sur le pas de ma porte tous les jeudis
et jamais la terre n’en trembla
ne venez pas me visiter deux fois par an au cimetière
je n’ai absolument rien pour vous recevoir
ne jurez pas sur la paix de mon âme en disant la vérité
ni même en mentant
votre vérité et vos mensonges me sont chose égale
quant à la paix de mon âme ce n’est point votre affaire
ne prononcez pas le jour de mes obsèques la formule rituelle :
« il nous a devancés dans la mort mais un jour nous l’y rejoindrons »
ce genre de course n’est pas mon sport favori
si parmi vous un jour je mourais
mais mourrai-je jamais
placez-moi au plus haut point de votre terre
et enviez-moi pour ma sécurité
Jacques Reda – tombeau de Bill Evans

peinture: Richard Diebenkorn Ocean Park – De Young Museum – San Francisco USA
–
Comme ces longs rayons dorés du soir qui laissent
le monde un peu plus large et plus pur après eux,
sous le trille exalté d’une grive, je peux
m’en aller maintenant sans hâte, sans tristesse:
tout devient transparent. Même le jour épais
s’allège et par endroits brille comme une larme,
heureux entre les cils de la nuit qui désarme.
Ni rêve ni sommeil. Plus d’attente. La paix.
Jacques Réda
–
Bill Evans(1929-1980),
comme on le sait, le prodigieux compositeur et pianiste de jazz, qui a accompagné les plus grands
( notamment Miles Davis et Coltrane dans son fameux Kind of Blue), se trouve être un de mes musiciens « phare » dont j’ai quasiment l’intégrale.
–
Soseki – choses dont je me souviens ( extr)
–
Pour l’heure j’ai oublié la poésie
Ma mémoire ne tente rien pour la retrouver
J’ai oublié tous les poèmes
L’oeil vague je regarde par la fenêtre s’étendre
L’ombre des arbres qui s’ennuient
Le soleil couchant éclaire un sentier
Un moine s’éloigne
Le feuillage cuivré d’un érable cache
Le campanile du temple
Qui s’enfonce dans les profondeurs
Du village embrasé par l’automne
Détaché de toutes choses
Je lève les yeux vers les nuages
Mon coeur est transporté
Le son d’un koto
Je suis heureux
Vieillir dans la sérénité
Bonheur suprême de l’homme sur cette terre
Le coeur en paix
Qu’un chien aboie que le coq chante
Tout résonnera avec douceur à mon oreille.
—
Natsume Sôseki Choses dont je me souviens
éditions Picquier poche
–
Ahmed Mehaoudi – Où ira le soir ?
Ahmed Mehaoudi, poète algérien – dont j‘avais déjà publié » A ce désert », est l’auteur d’autres productions intéressantes qu’il nous donne à lire et dont je fais l’écho ici de son « où ira le soir »
—
où ira ce soir
d’avoir si peu appris à comprendre les départs
de ces nids autrefois silencieux à la saison de paix
si peu vu dans le ciel ces éclairs de feu attendrir tes yeux
comme chercher dans les rêves l’insensé désir de se réveiller
où iras-tu ce soir
d’avoir déjà perdu le fil du chemin
la porte par où entre ton bonheur
si peu écouter que la nuit est parti loin
et toi
dors à l’endroit où ce soir tu apprendras
à regarder le jour
là se fait les mots …
–
G Titus-Carmel – Ici est le pays sans déception
« Ici est le pays sans déception.
Car la nuit, toujours souveraine, se montre magnanime : elle se déverse généreusement en nous, sans mesure ni remords, et rafraîchit celui qu’une trop forte passion consume à l’intérieur.
Chaque soir, elle s’ouvre ainsi qu’une vaste et accueillante étendue d’eau noire, plus vastement encore que les plus larges fleuves connus, plus sombre que les grands lacs, avec des berges qui s’ourlent de lointain dès qu’on avance.
Et c’est de tout son mystère qu’elle nous introduit à sa lumière ― à son «obscure clarté» au sein de quoi se dilue notre ardent désir de paix et d’oubli.
On dit alors qu’on a la nuit au corps.
Edoardo Sanguinetti – Ballade des femmes
BALLADE DES FEMMES
« quand j’y pense, que le temps est passé,
à ces mères anciennes qui nous ont portés
et puis aux jeunes filles qui furent nos idylles
et puis aux femmes, aux filles et à ces belles filles
si je pense féminin, je pense à la joie :
que je pense masculin, je pense rabat-joie :
quand j’y pense, que le temps est venu,
à cette résistante qui a combattu,
à celle qui fut touchée, à celle qui fut blessée
à celle qui est morte et qu’on a enterrée,
si je pense féminin, je pense à la paix :
que je pense masculin, et penser ne me plaît :
quand j’y pense, que le temps retourne,
que le jour arrive et que le jour ajourne
je pense au giron qu’un ventre de femme enrobe
maison ce ventre qui porte une robe,
ce ventre une caisse qui va finir,
quand arrive le jour, on va tous dormir
parce que la femme n’est pas ciel, elle est terre
une chair bien en terre, qui refuse la guerre :
en cette terre, où je fus semé
j’ai vécu ma vie et j’ai planté,
ici je cherche la chaleur que le cœur ressent,
la longue nuit qui devient un néant
je pense féminin, si je pense à l’humain :
viens ma compagne, je te prends par la main ; »
Luce Guilbaud – l’instrument du temps et ma bouche
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toujours extrait de « la chair à vif des roses » (1978)
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Les hommes s’engloutissent dans leurs yeux refermés longs escaliers de l’ombre au fond gît la clarté.
Pour le dire je n’aurai d’autre instrument que le temps et ma bouche
aux paroles de pierres friables polies roulées
usées par le temps gangue émaciée à cœur
la mort le mot solide et lumineux le temps l’oeuvre au noir
creuset de l’or pirate de la boue au miracle
peinture: Hans Hofman Berkeley
Pour le dire du matin au volcan de la racine
à la torture du bâillon au silence
Pour le dire j’aurai l’amour immobile et ce temps qui est le tien
et qui concorde avec mon temps quelque part entre le scintillement
et l’étoile qui file l’instant.
Chemin de soif entre deux eaux
chemin de soir et de ciel plein mornes fossés
où les yeux d’ancolies arrachent aux départs
un peu de paix jusqu’à la tour où s’arriment les siècles
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