Sabine Péglion – tu ne répares pas ( fin )
peinture Alberto Burri
Le pinceau ne peut couvrir la toile déchirée
Ici l’écorce laisse apparaître l’aubier
Tu ne répares pas
Tu étales sur des fils suspendus la détresse
du vent et les nuages roulent s’enroulent
en emportant l’instant
Noirs les pigments à l’amer du temps
inscrivent une entaille Fragments de lave
arrachés au volcan d’une douleur lointaine
broyée gravée pulvérisée L’incandescence
du geste n’en comble pas la faille
Tu ne répares pas
un cœur au bord de la rupture Battements
sourds des regrets aux parois de ses veines
Cicatrice du jour au givre de la pierre
Tu ne répares pas
Tu déploies d’un seul geste l’écharpe bleue du ciel
à sa gorge nouée
Tu insères dans la pierre
la lumière saisie Sur la trame des mots usés
tu recueilles les couleurs
Un chant s’élève
à la cime de l’arbre Une fenêtre s’ouvre
Le givre t’aspire en un éblouissement
Tu t’avances lentement à l’enfance du monde
Ce que dissimule le désert – ( RC )
photo: pochette de CD « Silencio » Gidon Kremer
Il y a une étendue plate,
– Elle se perd dans l’infini – .
> Elle appelle un désert,
un océan,
ou un simple terrain inhospitalier.
Et rester immobile tout ce temps,
debout,
on compte les heures en suspens –
ou plutôt on ne les compte plus ;
c’est une attente,
le regard dans le vague.
Le ciel est trop haut,
Il écrase de son poids
tout ce qui s’échappe de l’horizontale.
Mais tu espères sans t’en rendre compte,
au-delà de la solitude,
La rupture des écluses,
que les lèvres du temps s’entr’ouvent.
Et la crainte, en même temps,
Que les yeux ne sachent pas voir,
Ce que dissimule la surface unie
– Un guetteur du désert des tartares –
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Et si le vide était une illusion,
et que continue dessous,
l’échappée des heures,
…Une simple dilution.
La vie est souterraine .
Elle fait un grand détour,
vers toi
pour contourner le froid.
T’en rends-tu compte ?
–
RC – juill 2015
Recul de la falaise – ( RC )
–
Le dos sur le mur,
Où les mots glissent,
Et rien ne s’accroche
A la verticale.
Cette plongée,
Au-dessus de laquelle,
De multiples oiseaux s’élancent,
N’a pas de toit.
Elle ne peut pas en avoir,
Corrodée, sans relâche
Par le va-et-vient des vagues.
La pierre est arrêtée net,
Dans son élan ..
On imagine mal, à la dureté de la roche,
Cette rupture brutale,
D’une partie de paysage,
Disparu soudain :
Horizontale brisée ;
Le basculement dans le vide,
Le fracas de la chute,
Entraînant bétail,
Arbres et chemins.
Brusque recul de la falaise .
–
RC – avr 2015
Anna Akhmatova – Rupture

photo Gilbert Garcin: la rupture
–
Rupture
Voici le rivage de la mer du Nord.
Voici la limite de nos malheurs et de nos gloires,
— Je ne comprends plus : est-ce de bonheur,
Est-ce de regret que tu pleures,
Prosterné devant moi?
Je n’ai plus besoin de condamnés,
De captifs, d’amants, d’esclaves ;
Quelqu’un que j’aime et qui soit inflexible
Partagera seul mon toit et mon pain.
Automne baigné de larmes, comme une veuve,
En vêtements noirs; le coeur est embrumé…
Elle se remémore les mots de son époux,
Elle ne cesse de sangloter.
Il en ira ainsi tant que la neige silencieuse
N’aura pas pitié de la malheureuse lasse…
Oublier la douleur, oublier les caresses —
On donnerait pour cela plus que sa vie.
–
1921
–