Demi-dieux – ( RC )

Y a juste un défaut dans la biographie des demi-dieux,
c’est qu’ils ne sont qu’à demi.
Il suffit de gratter leur surface
pour qu’ils renoncent à l’éternité.
Ils sont tenus en laisse par les rênes de la mythologie,
se précipitent dans nos esprits pour contribuer aux légendes .
Ils rentrent sans vergogne dans les peintures
les musées les font dialoguer avec les humains
mais jamais ils ne franchissent les cadres dorés .
On pense qu’ils sont là pour longtemps ,
mais les années les ont remisés
dans un placard à balais : leur nom est maintenant
sur les produits d’entretien, car pour des raisons pratiques,
on les a exhumés : ils sont un support pour la publicité :
c’est l’occasion de se rappeler des écrits d’Homère,
la culture deviendra populaire –
de plus, dans ces temps reculés,
on peut supposer qu’il n’y avait pas de supermarché .
des jours trop longs – ( RC )
Il n’y a que des jours trop longs .
Il faut que je m’habitue aux choses ordinaires
celles qui provoquent en duel
des pommes de terre
au fond de mon assiette,
pendant que des oiseaux chantent
à tue-tête, leur refrain.
Les poissons me regardent,
d’un air effaré,
cachés derrière les images
brillantes des magazines.
S’ils le pouvaient, ils me diraient
de surveiller la cuisson
pour que la confiture de brûle pas.
Mais, comme chacun sait,
les poissons restent muets,
surtout quand ils sont plats,
aussi plats qu’une photographie peut l’être.
Le téléphone sonne toujours par erreur:
il n’y a jamais personne au bout,
ou c’est simplement que personne
( en personne appelle )
mais n’a pas encore trouvé de voix
qui lui convienne.
Il y a des tas de journaux dans un coin
qui me disent les évènements trépassés,
car ce sont des nouvelles qui datent
d’au moins trois ans .
Je cherche à l’intérieur des messages cachés,
car quand on m’écrit, même en caractères d’imprimerie,
c’est qu’on s’adresse à moi.
Je n’ai trouvé rien de spécial
qui me sortirait de ces jours ordinaires.
Je comptais trouver des sourires,
mais à part ceux des dames des publicités,
aucun ne m’est parvenu .
Alors les jours s’alignent,
quelque part dans l’existence,
sur une seule ligne
si mince, qu’on ne la voit pas,
et je fais de l’équilibre dessus.
De bonnes idées me viennent,
tiens, je pourrais en faire un poème,
mais je n’ai pas fait assez attention
à ce que me disaient les poissons :
la confiture a brûlé
pendant que j’écrivais.
C’est donc à mettre au rang des choses ordinaires,
à moins que vous pensiez le contraire .
Tiens quelqu’un m’appelle,
mais il n’y a toujours personne
au bout du fil.
De toute façon j’ai l’habitude
des évènements quotidiens
qui n’en sont pas,
les journaux sont là pour le prouver
les poissons ne me contredisent jamais.
Comme le téléphone, toujours muets.
Philipp Larkin – à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage ,
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
« Jouer » à l’apprenti sorcier – ( RC )
Caricature de Escaro
–
C’est une photo où une vedette
pose avec avantage
devant le dernier modèle de la marque.
On pense tout de suite à la dernière voiture
dont la ligne fluide
évoque puissance et raffinement.
Mais j’ai devant les yeux
une photo d’époque,
où le Général De Gaulle, – en tant que président,
prend la pose devant le Redoutable,
premier sous-marin nucléaire,
à Cherbourg.
Avec cette parole en image, plutôt qu’en publicité,
– il s’agirait, comme l’on dit maintenant
de communication –
– ce qui quelque part se ressemble,
puisque l’étymologie nous indique bien :
il s’agit de rendre quelque chose public.
Ici, c’est « montrer ses muscles » :
une page d’actualités,
qu’on verrait bien,
dans les magazines à sensations .
Le Général appose le cachet
de son prestige et de sa fonction.
Mais il semble en même temps absent
et désabusé,
Comme si la finalité même du « sujet »
lui échappait.
( un jouet géant, construit à coups de milliards,
mais dont l’usage serait » redoutable » – d’où le nom ) .
Redoutable pour les autres:
Il s’agit bien d’un fleuron de la défense,
mais redoutable pour nous-même, aussi :
Si, par exemple pour des raisons diverses,
on interprète mal les ordres venus d’en-haut,
ou simplement: le mode d’emploi.
Un jouet évoque bien un jeu…
Le jeu en vaut-il la chandelle ? :
C’est jouer avec le feu,
Et chacun sait que le feu nucléaire, même pacifique
( En pensant seulement à Tchernobyl et Fukushima ),
Peut avoir des conséquences que l’on ne mesure même pas.
L’homme n’est pas né, pour jouer ( encore ),
à l’apprenti sorcier.
–
RC – juin 2015