Jean-Pierre Siméon – L’avalanche des larmes (extrait)

mais il y a le pas de ceux qu’on aime
dont on sent
exactement quel poids de souffrance pèse
dans le talon
il y a leur poitrine où nous allongeons
notre sommeil
qui se soulève comme les grandes feuilles
sous la brise
là où nous entendons l’oiseau
déchirer ses ailes
.
il y a notre amour qui est un rythme
entre la terre sa terreur et le ciel
car notre coeur est une branche
qui a soif
et qui cherche son fruit par le soleil
et par la pluie
cependant à mesure que la douceur du fruit
s’engendre
une mort transparente monte
dans la sève
.
l’amour serait le vide qu’une clarté
emplit
et l’emplissant terriblement
elle l’agrandit
qui ne sait que l’amour est vaste
et la solitude infinie ?
la poésie commence
où l’amour cogne au vide
là où tout manque se rue l’avalanche silencieuse
des larmes
.
elles ne sont pas ces larmes
larmes de paupière
et le poème n’est pas une élégie
d’eau et de sel
larmes pour elles sans doute
n’est qu’un nom de théâtre
elles sourdent en nous
d’une immortelle absence
comme ce rien pesant qu’exsudent les murs
dans la nuit
.
c’est en chérissant si fort
une main étrangère
et après la main la volonté qui la fait l’épousée
de l’âme
qu’on devient l’obligé malheureux
de la joie
une joie tourmentée chaque jour
à repousser sa mort
une joie au combat sous la ruée silencieuse
des larmes
Traité des sentiments contraires CHEYNE Editeur
Courbes – (Susanne Derève) –

Le mot aussi rond qu’une bouche
naquit pour dire l’amour,
et le premier son fut amour,
rondeur de la lèvre charnue,
œil limpide,
prunelle palpitante où chutaient tour à tour
la lune pleine, le globe incandescent
du jour
Fille, fils , enfantement
et l’œuf diaphane de l’oiseau
sur l’arête du monde où le tenait ma main ,
ombrageuse prunelle, qui taisait l’effusion
des couleurs au seuil clair du matin,
la courbe douce du fruit sur la branche ,
sa pure circonférence
d’or et de feu – orange , chair étoilée du pitaya –
Le mot disait la joue charnue de l’ange
et le lait blanc des femmes , poitrines rondes ,
hanches grenues ,
disait tout ce qui fut et serait
que j’ai tu
de peur de m’en saisir ou de le profaner
L’aurai-je assez vécu pour le nommer ?
Hirondelle – Susanne Derève

l’hirondelle immobile – Salvador Dali
Hirondelle
Ton exil est-il ici
ou là-bas
Ton exil est-il chez moi
et le mien privé d’ailes
Hirondelle
René Depestre – La machine Singer

Salvador Dali – Machine à coudre avec parapluies
Une machine Singer dans un foyer nègre
Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du
tiers-monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim.
Son aiguille défiait la soif.
La machine Singer domptait des tigres.
La machine Singer charmait des serpents.
Elle bravait paludismes et cyclones
Et cousait des feuilles à notre nudité.
La machine Singer ne tombait pas du ciel
Elle avait quelque part un père,
Une mère, des tantes, des oncles
Et avant même d’avoir des dents pour mordre
Elle savait se frayer un chemin de lionne.
La machine Singer n’était pas toujours
Une machine à coudre attelée jour et nuit
A la tendresse d’une fée sous-développée.
Parfois c’était une bête féroce
Qui se cabrait avec des griffes
Et qui écumait de rage
Et inondait la maison de fumée
Et la maison restait sans rythme ni mesure
La maison ne tournait plus autour du soleil !
Et les meubles prenaient la fuite
Et les tables surtout les tables
Qui se sentaient très seules
Au milieu du désert de notre faim
Retournaient à leur enfance de la forêt
Et ces jours-là nous savions que Singer
Est un mot tombé d’un dictionnaire de proie
Qui nous attendait parfois derrière les portes
une hache à la main !
Minerai noir
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