Mohammed Khaïr-Eddine – Nausée noire

Mon sang noir plus profond dans la terre
et dans la chair du peuple prêt au combat
mon sang noir contient mille soleils
le champ tragique où le ciel s’entortille
je ne veux plus de couleurs mortes
ni de phrases qui rampent
dans les cœurs terrorisés
vous êtes pris entre moi et mon sang noir
coupables
de meurtres tournés traîtreusement
à quelque phase obscure
mon passé se lève aussi égal
à ma hauteur
foudroyant
pareil au jour qui reparaît
ruisselant d’encres noires
mon sang noir sur une colline
je vous traînerai dans la boue
faite de mon sang noir
vous et moi jadis porteurs de mythes
mon sang noir
était le lait ardent des mamelles du désert
vous et moi comme un vent inconciliable
des tonnes de sable
des éternités de molécules
nous séparent à présent
car je suis le sang noir d’une terre
et d’un peuple sur lesquels vous marchez
il est temps le temps où le fleuve crie
pour avoir trop porté
comme un serpent noir
il broie roches et cèdres
jusqu’à la mer qui le comprend
debout
présent
ensemble
vous en face des cadavres
dont est lourd mon passé
des cadavres dont les vers
ne sont pas desséchés
moi juge pour avoir été victime
car mon sang noir
coule dans la terre
et au tréfonds du peuple
seuls témoins
et mon passé surgi
du plomb qui l’a brisé
Le temps est une île, le temple est sur l’île – ( RC )
Le temps est un île
dérivant sur le lac .
Jamais elle ne heurte les bords .
Grenouilles et serpents
fréquentent eaux et roches
sous le regard étonné de l’enfant solitaire,
recueilli par un moine.
Le temple est sur l’île .
La barque est le lien nécessaire
qui le rattache au monde .
On y pénètre par une porte fictive .
Derrière laquelle se jouent passion et cruauté ,
échappée trompeuse sur la liberté,
une pierre attachée aux pieds .
Les choses se répètent
de générations en générations ;
les fantômes glissent
lentement dans un rideau de brume.
Ou bien apparaissent dans un trou d’eau
quand le gel pétrifie la surface
et les branches dégarnies des arbres .
Les saisons se succèdent,
comme il se doit.
Les rides se creusent sur les visages.
Le printemps revient :
c’est un rite immuable
inscrit dans les choses,
et dans la pierre que l’on porte, encore .
–
RC – juin 2017
( en rapport avec le film printemps été automne hiver … et printemps ) de Kim Ki-duk )
Adeline Baldacchino – Déjetée
peinture: John Sloane
extrait d’un titre de son blog poétique, sur tumblr
Ainsi donc la douceur aussi n’était qu’un mirage, juste avant ce bruit de collision contre le beau mur étroit du silence, ajointé dans la nuit dans l’aube au soleil par tous les temps. Je cherchais l’aigle encore et le serpent, Zarathoustra qui détourne le regard. Ainsi donc indifférente elle était mais vivante la mer. Et ce n’était rien pourtant qu’un peu de murmure à la surface du temps, les cuisses déjetées du monde ouvertes sur la matière des chants qui ne transmutent plus rien. Le vent répétait des caresses d’ombre sans chair, défaisait les faux miracles de la parole recommencée. Ne plus dormir, juste regarder glisser dans l’éternel instant, dur et lumineux, l’écart insistant du désir au monde. Le cœur y loge tout entier souverain fragile et nu, puissant qui ne sait plus
rien.
Frederic Nietszche – Le signe de feu
Ici, où parmi les mers l’île a surgi,
pierre du victimaire se dressant escarpée,
ici, sous le ciel noir, Zarathoustra
allume son feu des hauteurs, —
signes de feu pour les pilotes en détresse,
point d’interrogation pour ceux qui savent répondre…
Cette flamme aux courbes blanchâtres,
— vers les froids lointains élève les langues de son désir,
elle tourne sa gorge vers des hauteurs toujours plus pures —
semblable à un serpent, dressé d’impatience :
Ce signe je l’ai placé devant moi.
Mon âme elle-même est cette flamme: insatiable,
vers de nouveaux lointains,
sa tranquille ardeur s’élève plus haut.
Pourquoi Zarathoustra a-t-il fui les animaux et les hommes ?
Pourquoi s’est-il enfui brusquement de toute terre ferme ?
Il connaît déjà six solitudes —,
Mais la mer elle-même ne fut pas assez solitaire pour lui,
il se hissa sur l’île, sur la montagne il devint flamme,
maintenant, vers une septième solitude
il jette son hameçon chercheur par-dessus sa tête.
Pilotes en détresse ! Ruines de vieilles étoiles !
Et vous, mers de l’avenir ! cieux inexplorés !
vers tout ce qui est solitaire je jette maintenant l’hameçon :
répondez à l’impatience de la flamme
péchez pour moi, le pêcheur des hautes montagnes,
ma septième, ma dernière solitude ! —
Frédéric NIETZSCHE « Dithyrambes à Dionysos » (1888) in « Poésies » (Mercure de France)
Rémission ( l’oeil du serpent ) – ( RC )

peinture – Peter Paul Rubens (1577–1640) – Tête de Méduse – 1618, – h sur toile -Moravská galerie v Brně Brno}}
–
Tu descends dans un tourbillon sable mouvant de sable,
De mes mains , je brasse l’air
à grands coups de couleurs fauves ;
–
Elles marquent le passage des minutes vers une agitation solaire.
Avant que tu ne t’enfonces,
dans une étendue morne comme l’ennui.
–
La devanture de l’aube ruisselante , est témoin du rire des trompettes.
Tu es un serpent, trempé de frissons nocturnes,
dont le regard me traque, tout au long de mes nuits.
–
Des chapelets de pierres suspendues, bris de planètes,
Sont les ossements des anges déchus,
dont rien n’entrave la chute.
–
Le sang se fige dans la fièvre des rêves,
On en ignore la part du réel … :
Si tu as injecté le venin, si le réveil en est l’antidote.
–
Car lorsque le jour tend son arc, telle une couverture que l’on retire,
Les délires finissent par faire pâle figure,
Et tu disparais, avalé par le sable.
–
On dirait qu’il ne s’est rien passé.
Le mal est rentré en lui-même,
Peut-être pour ressurgir plus loin,
–
Brève rémission d’une contagion à venir .
Je le saurai quand mes yeux resteront fixés
à jamais , sur les tiens.
–
RC – mai 2015
Face aux dentelles de Montmirail ( RC )
—
Quelque part,
adossé au corps de pierre,
La pente offrait
juste un répit,
un souffle,
avant de reprendre,
plus drue,
Plein sud,là où la terre n’a pas accès.
Seuls les arbres
accrochés, on ne sait comment,
dans une anfractuosité,
Têtus.
C’est une muraille qui se dresse
Une construction gigantesque de clair,
poussée sur un bleu
sans faille, où elle s’appuie .
Je la devine
plus que je ne la vois,
– lui tournant le dos –
mais elle répercute
Comme un miroir
La chaleur et les embruns solaires.
Embruns étirés de senteurs âpres
de romarins et de buis.
Je suis assis
devant une parenthèse
— aride
d’éboulis grisâtres .
On se demande
ce qui retient
ces roches déchiquetées, mâchées…
de dévaler plus bas :
Juste comme si la montagne
s’ était débarrassée,
en s’élevant,
d’éléments superflus.
A la manière d’un serpent
abandonnant sa mue:
une enveloppe
devenue inutile.
C’est un jour
où le mistral se repose :
En automne,
on n’entend plus les cigales
Mais le murmure de la vallée lointaine ;
peut-être un ruisseau,
Le léger bruissement des feuillages ,
les traits espacés du vol de rares oiseaux.
Au fond, le soleil caresse
des rangées de vignes
soigneusement peignées,
virant sur les jaunes, les orangés.
Peu de champ libre,
avant qu’une nouvelle vague minérale,
s’élève, accélère son mouvement,
jusqu’à ce que chênes et pins abandonnent.
Au pied d’une grande couronne de pierres,
sentinelles verticales,
à la façon de supports de dolmens,
dont il manquerait la table…
Forteresse censée surveiller
une mer disparue,
oublieuse,
bue, par le basculement des choses
inscrit dans la roche,
et ainsi de suite jusqu’aux îles
de la Méditerranée attendant un signal
pour se dresser à leur tour .
–
RC – oct 2015
voir aussi https://ecritscrisdotcom.wordpress.com/2016/03/20/quelques-pas-vers-les-dentelles-1-rc/
L’observateur du tournant – ( RC )

photo Annabelle Chabert
–
Il y a des lieux comme ça,
Qui nous sont familiers,
On les emprunte si souvent,
Qu’ils s’incrustent dans l’esprit :
Telle pente,
et la lumière qui la frôle,
Tel arbre, sentinelle,
s’étoffe de feuilles,
selon les saisons, – et le serpent grisé
de la route ici, dans cette épingle à cheveux,
- la première des trois avant d’arriver au plateau –
Où le virage prend les couleurs du destin,
Le passé, le futur…
C’est à droite ? : Il faudra descendre,
faire attention à ne pas freiner les jours d’hiver,
quand le verglas guette…
– Et puis se poster là,
selon les jours,
au même endroit.
Poser l’appareil sur son pied,
précisément à la même place,
marquée d’une croix rouge.
Enregistrer tout ce qui se passe,
Que cela soit au petit matin,
ou à l’heure verticale
quand le soleil ne fait presque pas d’ombre .
Attendre…
… attendre qu’il se passe quoi ?
Qu’une biche traverse la chaussée, juste dans le champ de l’appareil ?
Attendre que les motards se succèdent ( le week-end),
se penchent pour mieux aborder le virage,
et compenser la force centrifuge
> ( notions de physique me restant du lycée ).
Pouvoir comptabiliser le trafic :
combien de véhicules se sont succédé ce mardi,
combien montaient, et d’où venaient-ils ?
( leur immatriculation ), et s’il y avait des camions parmi eux.
Attendre que la pluie cesse,
attendre que les engins curent les fossés,
que les employés municipaux
consolident la murette ?
Qu’une pomme de pin se détache et roule sur la chaussée,
selon la pente …
—
Je ne sais pas si se poster là, équivaut à être un témoin,
si jamais il se passe quelque chose
à observer les passages, et les transformations, du temps…
Je ne sais pas….
Peut-être Van Gogh non plus ne savait pas pourquoi
le chemin se sépare en deux,
dans sa dernière peinture, devant son champ de blé.
> Il était là, et c’est tout.
–
RC – juin 2015
–
ceci est une réaction à l’article « photographique » de Jean-Marc Undriener http://www.fibrillations.net/GYAANDS-TOUYANANTS
Lautréamont – Les Chants de Maldoror (30)

The Two Brothers – Kay Nielsen, from Grimm’s Fairy Tales: The seven-headed dragon came and breathed fire, setting all the grass ablaze…
–
–
Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s’absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l’image de l’homme le poursuivant.
Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que l’autre palpe le sein de l’espace, avec le bras horizontal et immobile.
Penché en avant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments :
« Il est loin ; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en va-t-il, de ce pas pesant ? Il ne le sait lui-même… Cependant, je suis persuadé que je ne dors pas : qu’est-ce qui s’approche, et va à la rencontre de Maldoror ? Comme il est grand, le dragon… plus qu’un chêne !
On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d’acier, tant elles fendent l’air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue queue de serpent.
Je n’étais pas habitué à voir ces choses. Qu’a-t-il donc sur le front ? J’y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. D’un dernier coup d’aile, il s’est transporté auprès de celui dont je connais le timbre de voix.
Il lui a dit : « Je t’attendais, et toi aussi. L’heure est arrivée ; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques. » Mais lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant dire par là qu’il se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon.
Abdallah Zrika – J’ai apporté le vin … les dattes
–
J’ai apporté le vin
sans la peau du verre
J’ai apporté les dattes
fraîchement cueillies d’un mamelon
Je suis venu à vous
Je ne suis pas venu
Et vous n’êtes pas venus à moi
Je suis ainsi
vif-argent
comme le courant de la volupté
Je vous ai apporté
le minaret
pour appeler d’en-bas à la prière
Puissent les morts m’entendre
Je suis venu à vous mort
pour que vous m’aimiez davantage
et que vous disiez de moi
tout ce qui m’agrée
J’ai apporté des fleurs
pour ceux d’entre vous
qui ont proclamé leur folie
Je suis venu fou
pour comprendre le fou
tordre ce qui est droit
comprendre le fleuve
le serpent
Fou
pour aimer les échelles
devenir sage
comme chacun voudrait que je sois
Je vous apporté des choses inestimables
Les petits cailloux avec lesquels je joue
Des formes
qui ne ressemblent qu’aux animaux imaginés
dans la volupté
Du parfum
pour ouvrir vos narines
à la sauvagerie du plaisir
De l’or
que je répands
chaque fois que j’atteins la jouissance
Et vous ô femmes
je vous ai apporté un bâton d’or
qui ravit la lumière de la vulve
J’ai apporté
plusieurs copies de moi-même
Aucune
ne ressemble à l’autre
J’ai apporté
des nombres impressionnants de moi-même
Aucun nombre ne ressemble à l’autre
J’ai apporté
la soif
pour les lèvres humides
…
extrait de « Bougies Noires « aux Éditions de la Différence
traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi
Leon Felipe – Ne me racontez plus d’histoires
–
NE ME RACONTEZ PLUS D’HISTOIRES
Je les ai toutes comptées et contées,
Elles ont tous été dites et écrites.
Elles ont toutes été mises en bobines et archivées.
Le vieux patriarche les a racontées,
le chœur et la nourrice les ont racontées
un imbécile les a dites, plein de rage et de vacarme,
on les a gravées sur la fenêtre et sur la roue
et on en a conservé les matrices dans des coffres-forts.
Il existe des répliques exactes de toutes les tragédies,
des disques de toutes les psalmodies,
des photographies de tous les naufrages.
Pas une histoire n’est perdue. Soyez tranquilles.
On sait que le poème est une chronique,
que la chronique est un mythe,
l’Histoire un serpent qui se mord la fable
et le poète domestique le chroniqueur du Roi et de l’Archevêque :
le conteur d’histoires.
Tout est enregistré.
Et toutes sont encore vivantes. Le crieur public passe :
« Histoires !… Histoires !.. Histoires ! »
C’est le vieux conteur d’ombres et de rires
qui fait la publicité pour les histoires.
Mais je ne veux pas d’histoires…
Ne me racontez plus d’histoires.
II
JE CONNAIS TOUTES LES HISTOIRES
Je ne sais pas grand chose, c’est vrai.
Je dis seulement ce que j’ai vu.
Et j’ai vu :
que le berceau de l’homme on le berce avec des histoires…
Que les cris d’angoisse de l’homme on les noie avec des
histoires…
Que les pleurs de l’homme on les étouffe avec des histoires…
Que les os de l’homme on les enterre avec des histoires…
Et que la peur de l’homme…
a inventé toutes les histoires.
Je sais vraiment peu de chose, c’est vrai.
Mais on m’a endormi avec toutes les histoires…
Et je les connais toutes.
Camille Lysière – L’homme dessiné
Parmi les nombreuses publications de Camille,
J’ai choisi , avec son autorisation » l’homme dessiné », que l’on peut retrouver sur son blog…
Cœur de nuit.
Mon Homme-dessiné étendu sur le ventre, un bras tombe du lit, le dos de la main posé sur le parquet.
Il a fermé les yeux, il respire lentement, et sourit de temps en temps au gré de ses pensées. La lumière est douce et les draps sont froissés.
Les bruits du dehors nous parviennent seulement, nos halètements se sont enfin calmés. Il m’a prise comme j’aime, il m’a bercée, rudoyée, il m’a fait naître de ses mains, me transformant dans la même heure en catin, en princesse, en souillon, en sœur, en diamant palpitant.
Toutes les femmes en moi qu’il explore et visite, qu’il va chercher à coups de regards et de reins. Ou qu’il crée, peut-être, je n’en sais rien.
Je caresse ses fesses, rebondies, soyeuses, blanches. Seule surface épargnée de son anatomie. Mon Homme-dessiné a dressé sur sa peau la carte de sa vie, l’histoire de ses cris. Je les caresse du bout du doigt, je les embrasse, je les cajole. Je les envie. Collées à lui. A jamais ses alliées. Soudées.
Du bout du doigt je parcours des volutes, des arabesques, des pétales de lys, des angles saillants, des chemins de lettres aux tracés étonnants. Il m’explique chacun, des noms curieux, exotiques et charmants, des chemins tortueux, des désespoirs en noir et gris. Il me parle de lui.
J’écoute, fascinée, son parcours meurtri, et aussi ses espoirs, ses envies, ses forces, ses fragilités, son mépris, son respect. Mon Homme-dessiné se tourne sur le dos, me présente son ventre, tout aussi décoré. Ses tétons rosés sont percés de deux anneaux d’argent, je les chahute du bout de la langue, je les suçote et les tire un peu entre mes dents.
Il rit, t’as pas fini, canaille ?
Je me pose sur lui, il est chaud, il est grand. Mon Homme-dessiné aime fermer sur moi ses deux bras colorés. Sur celui qui enserre mon épaule, une femme sirène que je ne peux jalouser, qui pourtant passe sa vie au chaud tout contre lui. Un étrange serpent, son œil au ras du mien quand je pose la joue contre ce large torse. Et puis les trois singes de la sagesse, assis sur sa clavicule.
Pour être heureux, ma princesse, ne pas tout entendre, ne pas tout voir, savoir se taire… Et tu es heureux, toi ? Il ne dit rien, il me serre un peu plus, il caresse mes cheveux. Je ne sais pas, je suis bien, là, parle-moi, encore, encore, parle-moi, je veux ta voix.
Cœur de nuit, cœur de vie. Mon Homme-dessiné au matin va partir. Tracer d’autres sentiers, mener d’autres combats, me revenir parfois, blessé ou triomphant.
Mon Homme-dessiné, troublé, troublant.
Bassam Hajjar – Si seulement ta main – 01
–
Je sais que je me suis mis à sourire chaque fois que je rencontre le monstre qui dévorait le jardin dans mon unique rêve.
A présent j’ai commencé à voir que des orbites célestes se croisent sur les lignes qui se rencontrent dans ta paume blanche.
Comme si le ciel était dessiné par deux lignes dans ta paume, peu de ciel, mais suffisamment pour que le inonde ne meure pas de solitude, pour que le serpent ne le morde pas.
Si seulement tes mains étaient là-bas.
A présent je sais pourquoi je pleurais et pourquoi l’abîme
où je sombrais ressemblait à une page blanche avec deux
lignes en bas, et une étoile à l’encre de Chine, qui brillait toutefois.
Et son éclat me tourmentait.
Il a suffi que tu soulèves,
d’une caresse, le marbre du lourd sommeil.
Et que tes mains m’emportent, pas tant que cela, juste à la mesure à laquelle je vis.
Il a suffi que tu essuies mes lèvres du bout de ton index
pour que parler cesse de me faire souffrir.
–
(Paris, septembre 1986)
Camille Lysière – L’homme dessiné
L’homme-dessiné
Cœur de nuit.
Mon Homme-dessiné étendu sur le ventre, un bras tombe du lit, le dos de la main posé sur le parquet. Il a fermé les yeux, il respire lentement, et sourit de temps en temps au gré de ses pensées. La lumière est douce et les draps sont froissés.
Les bruits du dehors nous parviennent seulement, nos halètements se sont enfin calmés. Il m’a prise comme j’aime, il m’a bercée, rudoyée, il m’a fait naître de ses mains, me transformant dans la même heure en catin, en princesse, en souillon, en sœur, en diamant palpitant.
Toutes les femmes en moi qu’il explore et visite, qu’il va chercher à coups de regards et de reins. Ou qu’il crée, peut-être, je n’en sais rien.
Je caresse ses fesses, rebondies, soyeuses, blanches. Seule surface épargnée de son anatomie. Mon Homme-dessiné a dressé sur sa peau la carte de sa vie, l’histoire de ses cris.
Je les caresse du bout du doigt, je les embrasse, je les cajole. Je les envie. Collées à lui. A jamais ses alliées. Soudées.
Du bout du doigt je parcours des volutes, des arabesques, des pétales de lys, des angles saillants, des chemins de lettres aux tracés étonnants. Il m’explique chacun, des noms curieux, exotiques et charmants, des chemins tortueux, des désespoirs en noir et gris. Il me parle de lui.
J’écoute, fascinée, son parcours meurtri, et aussi ses espoirs, ses envies, ses forces, ses fragilités, son mépris, son respect. Mon Homme-dessiné se tourne sur le dos, me présente son ventre, tout aussi décoré. Ses tétons rosés sont percés de deux anneaux d’argent, je les chahute du bout de la langue, je les suçote et les tire un peu entre mes dents. Il rit, t’as pas fini, canaille ? Je me pose sur lui, il est chaud, il est grand. Mon Homme-dessiné aime fermer sur moi ses deux bras colorés.
Sur celui qui enserre mon épaule, une femme sirène que je ne peux jalouser, qui pourtant passe sa vie au chaud tout contre lui. Un étrange serpent, son œil au ras du mien quand je pose la joue contre ce large torse. Et puis les trois singes de la sagesse, assis sur sa clavicule. Pour être heureux, ma princesse, ne pas tout entendre, ne pas tout voir, savoir se taire…
Et tu es heureux, toi ? Il ne dit rien, il me serre un peu plus, il caresse mes cheveux. Je ne sais pas, je suis bien, là, parle-moi, encore, encore, parle-moi, je veux ta voix.
Cœur de nuit, cœur de vie. Mon Homme-dessiné au matin va partir. Tracer d’autres sentiers, mener d’autres combats, me revenir parfois, blessé ou triomphant.
Mon Homme-dessiné, troublé, troublant.
–
Ce texte est extrait du blog de Camille Lysière
–
Leopold Sédar Senghor – Prière de paix

Sculpture romane – église de Ste Marie et St.David, Kilpeck. England
- Voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon coeur, ce serpent que j’avais cru mort…
- Tue-le, Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin, et je veux prier singulièrement pour la France.
- Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père.
- Oh ! je sais bien qu’elle est aussi l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants comme un brigand du Nord des bœufs, pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier.
- Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans mes villages bleus,
- qu’elle a dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os
- Qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins.
- Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques
- Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié.
- Oui, Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement
- Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire
- Qui est la République et livre les pays aux Grands Concessionnaires
- Et de ma Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc.
L.S. SENGHOR, Hosties Noires, 1948
Yahia Lababidi – A quoi rêvent les animaux ?
–
A quoi rêvent les animaux ?
Est-ce qu’ils rêvent de vies passées et de rêves non vécus
indiciblement humains ou incroyablement bestiaux ?
Ont-ils du mal à attraper dans leur sommeil
ce qui est trop glissant pour les doigts de la journée ?
Est-ce que leurs subtiles allusions nocturnes peuvent éclairer leurs heures sans rêves ?
Sont-ils hantés par les spectres de regret
visitent-ils leurs morts dans une somnolente gratitude ?
Ou sont-ils revisités par leurs crimes
transcrits en hiéroglyphes alléchants ?
Ont-ils retracé les grandes lignes de leurs blessures
ou le rêve d’une mutation, à la place ?
Ont-ils tiré sur des noeuds obstinés
de désirs inassimilables et de disputes contrariées ?
Y at-il de l’émoi, des bouleversements, ou de la rébellion
qu’ils éprouvent contre leur personne ou leur destin ?
Sont-ils libérés de forces et faiblesses particulières
au cheval, au cerf, à l’oiseau, à la chèvre, au serpent, à l’agneau ou au lion ?
Sont-ils jamais ni animaux, ni humains
mais créature et être ?
Ont-ils des moments sacrés de compréhension de leur entité dans leur essence même ?
Est-ce se rendent compte,d’une existence plus complète
soulagée du fardeau de la veille ?
Est-ce qu’ils soupçonnent, avec les poètes, que tout ce que nous voyons ou en a la ressemblance n’est qu’un rêve dans un rêve ?
Ou est-ce simplement une petite mort
un petit goût de néant, qui se rassemble dans leur bouche ?
————-
–
What do animals dream?
Do they dream of past lives and unlived dreams
unspeakably human or unimaginably bestial?
Do they struggle to catch in their slumber
what is too slippery for the fingers of day?
Are there subtle nocturnal intimations
to illuminate their undreaming hours?
Are they haunted by specters of regret
do they visit their dead in drowsy gratitude?
Or are they revisited by their crimes
transcribed in tantalizing hieroglyphs?
Do they retrace the outline of their wounds
or dream of transformation, instead?
Do they tug at obstinate knots
of inassimilable longings and thwarted strivings?
Are there agitations, upheavals, or mutinies
against their perceived selves or fate?
Are they free of strengths and weaknesses peculiar
to horse, deer, bird, goat, snake, lamb or lion?
Are they ever neither animal nor human
but creature and Being?
Do they have holy moments of understanding
in the very essence of their entity?
Do they experience their existence more fully
relieved of the burden of wakefulness?
Do they suspect, with poets, that all we see or seem
is but a dream within a dream?
Or is it merely a small dying
a little taste of nothingness that gathers in their mouths?
–
Yahia Lababidi is the author of a collection of aphorisms, Signposts to Elsewhere (Jane Street Press) selected for ‘Books of the Year, 2008′ by The Independent (UK) and the critically-acclaimed essay collection, Trial by Ink: From Nietzsche to Belly Dancing. His latest work is the new poetry collection, Fever Dreams.
–
texte traduit par mes soins…
on peut trouver bien d’autres textes intéressants en langue anglaise, et parfois la langue d’origine, sur le site the thepoetry
–
Le bruit du sang dans les veines ( RC )

art: bracelet romain en forme de serpents. site d’Alain Truong
Vivre avec le bruit du sang dans les veines,
Et le treillis rouge , modelant la vie,
Noué tout contre le corps, et qui nous lie,
Aussi bien le sang d’encre de la peine
Circule à notre insu, à l’abri des lumières
Les anneaux se contractent, et donnent leur poison,
Le coeur sous le feu de la trahison,
Ces artères, ces veines se changent en vipères…
Il est du corps comme une sculpture,
A l’âme habillée de chair,
Qui soupire , dans l’inconnu, erre
Mais connaît aussi du serpent, sa morsure.
RC – 5 avril 2013
–
Le liant des racines, en vaisseaux de sang (Frida Kahlo) – (RC )
–
Témoins des cobras,
Ou Quetzalcoatl , le serpent à plumes
Un empire en candélabres, cactus,
Et les scènes touffues,
Prennent le corps du ciel,
Le liant des racines,
En vaisseaux de sang
Où la peur s’écartèle,
Aux visions de Frida
Accouchant d’elle-même,
Sous le soleil latent,
Comblé de mille gestes,
Bascule l’ordre des choses..
Aux lèvres gercées du Mexique,
Et silences crevassés,
De la terre aztèque.
–
–
RC – mai 2013
Roger Bodart -Le Chevalier à la charrette.
–
( extrait du Chevalier à la charrette.)
… Pour les uns, je fus curé.
Pour les autres, je fus le diable.
Je suis l’homme las d’errer
Dans un grand pays de sable.
J’ai perdu beaucoup de temps ;
Pour gagner maigre pécule,
Fait dix métiers ridicules ;
Rêver me semblait tentant.
J’ai connu des monastères,
Eu des amis francs-maçons,
Dieu, pour moi, voulant sur terre
Chacun juste à sa façon.
Au temps de l’exode amer,
J’ai possédé trois arpents
Quatre rats et un serpent,
Au canal d’entre-deux-mers.
J’ai vu Paris envahir ;
J’ai vu chez moi la police
Et quelques amis mourir
Dans le verger des supplices.
De ces nuits et de ces jours,
Il me reste un grand amour
Pour les choses d’ici-bas ;
Je n’ai livré nul combat ;
J’ai laissé passer la haine,
Saluant toujours très bas
Celui qui ne m’aimait pas
J’aime toute âme humaine.
Je me suis souvent trompé
J’ai commis des choses troubles,
Plus que nul autre étant double.
Parfois j’ai trouvé la paix.
Quels sont ceux qui m’ont compris ?
Deux ou trois passants peut-être.
Une table, une fenêtre,
Le pain qu’on broie : c’est le Christ.
A beaucoup je dis pardon
D’être passé sur leur porte
Sans avoir reçu leur don.
L’âme fait souvent la morte.
Et moi-même, me connais-je ?
Ai-je été ce qu’il fallait ?
Tant de mauvais sortilèges
Ont fait de moi leur valet.
Qu’ai-je aimé? Qu’ai-je souffert ?
Ce sont là choses secrêtes.
Ne croyant guère à l’Enfer,
Au grand rêve je m’apprête.
Une femme est près de moi
Depuis que je suis un homme
Nous nouerons encore nos doigts
Quand nous ferons le grand somme.
Près de moi sont deux enfants
Que notre douceur défend.
Pour m’avoir donné ceci
Mon Dieu, je vous dis merci.
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Roger Bodart. « Le Chevalier à la charrette ».
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Benoit Méheux – Artémis
Artémis
La nature périt. L’harmonie est perdue.
Artémis ! Es-tu morte ? Ah ! C’est la voix du sang,
Ce flot noir dans mon crâne, cette hydre dansant
Qui me crie : « Oublie ! Crains le mythe, âme éperdue ! »
Paix ô torrent sans fin ! Reptile dans ma tête,
Tais-toi ! Serpent, redevient Caducée ! Seigneurs
Divins, dans les songes d’Endymion le pasteur
Plongez-moi ! Nuit, descend dans ma crypte secrète !
Mille bras me bercent. Des racines d’airain
S’étoilent. L’aigle roi siffle. Un voile se peint :
– Le sourire du ciel sur l’argentine mer –
De fer et d’or, en moi l’ineffable liqueur !
Ce feu soigne mon âme mais creuse mon cœur :
Hélas Artémis ! – Déesse –, tu es chimère.
Benoit Méheux.
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Sylvia Plath – lettre d’amour (1960)
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Lettre d’amour (1960)
Pas facile de formuler le changement que tu as fait en moi.
Si je suis en vie maintenant, j’étais alors morte,
Bien que, comme une pierre, indifférente totalement,
je restais là immobile suivant mon habitude.
Tu ne m’as pas seulement bougée d’un pouce, non –
Ni même laissé ajuster mon petit Œil nu
A nouveau vers le ciel, sans espoir, bien sûr,
De pouvoir saisir le bleu, ou les étoiles.
Ce n’était pas ça. Je dormais, disons : un serpent
Masqué parmi les roches noires comme une roche noire
dans le hiatus blanc de l’hiver –
Comme mes voisines, ne prenant aucun plaisir
A ce million de joues parfaitement polies
Qui se posaient à tout moment afin de faire fondre
Ma joue de basalte. Et elles devenaient larmes,
Anges pleurant sur des natures monotones,
Mais je n’étais pas convaincue. Ces larmes gelaient.
Chaque tête morte avait une visière de glace.
Et je continuais de dormir, comme un doigt tordu
La première chose que j’ai vue n’était que de l’air pur
Et ces gouttes enfermées qui montaient en rosée,
Limpides comme des esprits. Tout alentour
Beaucoup de pierres compactes et inexpressives
Je ne savais pas quoi faire de cela.
Je brillais, écaillée de mica,
et déroulée pour me déverser tel un fluide
Parmi les pattes d’oiseaux et les tiges des plantes.
Je ne m’étais pas laissé berner. Je t’ai reconnu aussitôt.
L’arbre et la pierre scintillaient, sans ombres.
La longueur de mes doigts a grandi, lucide comme du verre.
J’ai commencé à bourgeonner comme rameau de mars :
Un bras et une jambe, un bras, une jambe.
De pierre au nuage, ainsi je me suis élevée.
Maintenant je ressemble à une sorte de dieu
Je flotte à travers l’air, âme tournoyante,
Aussi pure qu’un pain de glace. C’est un don.
–
Sylvia Plath
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Claude Esteban- les ronces m’ont déchiré
Les ronces m’ont déchiré, le gel
a crevassé mon âme
et j’ai dit que cette lande était maudite,
mauvaise et sans espoir
maintenant je sais
qu’il est un lieu où les contraires
se répondent
que le feu peut dormir dans une pierre ou
traverser le croc d’un serpent
mes amis, je vous avais
perdus comme tant d’autres choses
dans mon rêve
voilà que nous nous retrouvons, souriants
sur le seuil du monde, presque guéris.