Charles Dobzynski- D’abord d’un arbre

Je suis né juif en coup de vent. Des broussailles s’écartaient pour me voir paraître. Je ne laissais pas de traces sur la neige. En ce temps-là il n’y avait pas d’étoiles le ciel était un ventre creux. Je suis né en apnée dans le sommeil du monde. Des arbres me montraient leur paume déjà trouée par la foudre. Je suis né d’un arbre puis d’une feuille puis d’une nervure. De plus en plus minuscule j’avais tendance à m’éclipser infirme dans l’infime. Mon nom tintait déjà comme une clarine au cou des chèvres. Je n’avais pas de langue je coulais de source j’ourlais ma clairière.
Je est un Juif, roman
nrf Poésie/Gallimard
Charles Dobzynski – Un cheval juif –

Un cheval juif ça n’existe pas pourtant j’en ai vu un. Tête noire et crinière blanche qui ne s’était pas enfui d’une écurie de Chagall. Cheval aveugle qui pleurait paupières lourdes de toutes les larmes du monde. Hirsute échappé soudain du visible peut-être de la Bible ou d’une énigme du Zohar. Il avait fléchi son allure oublié son galop et ne portait pour cavalier qu’un maigre halo de lune. Il ressemblait au portrait d’un aïeul désolé incarcéré dans les fissures de son image. Tressaillement des naseaux et sous sa robe tremblante une douleur insatiable. La douleur qui est l’azote des âmes tombées d’un trou de l’ozone. Le cheval ne se cabrait pas face au destin déserté il flairait les lointains. Il humait dans l’herbe rêveuse une rosée millénaire l’histoire volée en éclats. Le cheval traverse la nuit sans la voir et puis il entre dans le jour à son insu comme on entre dans un miroir. Je l’enfourchais parfois sa tendresse me soulevait je le tenais par le mors. Il me tenait par la mort.
Je est un Juif, roman
nrf Poésie/ Gallimard
Lionel Ray – Ni rides ni raison –

Ni rides ni raison . c’est la foudre aux yeux bleus
qui éclaire les seuils.
fragile est son secret : ce nœud léger du souffle
ces traces de naissance nouvelle ce cri brisé. –
nous serrons contre nous une cage pareille
à la fumée – distance qui déchire.
et nous marchons dans son obscur empire
vers cette vitre innommable, notre voisine sèche.
ainsi nous habitons le mouvement des jours :
l’ombre dans l’ombre va, envol de nul oiseau.
Poésie 84
Janvier Février 1984
Revue dirigée par Pierre SEGHERS
Les pépins de la pomme – (Susanne Derève)

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Tu manges les pépins de la pomme
et moi je les enterre
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avec la poule qui picore
l’agneau de lait
le sabot du cheval
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l’héliotrope et l’éphémère
le rayon de la ruche
le chant des cathédrales
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Je n’emporte dans ma musette
que ce rêve de toi
que je sème à tous vents
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un morceau de nid d’hirondelle
et l’œil affolé du faon
ce frisson de feu sous l’échine
sa course fauve à travers champs
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De poésie et d’eau fraiche – (Susanne Derève)

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De poésie d’eau fraiche
et d’une tache sur le mur peinte
aux couleurs du jour
– de rouge automne –
on vivait
là où le soleil nous débusquait parfois
au coin d’une table de bois
oublieux des heures
mariant les rimes
soudain pressés de nous frotter
à la douce chaleur de midi,
à sa tiède torpeur sur la peau
et de les remettre à plus tard
de se faire chantre de la nuit
car le soleil griot du jour
se passait bien des mots
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F-J Temple – Haute plage

à Richard Aldington
Ombres des vieux soleils couchés
ainsi vont les chevaux sur les rivages
comme des âmes dans la nuit.
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Tel est le souvenir effacé par les vagues
où le phare debout veille au désert du vent.
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En ce temps-là familier des centaures
seule une voix parlait dans le palus :
le dieu-butor aux étoiles rêvait
sur un empire aux couronnes de sel.
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Nous voici désormais condamnés aux mirages
à l’herbe amère des anciens jours.
.
Pâle une lune morte se souvient.
.
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Foghorn
Editions Grasset
Ce que n’ont pas vu les oiseaux …SD+RC

–
Entre tilleul et cerisier,
J’ouvre une parenthèse:
mains, peau, émois, éveil, ….
Quelques éclats de soleil
nous caressent à notre insu.
Ce que les oiseaux ont vu,
je ne le dirai pas…
Dirai-je ce qu’ils n’ont pas vu :
la valse tendre de nos doigts
dans l’ombre du feuillage,
les étoffes froissées,
dansant,
ton corps léger , flottant dans l’air,
sous la lumière complice,
baignant le couvert de petites parcelles d’or
que tu n’as pas saisies.
C’est qu’ils n’ont pas surpris
la douce chanson du désir…
L’été s’est installé
dans un soupir…
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SD-RC août 2020
Caballero – Susanne Derève

René Chabrière – photomontage
Te souviens-tu ?
En cette fin d’après-midi d’été
De l’air brûlant comme une lame
Et sous le cintre des platanes
Cernée par un muret de pierre
La fontaine de marbre usé
Plaça Constitucio
A Soller
En Juillet
Te souviens-tu ?
A l’angle de la Plaça Constitucio
A Soller
En juillet
Les rails du vieux tramway
Filaient droit vers le ciel
Coincés entre les murs chaulés
Les jardins et les treilles
Et les haies de lauriers.
Tombaient déjà sur nous les voiles roses
Du crépuscule
Mais ils filaient tout droit
Vers les derniers arpents du jour
Alors que la nuit nous talonnait déjà
Filaient droit vers le ciel
D’un bleu vert sidéral
Filaient devant la nuit.
Alors j’ai aperçu le caballero
Chevauchant l’ombre promise.
Je l’ai vu caracolant sur son étalon noir
Une fleur de sang étoilant sa chemise.
Là-haut, la gitane aux yeux verts,
Cœur de velours et de cendre
Se penchait au balcon de fer.
De sa robe luisait la moire.
Sous la mantille de dentelle
Sa prunelle de jaspe vert
Brillait d’amour pour le rebelle .
Sous la lune piaffaient les chevaux
Impatients de ravir la belle
Eprise du caballero.
Te souviens-tu ?
De la Plaça Constitucio
A Soller
En Juillet
Et des rails du vieux tramway
Qui filaient droit vers le ciel ?
Mais bien sur
Tu ne l’as pas vu
Tu n’as pas vu le caballero,
Et tu ne l’as pas vue
La gitane aux yeux verts
Tu ne les a pas vus
Caballero.
L’enfer est un jardin de roses – Susanne Derève
Les roses du Styx – René Chabrière (ce que disent les images )
L’enfer est un jardin de roses aux confins de l’hiver
dont le parfum flétrit entre des portes closes
et le regard s’il ose s’étendre vers la mer
n’y croise que les berges obscures des rivières
où le Cerbère monte la garde
L’enfer est un jardin de roses aux épines amères
dont la robe s’étiole aux franges du désert
et les Parques une à une cueillent les roses noires
pour y fleurir l’enfer
Toutes Les roses du Styx de René, fleuries, fanées, en noir
ou en couleur sont à découvrir dans ce que disent les images
Jean-Claude Pirotte – leçons de solfège

René Chabrière – Tourneur de pages
nous avons connu la province
les volets clos les sourds
appels du soir les parlers lourds
et les portes qui grincent
on croit que ça dure toujours
cette chanson qui pince
un peu le cœur écho si mince
et presque sans retour
or cette voix comme une neige
au bord tremblant des nuits
c’était celle du doux ennui
des leçons de solfège