Et qui, si je criais, m’entendrait donc depuis les ordres des anges ? Et quand bien même l’un d’entre eux soudain me prendrait sur son cœur : son surcroît de présence me ferait mourir. Car le Beau n’est rien d’autre que ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore supporter, Et nous le trouvons beau parce qu’impassible il se refuse à nous détruire ; tout ange est terrifiant. Et donc je me retiens et ravale l’appel d’obscurs sanglots.
Ah, de qui pouvons-nous donc avoir besoin ? Ni d’anges, ni d’humains, et les bêtes ingénieuses voient déjà bien que nous ne sommes pas si confiants que cela sous nos toits dans l’univers expliqué.
Peut-être qu’il nous reste quelque arbre sur la pente, où nous pourrions chaque jour le revoir ; il nous reste la route d’hier et la fidélité mal élevée d’une habitude qui s’est bien plu chez nous et n’est pas repartie.
Ô la nuit, et la nuit quand le vent emblavé d’univers nous dévore le front —
photo: sculpture anthropomorphe aux jardins Bomarzo
« Nous ne sommes que bouche.
Qui chantera le cœur lointain que rien n’atteint, qui règne au plus profond de toutes choses ? Sa grande pulsation se partage entre nous en pulsations moindres.
Et sa grande douleur, comme sa grande exultation, sont trop fortes pour nous. Ainsi, nous ne cessons de faire effort pour nous en détacher et n’en être ainsi que la bouche.
Mais soudain fait irruption secrètement la grande pulsation au plus profond de nous, qui nous arrache un cri. Et dès lors nous sommes aussi être,
Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers
et se faisait un lit dans mon oreille
Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.
Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée? Elle parut, dormit.
Où est sa mort? Ah ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?…Une enfant presque…
–
dessins: Andrew Wyeth extrait de la « suite Helga »
Il y a dans mon ciel, quelques nuages
Portés par le vent d’Ouest, ils envahissent
Les dessus d’horizons, comme pâte dentifrice
Et se tordent , à mon humeur, – comme c’est dommage ! –
de laisser ,à la colère, toute la place
Et ainsi cacher le dessein solaire
Des contrastes, – le monde à l’envers
Des ombres farouches, qui agacent…
Suspendus au dessus du sol, quelques mégatonnes
S’échafaudent, se bousculent , des projets d’orage
Tardant , maintenant dans le grand balayage
Alors que la trompette d’Eole s’époumonne
Ayant convoqué la grêle et autres intempéries
Tornades et giboulées, d’avant l’été
Est-ce donc d’avoir tempêté
Que le ciel s’est fendu, et qu’on en rit ?
En fronçant les sourcils, un peu par ici
Les cumulus sont allés voir ailleurs
Un paysage plus serein et rieur,
Ce qui nous laisse, au sourire, une éclaircie.
–
RC -26 mai 2012
-sur le même thème, Rainer Maria Rilke s’exprimait ainsi:
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes, et de choses, il faut connaitre les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux, et savoir quels mouvements font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.
gravure: Gustave Doré , de la série : la complainte du vieux marin
Il faut pouvoir penser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance, dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils nous apportaient une joie , et qu’on ne la comprenait pas ,et c’était une joie faite pour un autre, à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans les chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyages qui frémissaient très haut, et volaient avec toutes des étoiles.
Et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.
Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.
Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts dans la chambre, avec la fenêtre ouverte, et des bruits qui venaient par à-coups.
Il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs, il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux. Il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent, car les souvenir eux-mêmes ne sont pas encore ceux-là.
Ce n’est que, lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver, qu’en une heure très rare du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »
edw Munch: (estampe) le baiser de la mort 1899 - musée Ed Munch
« Chaque mort, même une mort qui sort du rang,- je parle de la tienne, Rainer, invariablement se retrouve au rang des autres morts, entre la dernière avant et la première après.
Personne, jamais, n’est resté penché au-dessus d’un cercueil sans que cette pensée ne lui traversât l’esprit :
« Qui était le dernier, qui sera le prochain ? »
Manière de créer entre nos morts, nos morts personnels, une relation qui n’existe que dans une conscience donnée et différente dans chaque conscience donnée (…)
Chaque mort nous renvoie à chacune d’elles »
(traduit du russe par Nathalie Dubourvieux)
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— Ingrid G, m’a fourni la « réponse de Rilke »…
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Sacrifice
Je t’ai connue. Mon corps, depuis, par chaque veine,
fleurit en répandant un parfum plus subtil ;
vois, je marche plus droit, d’un pas toujours plus souple,
et pourtant tu ne fais qu’attendre. Qui es-tu ?
Je sens le mouvement qui m’éloigne sans cesse
d’un passé qui de moi s’en va, feuille après feuille.
Seul demeure dressé l’astre de ton sourire
tout autour de ta tête et bientôt de la mienne.
À tout ce qui, au fil de mes années d’enfance,
est encore anonyme et comme un miroir d’eau
je donnerai un nom, grâce à toi, sur l’autel,
qui est tout entouré du feu de tes cheveux
et à qui tes seins font une douce couronne.