Photographie – (Susanne Derève) –

.
Photographie qui était nous,
que je ranime d’un regard,
d’un regret,
du battement d’un cœur qui n’est pas chair,
sang, mais le nœud lancinant de l’amour.
.
Désormais perdus pour l’enfance,
voués aux éclatantes couleurs du monde
et du voyage, ils sont.
Ainsi, l’oiseleur rend l’oiselet au vent,
surpris de son aisance à gagner les couloirs
du ciel, et de la vigueur de ses ailes.
.
Ce temps passé fut nuée de jours heureux,
– cirrus, ouate, tendresse,
pluie bienfaisante des orages d’été –
Ce que nous avons consumé d’amour :
inépuisable mue de printemps, fruits rouges,
feux de Saint-Jean.
.
Nous reste la chaleur des voix, l’élan d’un corps
qui reconnaît les siens – baisers-
et l’absence palpable, pareille à ces formes de glaise
qui prennent vie et puis s’effondrent, rebelles,
entre les doigts.
.
Ce qu’il reste derrière l’image – ( RC )

C’est en progressant dans une pente grise,
où les ombres se confondent,
que l’on devine une présence invisible,
image subliminale derrière l’image.
Nos pas soulèvent la cendre :
elle s’accroche aux rochers,
et aux troncs d’arbres que l’on distingue à peine.
C’est un brouillard aux formes diffuses ,
tel un buvard de poussières,
qui recouvre inexorablement toute surface.
C’est une chose étrange, ….on la suppose liée à la photographie.
Tout ce qui entoure le lieu semble appelé à disparaître.
Il sera inutile de gratter la surface.
L’Eden originel ne se situe pas dessous,
le regretter ne sert qu’à éveiller l’inquiétude :
un rapace aux ailes grises,
qui ne secoue que l’ombre.
Nicolas Bouvier – Les Indes galantes –

.
Nombril du continent
Poumon léger du monde et poussière douce au pied
Cette route a beaucoup pour elle
dans tous les axes de la boussole
c’est l’espace et l’éternité
savanes couleur de cuir
vautours en rond dans le ciel cannelle
villages verts autour d’une flaque
dieux érectiles couverts de minium
et de papier d’argent
cités croulantes, tarabiscotées
et regards qui croisent le tien
jusqu’à l’écœurement
Tu te pousses à petite allure
un mois passe comme rien
tu consultes la carte
pour voir où t’a mené la dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
les petits cigares noués d’un fil rouge
ne coûtent que cinq annas la botte
où irons-nous demain ?
A la gare de Bezwada
tu as dormi sur un banc
tu sentais dans tes reins le poids de la journée
des quatre coins de la nuit les locomotives
arrivaient
en meuglant comme des navires
paraphes de nacre sur les eucalyptus
La lune montante était si pleine
et la vie devenue si fine
qu’il n’était ce soir-là
plus d’autre perfection que dans la mort
Solarpur, Inde centrale
Genève, 1978



1- Nicolas Bouvier à la terrasse d’un hôtel à Téhéran ; 2 et 3 – Tabritz (Azerbaïdjan iranien, hiver 1953-54)
Tabriz
Plumage de givre sur la vitre
la bûche d’acacia tinte comme porcelaine
l’encre est solide dans l’encrier
souffle dans tes doigts
tends l’oreille
C’est dans la mandorle de cet hiver perdu
dans l’auréole jaune du pétrole
dans le cocon enfoui de ta jeunesse
que tu as appris à épeler
un des noms secrets du bonheur
Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids de la neige
ville bancale
gesticulants vergers griffus
secrets du monde ancien aussitôt reperdus
Ce que le corbeau dit à la corbelle
quand l’éther du froid fait tituber nos ombres
l’évêque ne l’entendra pas
même au jour de la Danse des morts
Genève, 1977
* mandorle : figure en forme d’ovale ou d’amande dans laquelle s’inscrivent
des personnages sacrés
Le dehors et le dedans
Editions ZOE
Pour compléter la playlist – ( RC )

Tout commence en ouvrant les dossiers.
Je cherche de la musique,
pour compléter la playlist.
Je trouve des trucs pour la soirée.
Faut c’qui faut…
Cocktails en tout genre,
boules de lumière
fauteuils profonds, rideaux de velours
ambiance soft, affiches de cinéma,
cadres à l’ancienne sans photos d’ancêtres…
ça commence bien,
ça déménage et monte en puissance…
batterie, solos de guitare,
le chat rayé qui détale,
une bouteille renversée,
un verre cassé,
la tache sur le tapis
qui s’élargit.
C’est juste avant le slow,
vite, des papiers journaux !
Je tombe sur ta voix,
je ne l’avais pas reconnue.
La voilà qui se dresse
appelle le silence,
et tout est avalé, le moindre son,
le cramoisi du velours,
les cocktails évaporés,
le chat collé au plafond,
l’électricité coupée,
les cadres rétrécis…
mais seulement la voix
verticale au milieu du salon
qui provient d’on se sait où.
Tout le monde est saisi
n’esquisse plus un geste,
tout devient gris
rentre dans le passé,
immobilisé dans le papier glacé
à même la photographie,
juste avant l’oubli…
La réparation de la photographie – ( RC )

L’atelier de réparation
n’a rien pu pour l’image:
c’est vers l’horizon
que l’on va sans dommage.
( J’ai juste repeint le fond
en cherchant la couleur qu’il faut,
sans tenir compte des nuages…)
Il faut dire que la taille du pinceau
ne permettait pas de faire des ronds
– même l’eau est restée grise
en bordure de plage,
comme si elle était prise
par le gel des sels d’argent -.
L’essentiel est sauvé,
car les petits personnages
semblent avoir traversé le temps
et sont sortis de l’oubli:
ils marchent à petits pas,
bientôt , seront à côté de toi…
tu vas pouvoir leur décrire
ce qu’est devenue ta vie
après quelques décennies;
peut-être qu’ils vont rire
de leur rêve en couleur pastel:
ils ont oublié que la photographie
toujours leur rappelle
quelques souvenirs
parce que leurs émotions
sont enfouies dans le passé :
l’atelier de réparation
ne les a donc pas effacées…
Qui a saisi ce sourire doux-amer ? – ( RC )

Les trains du soir
se sont enfuis dans la nuit,
et ton sourire a ces lèvres absentes
de la beauté fanée
d’une photographie
qui a mal vieilli.
Une pellicule dans un album photo
oublié au fond d’une armoire.
Je ne sais plus qui a saisi cet instant,
ce sourire doux-amer
qui rappelle celui de la Joconde,
derrière son épaisse armure de verre
– le mystère d’une perspective
difficile à saisir – ,
une fleur épinglée sur la poitrine
laissant échapper son parfum.
Qui se souvient des fêtes et de la joie,
des portes qui grincent,
des fenêtres ouvertes sur l’azur ,
des verres qui tintent,
de la guerre tendre des regards ?
une guerre qui pâlit
comme s’effacent les voix
de ceux qui t’ont connue.
L’or des cheveux
retrouverait-il son feu,
ton oeil, son incandescence
le vent , son insolence ,
si le sort était levé,
tu reviennes à la vie,
extraite comme par magie
de la photographie ?
Jean-Claude Pinson – Bovins statufiés
peinture – Thomas Hart Benton
Photographie saisie en passant en voiture
un jour sans doute de sombres mélodies
dans la tuyauterie cérébrale :
dans les urines noires
de l’automne en bordure de banlieue
des bovins statufiés attendent
dans le vent on ne sait quoi
dans le gras des labours
on dirait qu’ils dépriment
.
Colporteur du temps – ( RC )
Le colporteur du temps
N’a pas sa montre à l’heure
Et a laissé se faner les fleurs
Des rendez-vous d’avant
En semant les traces à tout vent,
C’est tout un champ d’enfants
Qui grandissent en chantant
Déposés en sommeil, on les oublie souvent
Lorsque le hasard nous amène
A revenir sur nos traces
Les souvenirs reviennent, et nous embarrassent
Le temps avait figé, – quel phénomène – !
un geste dans l’espace
La terre humide, qui fume
Le village, perdu dans la brume
Et de lointains ressentis passent
Ton sourire d’avant est resté le même
Dans mon souvenir; il est ce défi
Que me lance encore, ta photographie
Les fleurs d’antan , pour ce poème
Sont encore fraîches, et la couleur
Que n’a pas retouchée le colporteur
Du temps, qui s’est étiré, sans toi.
Couleur du bonheur, en papier de soie.
25-01-2012
issu de la création de Pantherspirit: le colporteur du temps
Philipp Larkin – à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage ,
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
Robert Creeley – Distance
photo: Tamsin
Distance
1
Comme j’avais
mal, de toi,
voyant la
lumière là, cette
forme qu’elle
fait.
Les corps
tombent, sont
tombés, ouverts.
Cette forme, n’est-ce pas,
est celle que
tu veux, chaleur
comme soleil
sur toi.
Mais quoi
est-ce toi, où,
se demandait-on, je
je me demandais
toujours. La
pensée même,
poussée, de forme
à peine naissante,
rien
sinon
en hésitant
d’un regard
après une image
de clarté
dans la poussière sur
une distance imprécise,
qui projette
un radiateur en
arêtes, brille,
la longueur longue
de la femme, le mouvement
de l’
enfant, sur elle,
leurs jambes
perçues derrière.
2
Les yeux,
les jours et
la photographie des formes,
les yeux
vides, mains
chères. Nous
marchons,
j’ai
le visage couvert
de poils
et d’âge, des
cheveux gris
puis blancs
de chaque côté
des joues. Descendre
de la
voiture au milieu
de tout ce monde,
où es
tu, suis-je heureux,
cette voiture est-elle
à moi. Une autre
vie vient à
la présence,
ici, tu
passes, à côté
de moi, abandonné, ma
propre chaleur
réprimée,
descendre
une voiture, les eaux
avançant, un
endroit comme
de grands
seins, le chaud et
l’humide qui progressent
s’éveillant
jusqu’au bord
du silence.
3
Se dégager de comme en amour, ou
amitié de
rencontre, « Heureux de vous
rencontrer — » Ces
rencontres, c’est
rencontrer
la rencontre (contre)
l’un et l’autre
le manque
de bien-être, le mal
aise du
cœur en
formes
particulières, s’éveille
contre un corps
comme une main enfoncée
entre les jambes
longues. Ce n’est
que la forme,
« Je ne connais pas
ton visage
mais ce qui pousse là,
les cheveux, malgré la fêlure,
la fente,
entre nous, je
connais,
c’est à moi — »
Qu’est-ce qu’ils m’ont fait,
qui sont-ils venant
vers moi
sur leurs pieds qui savent,
avec telle substance
de formes,
écartant la chair,
je rentre
chez moi,
avec mon rêve d’elle.
Robert Creeley
Traduit de l’américain par ]ean Daive
Décalqués dans le relief des choses – ( RC )
photo : Pentthi Sammallahti
Je suis rentré par hasard dans un enclos,
je m’en suis approché, comme si j’avais tourné
une page d’un livre, et que la photographie du lieu
me chuchote la chanson de son infini.
Je ne regarde pas ce monde ;
c’est lui qui me regarde,
car l’immobilité ne semble qu’un faux semblant.
Les chiens et oiseaux solitaires, je les reconnais,
mais il semblent des survivants dans un monde pétrifié,
la lumière sourdant de l’intérieur, même…
Il y a aussi des hommes, se découpant sur celui-ci,
mais qui ne semblent pas à leur place ,
survivants aussi d’un lieu, décalqués dans le relief des choses,
happés par l’étrangeté des instants,
où la lune se cristallise,
les arbres dépouillés peints par Bruegel
semblant y trouver leur place.
C’est qu’une fois après avoir longé cet enclos,
y être entré comme par effraction ,
il est difficile d’échapper aux noirs profonds, et bruns tourbeux,
et à la neige qui semble attendre.
Cela demeure, à la façon d’une image qui s’inscrit en creux,
comme la persistance rétinienne . :
on ne peut se contenter de tourner la page pour revenir au point de départ ;
rien ne coule, le méandre du fleuve fait vœu de silence ,
et on dirait que l’origine du monde est tout à côté.
Ce qu’on prend pour une esquisse
a quelque chose de définitif.
–
RC – juin 2017
Deux volumes et deux bouteilles ( presque un Morandi )- ( RC )
photographe non identifié
C’est comme un aria,
un brin suspendu ,
avant l’extrémité du parcours de l’archet…. ,
La lumière chatoie,
comme vibre encore la corde :
l’eau reste attentive dans la carafe,
L’épaisseur du verre soupire,
hésite à donner de l’ombre sur le mur,
– ou alors si légère –
une pâte qui entoure le creux,
immobilisée, – fusion de la silice –
participe au léger grain du fond :
ainsi le ferait le bourdon,
soutenant l’envol des voix…
posées comme les deux objets
aux rayures noires, régulières ,
– légèrement ironiques – .
De taille semblable,
ils sont insolemment lisses,
ronds, mais sans rouler,
contrepoint musical
On pourrait imaginer les voir
quitter le sol,
se mettre en mouvement
perturber le liquide ,
sautiller en désordre
dans cet accord trop parfait
auquel seuls croient
les gris cristallins
de la photographie .
–
RC avr 2017
Vue du pays de dedans – ( RC )
–
Il se balance,
comme s’il chutait immobile,
cloué dans l’espace,
accroché au silence.
Les grands buildings sont une forêt
plantée sur ses reflets de verre.
A leurs pieds se faufilent péniblement
des files d’autos sous des fumées grises
répondant aux paraboles lumineuses
de nuages en chou-fleur.
C’est un entre-deux
où circulent des courants d’air,
et peut-être le fil de la mémoire,
traçant ses courbes
jusqu’à l’horizon des rêves.
Je remonte en biais
les heures perdues,
me nourrissant du temps,
photographie passagère,
s’effaçant peu à peu
avec le jour naissant,
au pays du dedans .
–
RC – janv 2015
Le sentiment d’appartenir à une même espèce – ( RC )

photo et création Mickaëlle Delamé
–
Plutôt qu’insérer sa tête,
Dans une photographie,
et l’ovale découpé,
pour y placer son visage
il faut punaiser sur le mur
une feuille de papier kraft,
se dessiner en taille réelle,
toi debout, toi assis,
et parfois tourner la tête,
pour que les gens
puissent se regarder,
se mettre en couleurs,
s’échanger quelques paroles,
en bulles phylactères,
animer un bras, un torse,
puis les jambes ….
L’habit qu’on a choisi,
ne fait pas son moine ;
D’ailleurs il n’y
en a pas ( de moines)
chacun alors,
sort à sa manière
de son rôle, et du dessin,
devient lui-même,
sorti du regard de l’autre,
se côtoient,
les personnages
trouvant leur auteur,
décalés d’ombres chinoises,
et quelque chose de commun,
le sentiment d’appartenir,
sans doute
à une même espèce .
–
RC –
nov 2014
Le défilé des images ( RC )
–
En suivant les traces du temps
Comme des empreintes laissées dans la boue,
Il y a, sur ce fil,
Le défilé des images
De celles qui marquent un instant
Et finissent par pâlir,
Cartes postales oubliées au fond des tiroirs,
Restes d’affiches de campagnes électorales,
Catalogues fournis pour produits d’antan,
Et aussi les albums épais,
Des photos de famille.
Je parcours le tout,
Où se transforme,
En épisodes chronologiques,
L’univers, même réduit au dehors,
Bordé de maisons proches,
Qui s’enhardissent de grues,
Et deviennent immeubles.
La famille rassemblée,
Au pied de l’escalier,
S’est agrandie d’un nourrisson,
Maintenant debout sous un chapeau de paille,
Puis, regardant sur la droite,
Le chat gris faisant sa toilette,
Que l’on retrouve seul, enroulé sur lui-même.
Ensuite, c’est une tante de passage,
Dans ses bras, une petite soeur arrivée…
> Tout le monde est gauche,
Dans ses habits du dimanche,
Après le repas,
Peut-être suivant le baptême;
…. Il fait très beau dehors.
Ce sont donc des photos du jardin,
Les enfants jouent au ballon,
. Le tilleul a étiré son ombre,
Au-delà de la grille voisine.
Plus tard, toujours sur l’escalier,
Les habits suivent une autre mode,
….Dix ans se sont écoulés.
Le grand-père n’est plus,
Les allées sont cimentées,
La perspective est close,
D’un nouveau garage,
Occupé d’une voiture,
Brillant de ses chromes,
Elle apparaît sombre,
Peut-être verte…
Un autre album,
Tourne la page d’une génération,
Le format des images a changé,
Issues d’un nouvel appareil.
C’est maintenant la couleur,
Témoignant des années soixante.
L’extravagance des coiffures,
Et des motifs géométriques,
S’étalant sur les murs,
Le règne du plastique,
Et du formica, qui jalonne encore,
Les meubles rustiques en bois.
Quelques pages plus loin,
Les teintes sucrées,
De photos polaroïd,
Donnent dans la fantaisie,
Des portraits déformés,
Pris de trop près,
Et surtout le voyage à Venise.
Gondoles et palais,
Trattorias et reflets…
Les lieux soigneusement mentionnés,
Au stylo à bille ….
> Le beau temps tourne à l’orage,
—– On suppose une dispute,
Car l’album s’arrête là,
En mille-neuf-cent-quatre-vingt,
Sur la photo de l’amie,
Partie sous d’autres horizons,
Rageusement déchirée,
Puis, maladroitement recollée,
Les souvenirs ne sont plus de mise,
Et restent clos dans le tiroir.
Le défilé des images, lui, s ‘immobilise.
–
RC – 10 et 11 août 2013
–
Sentinelle de la plaine – ( RC )
Photo perso: Inscription au dessus du cloître de Ste Trophime Arles 2012
–
Les Alpilles, sont une série de dents
Une série de barrières
D’ascensions calcaires
Sous le soleil ardent
Qui en prend à ses aises
Suivant la route des oliviers
Au mistral, rien à envier
Attendant qu’il s’apaise
Au milieu des jaunes
Comme s’apaisent les pentes
Le fleuve portant l’eau lente
De ses bras de Rhône…
Il faut que je vous parle
De la ville sereine,
Sentinelle de la plaine
— l’antique cité d’Arles
Au parcours de l’histoire
A capter le soleil
A nulle autre pareille
Dressée dans le soir,
Prise dans les filets,
Attrapée comme une mouche
Lorsque le soleil se couche
….D’eaux, l’arrose de reflets
Quand elle reprend haleine,
Ses maisons s’animent,
Les ruelles intimes
Aux pourtours des arènes
Aux lanternes, l’éclairage
Comme l’étape souterraine,
La vieille dame, de l’histoire romaine
….ne dit pas son age…
Puis son monologue
S’habille de parures
Que fait la peinture
De Vincent Van Gogh
Il dit, le taciturne
Au rayons de son art,
Les platanes des boulevards
Et le ciel nocturne.
La nuit étoilée
Aux parlers chantants
Les cyprès délirants,
Des Alyscamps, les allées,
Comme la Camargue est peinte
En touches serrées
Végétaux acérés
Dont on garde l’empreinte.
Arles se détend,
et lance des défis
A la photographie
Et …prend le ciel nocturne pour amant.
RC – 10 décembre 2012
voir également le texte de Xavier Lainé:
et ma « lecture des Alpilles en Crau » ( écrit de janvier 2012 )
–
Lamelles immobiles ( RC )
–
Immobile dans l’image,
Epinglé dans le ciel,
Au théâtre des objets,
L’oiseau n’est pas réel…
Dessin de son passage,
Une portion de trajet,
Le bout d’une ligne,
Un instant de grâce,
Et peut-être le signe,
Le reflet dans une flaque
D’un ange qui passe
Et qu’à peine on remarque…
———–
Voyageurs en émotion lente
Le passager du jour
Succède à celui
D’une lourde obscurité
Et s’étonne encore
Que les choses en sommeil
Se révèlent au lendemain,
Cousines, ou bien semblables
A la même place
Et jouent à la permanence,
Même si l’atmosphère, leur peint des habits
De brume et de lumière.
Il y a des instants fugitifs
Qui modifient les contours,
Ajoutent des touches de couleur
Et désignent autrement
– La cathédrale de Rouen – que l’on croyait connaître
Quand s’élancent, immobiles
Les dentelles gothiques
A travers les siècles .
Mais, même plus modestes
Les images les plus offertes,
Qu’on voit sur les présentoirs,
Se trouvent reproduites
Presque à l’identique
Sur les cartes postales.
Les vues générales,
Prises du promontoire
En couleurs ou en gris pâle,
Sont des moments d’histoire .
Le décompte des heures,
Les transformations ( et petites différences)
A identifier – au jeu des sept erreurs-
D’un village de Provence …
En prenant la photo
Le passager du jour
Prélève, une fraction de seconde
Une infime portion du temps,
Et un peu de lumière
Comme une prise de sang
Aspirant le visible du monde,
Une piqûre éphémère,
Où se précipite, hâtif
Le paysage, en périmètre limité
A l’intérieur de l’objectif,
… un instant d’éternité.
–
RC – 13 novembre 2012
– texte auquel j’ai trouvé un écho, dans le blog de « le vent qui souffle »
Interfaces
La photographie n’était que le reflet arbitraire d’un instant arraché à la fosse béante du temps, et ne livrerait pas d’autre secret que cette fixité étrange et ce témoignage troublant d’une vie abolie mais qui avait existé. Ce n’était qu’une trace, aussi bouleversante que les empreintes de mains retrouvées dans les grottes préhistoriques. Elle continuerait pourtant, avec déraison,
parce que cette vie retournée au néant continuait de l’émouvoir, à scruter la profondeur de ce regard, à suivre le mouvement de ces lèvres qui essaient avec peine d’esquisser un sourire, à interroger ce front trop grand sous les cheveux relevés, à examiner cette broche dorée qui rehausse le corsage sombre, à s’émerveiller devant le col de dentelle fine fabriqué par des mains délicates.
Sa mémoire avait conservé des milliers d’images plus récentes, en mouvement comme dans un film. Ces images-là, douloureuses, s’enfonçaient peu à peu dans les couches inférieures de la conscience, accompagnées d’une sorte de sentinelle chargée de les veiller, de les protéger contre l’oubli définitif, mais aussi et peut-être surtout d’empêcher la souffrance d’une remontée à l’air libre…
Une sorte de filtre magique ne laissait passer que les formes simplifiées ou mythiques du souvenir. Il n’était pas impossible de croire que ces formes pourraient revivre de la même façon que les vestiges d’une civilisation disparue, avec le recul et la passion des archéologues, la passion préservant l’émotion, le recul faisant barrage à la douleur. Il devenait possible également de croire que ces empreintes de vie laissées par une morte rétabliraient un passage avec elle, la « encore vivante ».
Et tous ces signes, il fallait désormais les déchiffrer, les décrypter, les interpréter comme des indices sur son propre destin, contenu dans la forme ronde de ce petit miroir de poche, cruellement figé et glacé côté pile, insaisissable comme l’eau courante, imprévisible, inquiétant, effrayant comme un torrent dévastateur, côté face.
Guy Goffette – Un peu d’or dans la boue
Un peu d’or dans la boue
I
Je me disais aussi : vivre est autre chose
que cet oubli du temps qui passe et des ravages
de l’amour, et de l’usure – ce que nous faisons
du matin à la nuit : fendre la mer,
fendre le ciel, la terre, tout à tour oiseau,
poisson, taupe, enfin : jouant à brasser l’air,
l’eau, les fruits, la poussière ; agissant comme,
brûlant pour, marchant vers, récoltant
quoi ? le ver dans la pomme, le vent dans les blés
puisque tout retombe toujours, puisque tout
recommence et rien n’est jamais pareil
à ce qui fut, ni pire ni meilleur,
qui ne cesse de répéter : vivre est autre chose.
II
Le temps qu’on se lève vraiment, qu’on se dise
oui de la pointe des pieds jusqu’au sommet
du crâne, oui à ce jour neuf jeté
dans la corbeille du temps, il pleut.
Ô l’exacte photographie de l’âme, ces deux mots
qui nous rentrent les yeux comme les ongles
dans la chair : il pleut. Le sang de l’herbe
est vert insupportablement et c’est en nous
qu’il pleut, en nous qu’une digue rompue
voit s’effondrer peu à peu, derrière la vitre
et parmi les voilures, avec des pans de vieux
regrets, d’attentes fatiguées,
les raisons de partir et d’habiller le froid.
III
Encore, si le feu marchait mal, si la lampe
filait un miel amer, pourrais-tu dire : j’ai froid,
et voler le coeur du noyer chauve, celui
du cheval de labour qui n’a plus où aller
et qui va d’un bord à l’autre de la pluie
comme toi dans la maison, ouvrant un livre,
des portes, les repoussant : terre brûlée, ville
ouverte où la faim s’étale et crie
comme ces grappes de fruits rouges sur la table,
vie étrange, inaccessible, présent
à celui qui ne sait plus désormais
que piétiner dans le même sillon
la noire et lourde argile des fatigues.
–
Guy Goffette
poème cueilli dans « La vie promise » précédée d' »Eloge pour une cusine
de province »
éditions poésie/gallimard
–
Philipp Larkin – album de photos d’une jeune femme
–
à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie! semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage l
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(Thé Marvel Press, 1955)
Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70.
–
Colporteur du temps (RC)
Le colporteur du temps
N’a pas sa montre à l’heure
Et a laissé se faner les fleurs
Des rendez-vous d’avant
En semant les traces à tout vent,
C’est tout un champ d’enfants
Qui grandissent en chantant
Déposés en sommeil, on les oublie souvent
Lorsque le hasard nous amène
A revenir sur nos traces
Les souvenirs reviennent, et nous embarrassent
Le temps avait figé, – quel phénomène – !
un geste dans l’espace
La terre humide, qui fume
Le village, perdu dans la brume
Et de lointains ressentis passent
Ton sourire d’avant est resté le même
Dans mon souvenir; il est ce défi
Que me lance encore, ta photographie
Les fleurs d’antan , pour ce poème
Sont encore fraîches, et la couleur
Que n’a pas retouchée le colporteur
Du temps, qui s’est étiré, sans toi.
Couleur du bonheur, en papier de soie.
25-01-2012
issu de la création de Pantherspirit: le colporteur du temps
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Luis Sepùlveda – Pour tuer un souvenir
Pour tuer un souvenir
Tu as la photo entre les mains et tu trouves trop artificiel le paysage aux couleurs polaroïd. Trop bleue la mer, trop transparent le ciel, trop incendié cet horizon, trop de brillance dans les regards des deux personnages qui s’enlacent au mépris du vent, vêtus de pull-overs semblables.
Tu regardes dehors et la seule chose que tu vois c’est le reflet que la vitre te renvoie comme une gifle, parce qu’il fait nuit et qu’à cette heure les fenêtres se transforment en miroirs qui renvoient la solitude, les intérieurs accablants, les maisons comme la tienne, maisons vides, maisons avec café sans sucre le matin, café rapide et la voiture qui ne démarre pas et les minutes qui passent, maisons où tu découvres le matin des signes de déprime qui te signalent à cor et à cri que tu es en train de perdre la grande bataille.
La photo reste dans tes mains. Elle était dans un tiroir que tu n’avais pas ouvert depuis des mois, mais elle est auourd’hui dans tes mains et tu sens que le moment est venu d’assassiner ces souvenirs anciens.
Par la vitre, tu verras tomber des flocons de neige trop gros pour être graciles et violeurs des lois de la gravitation. Ils tombent vite et, quand tu regarderas le tapis, tes yeux verront les vestiges mutilés d’un souvenir dont rien ne peut plus être sauvé.
.. Alors tu dois prendre la photo comme un parallélépipède
parfaitement horizontal et, c’est le plus important, devant une de ces fenêtres qui semblent reprocher à la pièce sa lumière blafarde.
Ce n’ est pas toi qui déchireras la photo. C’est quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus courageux ou de plus impersonnel , un autre je-tu qui flotte dans le vide derrière les vitres.
Tu verras cette personne faire un mouvement de crabe avec les doigts, ses mains s’écarter de chaque côté et chacune emporter un morceau presque semblable de la photo- graphie. Puis cette même personne rassemblera les morceaux et refera le même geste une, deux, trois fois, plus si elle l’estime nécessaire, jusqu’à ce qu’inexpliquablement tu sentes la fatigue dans tes doigts.
extrait du livre de petites nouvelles » Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre »
ed Métailié 1997