Jean-Pierre Rosnay – À Tsou l’Egyptienne

Par-dessus le toi des guitares
Ses yeux et son sourire bleu
La nuit mêlée à ses cheveux
Chaque train oubliait sa gare
Le flux et le reflux de la mer intérieure
Qui animait mon coeur à la cause du sien
Me faisait ressemblant à ces ombres de chien
Qu’on voit laper la nuit des restes de lueurs
Mon égyptienne ma mythique
Quand nous baignerons-nous à nouveau
Au port d’Alexandrie entre ces vieux rafiots
Dont la voile crevée donnait de la musique
Du haut de la plus haute pyramide
Léchée par des millions de regards touristiques
Entre Son Lumière légendes et cantiques
Je t’apporte ces mots de sang encore humides
Ces inhumains versets d’amours supra-humaines
Quand le poète écrit d’amour à son aimée
Il charge son stylo d’encre à éternité
Puis lui dit simplement Madame je vous aime
Et je vous saurais gré de l’avoir remarqué
Zbigniew Herbert – le sel de la terre
peinture F Kupka
Une femme passe
son foulard tacheté comme un champ
elle serre contre sa poitrine
un petit sac en papier
cela se passe
en plein midi
au plus bel endroit de la ville
c’est ici qu’on montre aux excursions
le parc et son cygne
les villas dans les jardins
la perspective et la rose
Une femme avance
avec la bosse d’un baluchon
– que serrez-vous ainsi grand-mère
elle vient de trébucher
et du sac
sont tombés des cristaux de sucre
la femme se penche
et son expression
n’est rendue
par aucun peintre de cruches brisées
elle ramasse de sa main sombre
sa richesse dissipée
et remet dans le sac
les gouttes claires et la poussière
Elle
reste
si
longtemps
à genoux
comme si elle voulait ramasser
la douceur de la terre
jusqu’au dernier grain
Le quotidien et la vision de ce qui est, au plus profond, deux aspects inséparables. Cet extrait de L’inscription, par exemple :
Je répète un poème que je voudrais
traduire en sanscrit
ou en pyramide :
quand la source des étoiles se tarira
nous éclairerons les nuits
quand le vent deviendra pierre
nous attendrirons l’air
—
Un commentaire de Rubens – ( RC )
peinture : Rubens: le jugement dernier
–
Il se passe beaucoup de choses, dans le cadre doré
Un entremêlement de gens, grandeur nature
Sont le prétexte de la peinture
accrochée, un peu au-dessus du parquet ciré.
C’est une oeuvre de Rubens,
peuplée d’êtres qui s’entassent,
des dames toujours assez grasses,
que lui commande un prince…
Ces personnages forment une pyramide
dans une mêlée quelque peu confuse
on distingue même, si je ne m’abuse
au plus haut niveau, ceux qui décident.
On a fixé l’instant le plus tragique :
celui où on fait grand tri
( ne pas surpeupler le paradis ,
vous diront les nostalgiques ).
Ceux-ci n’en sont pas revenus, mais ont évité le pire
a ce qu’il paraît ; on nous rapporte beaucoup d’histoires
que l’on voudrait nous faire croire ;
on peut prendre le parti d’en rire.
Devant le tableau, quelques visiteurs
se sont arrêtés pour parfaire leur culture :
C’est toujours de bon augure
d’écouter le commentateur .
Va-t-il décrire l’étape suivante
Et sans aucun doute,
comme pour les matches de foot,
nous faire une analyse savante ?
Nous livrer des statistiques,
révéler des choses intraduisibles
contenues dans la Bible
d’un point de vue artistique ?
Bien qu’il se soit écoulé pas mal d’années
depuis qu’elle a été peinte
on pense toujours entendre les plaintes
des âmes damnées .
C’est une oeuvre baroque :
On n’y entre pas de plain pied
sans y être convié
( et surtout sans habits d’époque ) .
Nos amateurs d’art voudraient peut-être
participer à la mêlée,
voir de plus près les êtres ailés
et assister à la fête…
Ils peuvent toujours tenter l’escalade
Se faire greffer des ailes,
utiliser une échelle
Ils seront empêchés par le cadre …
Le tableau a beau être immense,
il a aussi des dimensions limitées
On ne vient pas à l’intérieur sans y être invité
et pour entrer dans la danse…
La réalité est ingrate :
elle nous ramène toujours à son illusion ;
on ne peut sauter dans cette dimension,
…. la peinture restant obstinément plate.
–
RC – sept 2016
Leopold Sedar Senghor – To a dark girl
Photo: Denise Bellon