voir l'art autrement – en relation avec les textes

Articles tagués “poème

Cees Nooteboom – Personnage –


Robert Delaunay – Paysage au disque solaire

.

La fleur de l’hibiscus dure une journée,
étoile de feu fugace dans la controverse
du ciel et du jardin, l’homme y est un corps
qui se défend, comme toute fleur.

Ce qu’il ignore : combien tout cela est vrai.
Est-il bien là, ce personnage
qui reste dehors dans l’ultime clarté des étoiles,
ne voit pas la fleur, se brûle
à la lumière froide et dans l’éphémère
matin ramasse des fleurs sur
une terre noire et cède devant la violence
du soleil ?

Le sens du deuil qui prolifère en lui
commémore un ami, une amitié
qui perd sa mesure
parmi tant de flétrissure.

Qu’est-ce qui reste là, un homme ou un poème ?

Le facteur en chemise jaune vient à vélo jusqu’à la grille,
conte le monde, délivre sa lettre
à un vivant, ne sait rien du deuil ou de l’âme.
Il voit les fleurs rouges à terre,
dit « il va faire chaud aujourd’hui »,
puis disparaît dans la lumière

et ce poème.

.

Le visage de l’œil
poèmes traduits du néerlandais par Philippe Noble
Actes sud

.


Retour de la marelle – ( RC )


Attention de ne pas lancer trop loin
la pierre revêche dans les airs.
Si elle ne revient pas
c’est qu’elle aura rebondi
au-delà des limites
de l’atmosphère.

Tu vois ce que c’est
de pousser trop loin
le galet à la marelle :
ça va de la terre au ciel
directement sans s’arrêter

aux cases tracées
à la craie sur le trottoir.
Après , il s’agit de ne pas faire
le parcours à l’envers
car la pierre peut retomber

de façon inopinée
dans le puits
sans fond de l’oubli:
Prends garde où tu mets les pieds
car si par malchance

tu la reçois sur la tête
le jeu est terminé
les cases retournent sur elles-mêmes
la partie est finie,
c’est ainsi que se clôt le poème…

RC


Journal d’un voyage, quand je tourne les pages – ( RC )


photo Virginie Gautier

Journal d’un voyage,
des deux pieds dans le sable – ,
( mais le soleil n’est pas le même

quand je tourne la page ):
je ne suis plus capable
d’en faire un poème,

parce que je ne suis plus là
pour te raconter le vent tiède
précédant l’orage :

deux mois ont passé déjà …
….Non, ce n’est pas de Suède
que je rapporte les images…

imagine plutôt la jungle proche:
elle s’accroche sur la moindre roche
et la photo n’en montre rien ;

pas un coquillage,
pas de varan pour témoin
dont je guetterais l’approche:

C’est par hasard, que j’ai trouvé égaré
un morceau de corail, et un tout petit bénitier,
au fond de ma poche !

voir « suite malaise » de Susanne


le jardin de mon poème – ( RC )


peinture Otto Müller

Reconnaîtrais-tu ce jardin,
maintenant abandonné,
laissé à lui-même
alors que débordent les branches
du saule, que tu as connu
jeune encore, devant la maison?

Les heures de l’hiver
viendront tuer les fleurs,
arracher les feuilles
du chêne encore debout,
mais tu reconnaîtras le jardin de mon poème,
auquel subsistent quelques vers…


Clara Ness – La parade sauvage ( juin – nouveau carnet )


montage RC

Aussitôt que je me remets à écrire, je pense à Luiz, j’ai quelque chose à régler avec lui par (écriture, une vengeance, un sentiment très vilain, très violent ) , je veux toujours me mesurer à sa médiocrité , mais aussi à son intuition, je sais que je le cherche Quelque part dans les mots, comme si j’espérais quainsi il réapparaisse. «Toujours tel il apparaisse/Entre tes mains sans paresse»…

Oui nous avions bien ri, un soir de juin, en découvrant l’extraordinaire perversité de ce poème, cachée derrière l’éventail de métaphores en apparence bien innocentes.

extrait de la revue « Jet d’encre »


Antoine Jean-Baptiste Roger – Sonnet romantique


regard intense – oeuvre du musée de Prague

J’attends l’amour, le grand amour que ne déparent
Ni les doutes, ni les dégoûts, l’amour tardif
Dont le flux submerge le cœur, ce vieux récif,
L’amour, mer d’Orient suit la côte barbare !

Aussi pardonne-moi si ma bouche est avare,
Tu n’es pour moi qu’un rayon de soleil furtif.
Je rêve par-delà notre baiser passif
Un roman beau comme un poème… et m’y prépare.

Cependant si déçu, je ne le vivais pas,
Pour te frôler encore je hâterais le pas
Dans ce brouillard d’hiver où la lumière est jaune…

Et malgré cet orgueil qui me ronge en secret,
Ton sourire est si doux qu’il me consolerait…
…Dieux ! L’amour serait-il si triste comme une aumône ?

Antoine Jean-Baptiste Roger – ( plus connu sous le nom de Saint-Exupéry )


Futaie profonde, et solitaire – ( RC )


Chemin forestier vers Saint Côme d’Olt ( Aveyron )

Parcourant la forêt, les troncs courbés
font comme une harpe
jouant une musique de lumière
que personne n’entend.
La futaie est profonde, et solitaire ,
personne ne m’entend chanter.
J’écris sur la terre humide
un poème,
que personne ne lira,
à part la lune
qui se penche vers moi
.

inspiré par les textes de Wang Wei, voir « sous les pins »- calligraphie chinoise –


Lotus – (Susanne Derève )-


Ninh Binh (Vietnam) 2016

Un peu de terre,
et le chaos des pierres
que vient baigner le flot,                                               
rives,limons,rizières. 

Sous le sampan de bois, 
les lotus à fleur d’eau 
comme une peau légère 
et sur leurs tiges frêles, 
la jupe tendre des corolles,                                                                            
rose,
translucide, 

d’où naît le poème ancestral,                                                                                    
celui qui tient le temps 
dans ses filets, 
le porte jusqu’à nous          
en son précieux calice.

Aux faces parcheminées, 
aux visages étoilés de sueur 
sous la paille,
à leurs bouches édentées,je dérobe 
un sourire. 
Telle chaleur en deçà de l’ombrelle, 
la chanson filée de la rame 
en sourdine.

Je ne trahirai ni l’effort 
ni le silence,
ni la parole lente, 
je tairai les mots. 
Le bonheur est patience.






Ninh Binh (Vietnam) 2016





Plume – (Susanne Derève) –


Joan Mitchell – Yellow river –
          Gratte, gratte 
          le papier 
          plume bavarde
          tandis que je griffe  la terre                                                                    
          froide
          pour y enfouir la promesse 
          de vie.
          Sève,
          qui cheminera vers le soleil 
          tandis que tes mots candélabres 
          s’abimeront  dans l’encre noire
          du poème.


Kenneth White – Labrador (2,3)-


Frits Thaulow – A mountain stream –
                         
            2 

J’ai moi aussi nommé un lieu
un lieu de grands rochers
luisant sous le soleil
un lieu où l'eau bruissait
tourbillonnait et glissait —
je l’ai nommé le Merveilleux Rivage

j’ai vécu là-bas tout un hiver
tout un temps de blanc silence
j’ai gravé sur la pierre un poème
à l’hiver et au blanc silence
les plus belles runes par moi tracées

des hommes aux yeux fins, aux pommettes hautes
sont venus me visiter
nous avons troqué
du drap contre des peaux
nous vivions en paix

et le printemps revint :
tous les ruisseaux ruisselaient de lumière
et la grande rivière reflétait le ciel
j'allai plus loin vers le sud
vers un pays de grandes forêts
où je vis des hommes rouges
parés de plumes d'oiseaux

je sentis sous mes pas une terre nouvelle
un monde nouveau
mais je me refusais à le nommer trop tôt
content de laisser mes sens
m’éveiller et me guider
pas après pas
à travers le réel

je n'étais déjà plus chrétien
sans être pourtant retourné à Thor
autre chose m'appelait
m'appelait au-dehors
autre chose qui peut-être
voulait qu’on l’appelle

une chose sensuelle
et abstraite à la fois
terrible et belle à la fois
une chose qui me dépassait
mais était à la fois
plus moi-même que moi

j’ai songé aux paroles de Norvège
aux paroles des penseurs et des poètes
aux paroles de haut vol des Hébrides
ici pas de place pour le Christ ou pour Thor
ici la terre a réalisé son destin
destin de pierres et d’arbres
d’ombre et de lumière
a réalisé son destin en silence
j’ai tenté d’apprendre
le langage de ce silence
plus rebelle que le latin
que j’étudiais à Bergen
ou que l’irlandais de Dublin.



	 3

Tout un champ nouveau
où travailler et penser
à chacun de mes pas
je sentais en moi une étrange vigueur
l’esprit chaque jour plus vif, plus clair


j'essayai encore quelques noms
(pesant avec soin chacun d'eux
les éprouvant dans ma tête
et sur ma langue):
la rivière de la Grande Baleine, le cap de l'Eskimo
le lac des Huttes sauvages, le col du Caribou

mais toujours pas de nom pour le tout
je voulais bien nommer les parties
mais pas le tout

l’homme a besoin d’arrimer son savoir
mais il lui faut un espace vide
dans lequel se mouvoir

je vivais et marchais
comme jamais encore
devenais un peu plus qu’humain
connaissais une plus large identité

les traces du caribou sur la neige
le vol des oies sauvages
l’érable rouge à l’automne
mordu par le gel
tout cela me devint plus réel
plus réellement moi
que mon nom même

je me surprenais disant parfois
«en accord avec l’esprit de la terre»
mais il n’y avait pas d’«esprit»
c'était la langue du passé
et ce monde était un nouveau monde
et ma pensée aussi était presque nouvelle
rien qui ressemblât à un «esprit»


seulement les traces bleues sur la neige
le vol des oies sauvages
et les feuilles rouges de gel

la religion et la philosophie
ce que j’avais appris dans les églises et les écoles
tout cela était trop lourd
pour cette vie de voyage
seule me restait la poésie
une poésie comme le vent et la feuille d’érable
que je me récitais
en parcourant le pays

je suis un vieil homme à présent
un vieil homme très vieux
j’ai griffonné ces runes sur un rocher
elles seront mon testament
personne ne les lira peut-être
elles resteront sur ce rocher
près des graffiti de la glace
balayées par la pluie et le vent.


Un monde ouvert : Anthologie personnelle

nrf Poésie/Gallimard


Courbes – (Susanne Derève) –


Salvador Dali – Lune et oiseau

 

 

Le mot aussi rond qu’une bouche

naquit pour dire l’amour,

et le premier son fut amour,

rondeur de la lèvre charnue,

œil limpide,

prunelle palpitante où chutaient tour à tour

la lune pleine,  le globe incandescent

du jour

Fille, fils , enfantement  

et l’œuf diaphane  de l’oiseau                                         

sur l’arête du monde  où le tenait ma main ,                                  

ombrageuse prunelle, qui taisait l’effusion                                  

des couleurs  au seuil clair du matin,

la courbe douce du fruit  sur la branche ,

sa pure circonférence

d’or et de feu – orange , chair étoilée  du pitaya  –                                                       

Le mot disait la joue charnue de l’ange

et le lait blanc des femmes , poitrines rondes ,

hanches grenues ,

disait tout ce qui fut  et  serait  

que j’ai tu

de peur de m’en saisir ou de le profaner                              

 L’aurai-je assez  vécu   pour le nommer ?

 

 

 


Kamel Abdou – le linceul de la résignation


peinture Thierry Tillier

Ils t’ont habillé du linceul
De la Résignation Et tu t’es souvenu du Barbu
Et tu as hurlé « que la joie demeure
que la joie demeure »
qui m’empêchera de chanter tes yeux
et qui me fera oublier la chaleur
de tes mains rugueuses qui s’étreignent ?
Où est-il celui qui signait d’un Soleil ?

Mère j’ai égrené les pustules de la Révolte
J’ai craché dans les gueules
Béantes des cellules
J’ai lu Hikmet à m’en soûler
Et j’ai pleuré à Diar Yassine
Dérisoire révolution
Pourras-tu tourner le dos à l’espoir
Et t’en aller résolument
Chercher les hommes et leur expliquer
Leur diras-tu «je cherche la beauté »
Aux Hommes aux mains calleuses
Leur diras-tu
Les mots sont tous magiques
Leur parleras-tu
Des yeux de la Bien-aimée
Mais que diras-tu quand les mots se dénudent
Versets et Décrets obstruant les portes
Eclate mon poème au curur du mensonge.

oui le Départ était un arrachement de ferrailles
déchirées le rebeb escalade la mémoire millénaire
Anéantissement dans la retraite du Cheikh… Le chacal
chasse le lion…

Une odeur de bout de pain brûlé
j’ai vingt ans et je suis épuisé
Oui tu ne sauras jamais la terreur des yeux écarquillés
Qui ne verront jamais ; tu ne sauras jamais la douleur
Du verbe se donnant tour à tour au pré épanoui au noir
De tes yeux aux rêves du sourire à la saveur sauvage
Des fruits libres aux flétrissures du vers

Une odeur de bout de pain trahi
J’ai vingt-cinq ans et je suis épuisé

Oui la malédiction du sein a un souffle d’incantation
Et tu ne connaîtras jamais le silence de la mort te cernant
Tu ne pourras même pas t’accrocher à la douceur
D’une chanson à la joie d’un retour. Tu ne t’es jamais
Arrêté dans la foule d’Alger pour pleurer
Une odeur de bout de pain renié J’ai cinquante ans et j’ai peur

L’angoisse
Dis mère
Dis-moi que nous avons le droit d’aimer
Le droit de rencontrer d’autres yeux
Sans avilir le Regard
Il faut croire mère
Que toi et moi pourrons un jour

« crucifier le refus
et répudier la Nuit »
mais Re Dis-moi ce conte du
mot qui fait fondre la pierre

extrait du recueil de la poésie Algérienne ed « points »

voir aussi sur la poésie maghrébine


entre les pages collées – (RC )


Ton texte reste hors champ,
dans la nudité du cahier
aux pages trop usées
d’avoir été feuilletées.

Tant de jours ont coulé
depuis ce soir d’hiver,
où même les joies se sont dissoutes :
l’encre a débordé, puis s’est enfuie .

Entre les pages ainsi collées,
il se pourrait
que la parole demeure, indéchiffrable:
qui saura donc la lire ?

Une tasse de café
s’est renversée,
tu as contourné les taches
avec un crayon,

ajouté de la couleur
et quelques traits ;
on ne saura jamais
ce que le carnet dit

il est muet désormais,
enfermé sur lui-même
comme un poème
dont on a oublié la chanson .


Chemins dérobés- ( Susanne Derève)


Léon Spilliaert – Sur la plage

.

Qu’advient-il à prendre les chemins dérobés
du poème  ?
Un égarement sans doute, une fugue entre les mains
ardentes du pianiste – l’ivoire sous les doigts – ,
une eau qui se referme,
un pas foulant le sable des étés

Semelles d’or que révèle la fuite
je ne retiens de l’absence
qu’une empreinte à demi effacée , tienne ,
qu’arase le vent des dunes,

le vent qui me jette en pâture ses averses de sel,
ses grumeaux d’écume ,
et les mots du poème qu’effaceront les brumes


la fuite éperdue du langage – ( RC )


photo Susanne Derève

Ici ce sont des mots
accrochés aux poteaux.
Ils balbutient,
aux orgues du couchant,
et peut-être que le concertiste
a pris les devants
avec mille et une variations,
du cor nu
qui délaisse les bois
pour résonner, ingénu
sous d’autres climats
d’autres lois .

Et ce sont celles de la ville
qui indiquent au passage
la fuite éperdue du langage
emporté par la symphonie urbaine.
Lire ce récit comme une partition
serait bien chose vaine :
Jusqu’aujourd’hui on n’a jamais pu
en faire un poème
à portée de rue :
un cor nu
n’est pas ce corps nu
allongé sur un piano
qui tenterait de lire les mots
accrochés aux poteaux.


Poèmes du Gévaudan – II (Susanne Derève)


   Photo-montage RC

Tu dors en haut
pendant que je dors en bas


ou peut-être est-ce l’inverse

Il y a en haut la douceur des draps
sur l’oreiller l’ébauche d’un poème


en bas les herbes folles

le vent dans le noyer
et puis ton pas dans l’escalier


Le cheminement du poème – (Susanne Derève)


 

 

ombres toscanes 07 2007

   Photographie :  Philippe Pache

 

 

 

On ne maîtrise pas plus le mot que le soleil

 

Sans doute peut-on imprimer au vers

un long balancement

comme on doserait l’avancée de l’ombre sur la toile

en la dissimulant d’un linge  ou d’un feuillage

– un arbre clair  celant l’ombre –

 

La naissance du mot  échappe :

comme  le suivant échappera  et l’image

qu’il fera naître dans l’image,    

celle où chemine obscurément

le poème

 

Ce  n’est pas lui  que j’invente

mais lui qui me révèle dans le temps

que j’écris,

sonnant la litanie des heures,

épousant la marche  des nuits

 

lui qui mûrit puis  se détache

–  comme on dirait d’un fruit  –

un jour parmi  les autres 

où il  pose   sa marque   

                       …   et  me trahit

 

 

 

 

 


Edi Shukriu – Au-delà de soi-même


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peinture  Marsen Hartley

 

 

Au-delà de soi-même
Je m’élève de mes ailes au-dessus de moi je plonge
dans les ténèbres de l’enfer

puisant au fond des temps
je me rafraîchis me rassasie de sagesse
tandis que pourrissent les racines

les ronces et buissons demeurent à l’état sauvage
je m’égosille à perdre le souffle, roule de gros yeux.

je m’élève de mes ailes au-dessus de moi
comme si me prenait la folie du temps
Poème du silence

Une vaine pluie tombe au dehors
qui n’augmente ni ne réduit
l’inanité des choses impossibles

de ce bruit monocorde

nulle voix n’émerge ne résonne
maudit silence
c’est à moi que tu en veux.
est-il bien vrai que tout autre univers me demeure interdit

la perte de ce rêve irréalisable
peut aller au diable
au gré de ses tourbillons

la pluie tombe au dehors
et semble noircir le poème du silence.

 

 

Edi Shukriu         est une  auteure de nationalité  albanaise


Jean- Claude Pinson – le nom des bateaux


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Je vais au port pour le drôle de plaisir
de lire les noms des bateaux
ils font comme un poème grandeur nature :

korrigan annaïg scrabic eldorado
canaille ajax cathy jabadao gavroche
liphidy malamok piano-piano
vers l’aventure…
poème écrit en couleurs très criardes
en croyant fermement à la magie du verbe
peut-être la même foi qu’avaient ceux
qui gravaient des signes énigmatiques
sur le granit des tumulus

poème tous les ans refait
d’une couche de peinture marine
il faut bien ça pour résister au temps
qu’on ne voit pas bien sûr
mais sans cesse il racle en sourdine
creusant comme la drague qui geint dans le bassin

poème guttural bercé le long des quais
à la fois d’avant-garde et naïf
à lire sans risquer le haut-le-cœur
ce n’est pas un poème où l’on pleure
sur son sort ou celui des travailleurs de la mer
poème endurci  au contraire
par le sel des tempêtes…


Pierre Garnier – Jean-Louis Rambour – Ce monde qui était deux


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peinture  Duncan Grant –       Still life with omega paper flowers

Chacun portait sa croix, laissait sa croix,
la table était couverte de fenêtres qui donnaient
sur d’autres parties du monde –
l’idée que se faisait du monde l’escargot
n’était pas la même que celle d’une huître
« autant de coquilles, autant de monde », pensait l’enfant.
nous, les enfants de la guerre, quand nous
écrivions un poème
c’était avec le compas,
nous enfoncions la pointe sèche dans la chair,
et la mine douce, dont nous pouvions effacer le
trait,
faisait la carte du ciel où elle ne marquait que
les étoiles
nous, les enfants de la guerre, nous avons vécu
en papillons
pour échapper aux bombes le mieux était encore
d’être papillon,
et nous laissions notre écriture en grandes
taches blanches sur les feuilles

notre écriture était de nature
celle du poème
qui est vague feuille fleur grenouille,
notre écriture se déposait :
écailles des ailes de papillon et pollen

quand nous écrivions le poème sur une feuille,
ce que nous marquions c’étaient nos doigts,
notre main, notre poing,

c’était ce point acéré, dur, aigu, percé
qui marquait le centre du monde

nous, les enfants de la guerre, avons échangé
l’homme et sa mort
contre la vie des moules et des huîtres
et nous sommes restés dans la mer

notre écriture, ce fut longtemps de la craie sur les doigts.

 

texte paru aux éditions  des vanneaux


Nuno Judice – Ligne 1 (chaque poème a une ombre)


 

Félix Vallotton Le ballon

      Félix Vallotton – Le ballon

 

 

Chaque poème a une ombre. Je tends les mains et je peux la toucher

comme l’on touche l’ombre d’un arbre qui s’enfuit de nous quand nous

cherchons à nous y abriter . Ainsi, le poème est un jeu de lumière  :

et son ombre recule et avance en accord avec l’heure du jour.

 

Pourtant, à la fin du poème, l’ombre semble disparaître.

Le poème reste à la verticale ;  et midi en sort , avec sa lumière entière ,

comme si le poème était une réalité transparente et que l’on pouvait voir

à travers lui la circonférence du monde .

 

 

Avec l’après-midi, les mots changent de couleur. Les phrases pâlissent

lorsque le soleil les laisse . La voix se couvre avec la nuit ;  et le silence

s’en empare comme s’il volait le sens à ce que nous voulons dire .

 

 

C’est pour cela que le matin, il convient de laisser entrer la lumière entre

les pages. Le noir de l’impression pourra briller à l’excès  ; et le blanc du

papier refléter le ciel . Ce qui est écrit , imprégné de ce feu , se fixera dans

notre mémoire .

Ainsi, il restera .

 

 

 

Cada poema tem uma sombra. Estendo as màos e posso tocâ-la, como se
toca a sombra de uma ârvore que foge de nos quando procuramos o seu
abri go.
Assim, o poema é umjogo de luz : e a sua sombra recua e avança de acordo
com a hora do dia.
No Jim do poema, porém, a sombra como que desaparece. O poema fica a prumo ;
e o meio-dia salta de dentro dele, com a sua luz inteira, como se o poema fosse
uma realidade transparente e se pudesse olhar, através dele, a circunferência
do mundo.

Com a tarde, as palavras mudam de cor. As frases empalidecem, quando o sol as
deixa. A voz vela-se com a noite ; e o silêncio apo-dera-se delà, como se roubasse o
sentido ao que queremos  dizer.

Por isso, de manhâ, convém deixar entrar a luz para dentro das paginas. O negro
da impressâo poderà brilhar em excesso ; e o branco do papel reflectir o céu. O que
esta escrito, embebido desse fogo, fixar-se-a na no s sa memôria.
Assim, permanecerâ.

 

 

Lignes d’eau   Linhas de àgua 

Fata Morgana

 

 

 

Quelque chose d’indéfinissable – ( RC )


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                   Il y a quelque chose d’indéfinissable,

lorsque ta voix s’empare des mots
et les projette,             haut dans le ciel,
un ciel
qui ne semble être fait    que pour toi.

Et les voilà qui redescendent doucement,
      – ainsi ces graines de pissenlit, légères,
               celles en forme de parachute –
qui s’allient avec le vent    pour se poser
                        comme des fleurs de neige.

Lorsque se forgent des lignes,
      chaque flocon trouve sa place,
      rejoignant leurs semblables
portés par une onde calme
naissant en toi.

        Il y a quelque chose d’indéfinissable,
une évidence qui s’offre
comme les notes dessinent le chant
         ravissant l’oreille de celui,
               prêt à les entendre .

       C’est un cadeau que l’on reçoit,
évident comme l’accord
entre le silence et la musique,
         émanation discrète
         du corps et de l’âme .

         Le poème est une constellation,
et les mots,  des étoiles
qu’un fil invisible relie :
     toi seule en maîtrise ces atomes,
                qui restent insaisissables .

 


RC – mai 2019


Alberto Giacometti – facettes


Image associée
sculpture   –  Alberto Giacometti   –  crâne    1934
« On peut comparer le monde à un bloc de cristal aux facettes innombrables.
Selon sa structure et sa position, chacun de nous voit certaines facettes, certaines parties de facettes et son tableau poème objet etc. n’est qu’un témoignage de ce qu’il aperçoit.
C’est bien évident que toutes les facettes vues par un groupe de gens à une certaine époque doivent être très près l’une de l’autre, à peine des petites différences d’angle, d’inclinaison, et vue de loin elles ne forment qu’une seule masse claire par rapport à toutes les innombrables qui trempent dans le noir de l’espace.
La production de chacun de nous est le reflet exact de cette différence d’angle et de position. »

— Alberto Giacometti, Écrits,                                        Éditions Hermann, 2007


Bassam Hajjar – Ils recouvrent de blanc ton absence


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Lorsque tu la quittes
ses murs se rapprochent
la maison qui, délaissée,
trouve son âme dans un coin
et devine, depuis un instant seulement,
la toile d’araignée qui pend
dans le familier
devenu vacant.

S’éloigne-t-elle maintenant ?

Ou bien la fais-tu basculer dans le vide

de tes yeux mouillés

dans tes mains

dans le grand air

des lieux éloignés

comme si la fenêtre derrière toi

regardait vers le dedans

et s’éloignait à son tour

tandis que t’absorbent la rue et le tournant
avec une boule dans la gorge
de la taille de l’océan.

Elle ne te voit plus maintenant
la maison qui se blottit dans les entrées désertes de son âme
comme si dans le silence de ceux qui restent, là-bas,
elle baissait la tête et prêtait l’oreille
à l’écho des pas d’hier

à l’écho du rire ou du chuchotement dans les salles de séjour

et les chambres

dans la cuisine

sur les étagères et la table
dans les coeurs étincelants des bouteilles d’eau et de cognac.

Comme si elle devinait
que la petite femme
habitait toujours son coeur
et marchait pieds nus pour ne pas troubler la quiétude
dans son esprit brisé,
comme un murmure
qui s’élèverait en elle, .

et de ses flancs
coulerait l’aigreur de l’attente.

Comme si, quand nous partons, c’était la maison qui nous
quittait,

les tableaux et les étagères descendent des murs
les récipients s’en vont
les meubles aussi
la couleur quitte la maison
tandis que les rideaux restent tirés sur son secret
ainsi que les amantes.

Comme elle est nomade, la lumière
et comme l’ombre est sédentaire

Et les maisons dans la mémoire sont des chambres obscures
des couloirs
la respiration tranquille des draps endormis
réfugiés dans la béatitude de leur bleu
seuls et lisses
seuls et creux comme les veuves
les veuves que sont les maisons
lorsque nous nous éloignons d’elles,
que nous faisons signe de loin
et qu’elles font signe de loin.

Puis la trame de l’horizon se relâche

et l’air se tend,

ni l’oeil ne voit

ni les fenêtres ne clignent

et entre eux la distance commence à se remplir, le temps
commence à creuser.

Ma fille distribue-t-elle en ce moment les rôles du soir ?

Discute-t-elle avec sa voisine la poupée ?

Fait-elle manger Snoopy avec sa petite cuiller ?

Trouble-t-elle l’esprit tranquille de la maison ?
Ou bien dort-elle ?

Et quand la mer passe dans sa nuit
elle se retourne, comme sur l’écume d’une vague,
et son visage s’éclaire, halo de sommeil.

La somnolence c’est aussi les maisons
leur apanage et leurs fantômes cachés
lorsque l’air, alourdi par la fumée et les lampes du soir,
endort la petite femme sur le canapé
tandis que se noie la table du bureau
dans le flot des néons
que bâillent les papiers et les livres
que s’arrête le poème.

Lorsque tu la quittes
ses murs s’écartent

La maison, vaste,
imite le désert des livres
le hurlement des loups au loin
tandis qu’un écho s’écoule de ses flancs.

Qui est l’absent ?

Les choses sont à leur place, sauf toi
les choses sans toi
te cherchent là où tu n’es pas.

Ils te voient là où tu n’es pas.

L’absent est avec eux
dans la photo, sur la chaise, derrière la table,
derrière la fenêtre,

ou bien tu avances, sous leurs yeux, dans la rue
les pieds exilés et le torse maigre.

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Comme se consument les heures – ( RC )


Image associée

peinture: Paul Klee

S’il faut laisser passer les heures ;
ce sont des images  fugitives,
elles se consument,   comme du papier qui brûle,
et il n’en reste rien.
Même pas un peu de cendre.

Alors, justement ,  où est l’empreinte,
d’où peut naître la future lumière ?
Il faut que je la creuse,
que j’y dépose des paroles,

que je sème quelque chose
pour marquer ce qui passerait
pour un désert  :
              fertiliser le temps
d’un poème,          avant que le jour ne s’éteigne .

Certains diront  que je n’ai pas vécu pour rien.

RC   avr  2017


Miquel Marti I Pol – Absence


( interprété librement à partir d’une  traduction bancale  du texte  original en catalan ).

Dillon Samuelson              quatre voyages   01.jpg

peinture: Dillon Samuelson

Il y a toujours quelque chose,
un souffle, une parole, un mot
qui remplit le manque de toi ;
c’est cette armure qui me protège
du cauchemar de la colère et de la tristesse.

Après, tu deviens présente
dans chaque vers écrit,
et quand je les redis , solitaire,
il n’y a pas de distance entre ton corps et le mien,
unis toujours davantage dans le poème .


Un chemin tracé entre les étoiles – ( RC )


photo Ile Vaadhoo   des Maldives:  provenance

 

Il y a une musique,
dont je ne connais pas l’origine ,
elle me vient du vent,            sans doute.
Elle m’entoure parfois     de son écume,
comme si j’étais une île,
et qu’il suffise d’avoir les yeux ouverts  ,
pour recevoir la brise
et comprendre la chanson .

Alors je suis poreux,
comme peut l’être une éponge,
          mais elle boit les mots
qui me viennent à l’esprit.

Au loin des navires passent,     indifférents ;
de toute façon
           ils ne sauraient traduire
le poème qui s’écrit par ma main ,
ni le souffle qui gonfle les voiles :
Dans un autre sens ,
          c’est peut-être trouver un chemin
tracé entre les étoiles .


RC – mai 2017