Cesare Pavèse – Rencontre

Ces dures collines qui ont façonné mon corps
et qui ébranlent en lui autant de souvenirs,
m’ont fait entrevoir le prodige de cette femme
qui ne sait que je la vis sans réussir à la comprendre.
Un soir, je l’ai rencontrée : tache plus claire
sous les étoiles incertaines, dans la brume d’été.
Le parfum des collines flottait tout autour
plus profond que l’ombre et soudain une voix résonna
qu’on eût dit surgie de ces collines, voix plus nette
et plus âpre à la fois, une voix de saisons oubliées.
Quelquefois je la vois, elle vit devant mes yeux,
définie, immuable, tel un souvenir.
Jamais je n’ai pu la saisir : sa réalité
chaque fois m’échappe et m’emporte au loin.
Je ne sais si elle est belle. Elle est jeune entre les femmes :
lorsque je pense à elle, un lointain souvenir
d’une enfance vécue parmi ces collines, me surprend
tellement elle est jeune.
Elle ressemble au matin. Ses yeux me suggèrent
tous les ciels lointains de ces matins anciens.
Et son regard enferme un tenace dessein : la plus nette lumière
que sur ces collines l’aube ait jamais connue.
Je l’ai créée du fond de toutes les choses
qui me sont le plus chères sans réussir à la comprendre.
In Travailler fatigue, © Poésie/Gallimard, p.51
Vole la poussière des sentiers – (Susanne Derève)

Vole la poussière des sentiers,
la mer est au bout du voyage
battant et rebattant les cartes du temps,
offerte aux pluies d’été
au crépitement de l’averse,
à son frileux masque de brume.
Dans la soudaine échappée de lumière,
l’ombre s’altère,
le fil des pierres heurte le pas,
et le pas cherche en vain
l’empreinte d’autrefois …
Seule la mer sait rebrousser chemin,
ciseler le temps avec une précision
de métronome,
imprimer à l’estran le va et vient du flot,
épouser chaque pierre
de son baiser de sel
Vole la poussière des sentiers,
les mots modèlent en vain
la pâte du silence,
l’argile grise des jours enfuis .
La mer seule dit l’absence
Souvenir d’école – ( Susanne Derève) –

Une fleur de papier qu’on fixait à la toile
ou l’aile d’un moineau
le froissement du crépon sur la peau
la soie délicatement abandonnée
au point de colle
… un souvenir d’école
Et dans la cage de l’oiseau l’éblouissement du vol
vertige funambule l’éclipse des pinceaux
un frémissement d’ailes
le vert brillant des plumes
l’ocelle noire de deux yeux affolés
et sous le fin duvet le cœur désordonné
de l’oiseau
petit corps tiède entre mes mains
qui me disait la vie dans une histoire sans paroles
l’air de rien
Francis Blanche – Toi que voilà –

J'ai tout donné au soleil sauf mon ombre... Guillaume Apollinaire
Laisse couler le temps sous les doigts de l’horloge... J’ai bu l’oubli dans un verre brisé... Le lustre semble un grand chagrin cristallisé et l’heure - ô l’heure!... - est un miroir qui m’interroge... Chaque date est un anniversaire oublié et - souvent sans que tu le saches - au creux de chaque jour se cache un souvenir... presque un regret si n’est brisé le lien secret par lequel tout à tout s’attache... Et c’est par vagues que revient l’image des hiers si proches... si lointains! Le nez collé à la fenêtre tu regardes tomber la neige... Tout autour montent les maisons.. Te voilà marchant à tâtons dans les souterrains du collège. Je te retrouve même dans l'arrière-salle d’un bistrot (le dôme Saint-Paul... te souviens-tu ?...) pendant la classe de philo, tu manges des croissants avec un café crème... et Claude, qui veut être avocat, te parle en son langage des droits contractuels issus du mariage... Dans un auditorium où luisent des « silence » te voilà devant un micro qui broie tes mots et qui les lance aux quatre vents de la France... Puis par un matin de fin août quelqu'un que tu aimais bien sans le savoir, est mort tout à coup... Un soir d'été, tu quittes toutes les choses familières... À l'horizon, une mitrailleuse s’exaspère... Et le pays se plie en deux comme une porte à glissière Te voilà filant à soixante à l’heure derrière un camion où rient des aviateurs qui n'ont plus leurs avions... Ils mangent du jambon rose comme l'aurore. En trombe on traversait Rabastens-de-Bigorre... Tu as laissé dans un vallon de la Dordogne un peu de ton espoir, de ton sourire... Il pleut... Un autogire t’a sauvé la vie près de Périgueux. Te voilà rédacteur d’un journal comme il faut où les linotypistes ont tous un pied bot - et chaque jour, ciseaux en main, vers midi tu fais de la dentelle avec les quotidiens de Paris... Et le temps passe... ton destin se joue sur les rythmes d’automobiles ou de trains ... et puis, volant partout comme des papillons de flamme, tous ces regards tendres de filles femmes... Qu’ils soient rieurs ou tristes, gais ou mélancoliques, ce sont les reflets des instants qui sont gravés tout entiers dans le temps... Quels qu’ils soient, ne les renie à aucun moment car tous ces souvenirs ne te trahiront jamais... Ils seront toujours là comme ils étaient... ... et même celui-là... ce regard presque bleu ces cheveux presque blonds, ce rire presque triste... comme un roman mort-né qui se mélancolise, tout cela a la douceur des espoirs pas tout à fait perdus... et c’est tout ce qu'on demande aux reflets des miroirs... Le souvenir, ce n’est qu’un regret apaisé qui vient flotter comme un parfum de sauge... Laisse couler le temps sous les doigts de l'horloge... J ai bu l'oubli dans un verre brisé...
Francis Blanche
MON OURSIN ET MOI
Le Castor Astral
Walter Helmut Fritz – mon signet

hier fut un brin d’herbe
assez éphémère
pour dans le souvenir
resplendir, pour dire
un chemin qui
continue à vibrer
dans ce poudroiement de lumière
qui ne cesse de
défricher la ténèbre.
extrait de « cortège de masques » éditions Cheyne
Feston d’automne – (Susanne Derève)

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Rouge feston des mues d’automne ,
qui vient aux nervures des feuilles
comme on suivrait les lignes de la main.
.
Je serrais si fort dans la mienne sa petite main d’enfant,
chaude et vibrante – le cœur battant d’un petit animal
palpitant sous mes doigts –
.
Son babil m’emportait, ses joues flambaient de froid.
Nous épuisions les jours à fouler dans les bois
d’épais tapis de feuilles mortes qui finiraient
en feux de joie.
.
J’aurais voulu saisir les bronzes et les ors
les soies brillantes de l’automne,
les écus de lumière inondant les futaies
mais déjà il n’était plus temps.
.
Les branches ne portaient plus
que le rire cristallin de l’enfant
étincelant dans le silence .
.
Puis, les bois se sont tus …
et d’un pas ingénu s’en est allée l’enfance.
.
Pontaniou – (Susanne Derève )-

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En longeant les murs délabrés de l’ancienne prison
de Pontaniou sous le fil bleu des grues
je me disais, suspendue à ton bras :
« Te retrouver est comme aimer une première fois,
et la vie une fleur vagabonde ».
De sa corolle ouverte renaissait ton sourire.
Que serions-nous demain ?
En ce joyeux Dimanche d’automne
les enfants babillaient sous les claires verrières
de l’ancien Arsenal.
La rue de Saint-Malo retentissait de rires.
Verrions-nous un jour des rideaux aux fenêtres
de l’austère prison ,
et des roses y fleurir ?
voir expositions/anciennes/prisons/pontaniou-ombres-et-lumieres/
Toussaint – Susanne Derève –

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Ne parle pas de chrysanthèmes
c’est Toussaint
Ne me parle pas des pierres
c’est cimetière
La mort est un jour sans fin
et la faim me tenaille de vivre
encore
A Toussaint autrefois
c’était toujours Dimanche
parmi les fleurs
Maman se serrait contre moi
j’étais la chaleur des corps ensevelis
contre le sien un bouclier ardent
Je faisais face au poids charnel
du chagrin aux servitudes de l’oubli
Nos pas crissaient dans les allées
et les fleurs immobiles taisaient
lentement leurs couleurs
Moi, pendue à son bras
spectateur du tendre passé
je ne voulais pas que s’étiole l’amour
Je priais qu’il dure toujours
.
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Ceija Stojka – Chrysanthèmes –

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Chrysanthème, quand je te vois,
mon cœur me fait aussi très mal.
Tu étais la fleur de mon père,
il te caressait et aimait ton parfum.
Il est une chose que je ne saurai pas :
est-ce qu’à Dachau aussi il a vu des chrysanthèmes ?
Qui sait, qui sait !
Mais il est une chose que fort bien je sais, que mon père
dans ses pensées chantait pour ma mère :
Je t’offre des chrysanthèmes blancs
pour notre anniversaire de mariage…
Belle fleur, tu resplendis en automne,
le temps de la Toussaint approche,
de la mort de la mort.
Tu resplendis, chrysanthème blanc,
je te vénère,
car tu me rappelles mon père
et ornes sa tombe.
Ainsi ne se sent-il pas seul,
et si tes feuilles tombent sur sa tombe,
ce sont des pensées qu’à moi aussi il adresse.
.
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Chrysanthème wenn ich dich seh’
dann tut mein Herz mir auch sehr weh
Du warst die Blume meines Vaters
er streichelte dich und liebte deinen Duft.
Das was ich nicht erfahren werde ist
ob er auch in Dachau Chrysanthemen sah.
Wer weiβ, wer weiβ !
Doch eines weiβ ich ganz genau: Daβ mein Vater
in seinen Gedanken sang für meine Mama :
Weiβe Chrysanthemen
schenk ich Dir zum Hochzeitstag …
Du schöne Blume strahlst im Herbst
es naht die Zeit der Allerheiligen
des Todes Tod.
Du strahlst, weiβe Chrysanthème
ich habe Ehrfurcht vor dir
denn du erinnerst mich an meinen Vater
und schmückst sein Grab.
So fühlt er sich nicht allein
und fallen deine Blätter auf sein Grab
so sind es Grüβe auch an mich von ihm
.
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Auschwitz est mon manteau
et autres chants tsiganes
Editions Bruno Doucey
Immortelles – Rendez-vous de Novembre ( SD/RC)
- Chrysanthèmes – photo C. Coulais
Ce sont des fleurs glacées
qu’on offre par brassées
à des jardins de pierres
ces cimetières frileux
antichambres aux adieux
des drames ordinaires
ces fleurs que la Camarde
accueille goguenarde
au coin d’un marbre noir
qu’on abandonne au vent
au grésil aux tourments
d’un sombre purgatoire
ce sont les fleurs perdues
des amours éperdues
hommages dérisoires
tendus comme des mains
aux souvenirs défunts
aux ponts de la mémoire
corolles sans parfum
sans pétales et sans tain
que la lumière captive
d’un Novembre morose
habille d’ors et de roses
tel un baiser de givre
une douleur éclose
au parterre où reposent
dans l’étreinte du soir
ces blanches immortelles
des regrets éternels
comme des encensoirs SD 02 2017
C’est le rendez-vous de novembre,
celui des rendez-vous manqués.
On dépose sur le marbre,
des brassées de chrysanthèmes
et parfois des roses
devant les stèles grises :
peut-être que les morts
comprennent le langage des fleurs
ou voudraient prolonger leur vie,
d’où la couleur s’enfuit.
Une offrande ultime:
D’autres se décomposent en résine.
Le jardin de pierres,
se rappelle des vivants d’hier
Les tombes sont des demeures de silence,
elles se fichent des assauts du lierre,
des allées de gravillons blancs,
comme des saisons sur la terre .
Pour se rafraîchir la mémoire,
on a gravé les patronymes :
Il y a comme un arbre généalogique,
qui se penche sur la famille,
des ancêtres
jusqu’aux lointaines cousines…
Tout cela bien aligné
dans les allées numérotées.
En ce qui me concerne
je ne serai pas locataire
d’un caveau six pieds sous terre…
et si tu viens un jour de novembre
tu pourras t’en retourner,
il y a longtemps que je serai parti en fumée :
je ne participe pas au décor :
pas de crime, pas de corps :
même la police, en automne
ne trouvera pas d’indices de notre homme :
si tu en cherches la raison , la clef est dans ce poème (car j’ai toujours détesté les chrysanthèmes)…
RC 02 2018
Je me souviens du vent dans mes feuilles – ( RC )
Je reprends quelques paroles,
d’une chanson engloutie
par des années d’oubli,
mais moi je me souviens
du vent dans mes feuilles,
car l’arbre que je suis
a davantage de mémoire
que celle des hommes,
car celles arrachées par l’automne .
même si elles se sont ocrées,
recroquevillées, desséchées
puis tombées en poussière
me rappellent les hiers.
Mais il n’y a pas de deuil
puisque malgré l’hiver
le gel sévère
est encore teinté d’éphémère;
les feuilles, je les renouvelle,
de manière providentielle
car tu sais que mon bois
toujours verdoie
aux futurs printemps
et reste vigilant
pour ne pas laisser périr
les souvenirs.
- RC – août 2019
Ciseler l’image du souvenir – (Susanne Derève)
Imogen Cunningham – Hands and Aloe Plicatilis
Blanche colombe entre les mains
de l’oiseleur
vent tiède à la cime des trembles
les doigts du matin sur ma peau
Soleil sang noir jeté sur l’eau
N’effacera pas le souvenir des doigts
de la nuit
n’effacera rien des souvenirs
ne fera rien
que marteler le bruit du sang à mes tempes
encore et encore
jusqu’à me fondre dans le souvenir
Regarde-moi ciseler l’image
de mon souvenir
avec le poinçon du graveur
– est-ce pour toi la même
oiseleur qui soupire –
–
Jean-Pierre Andrevon – Élie
photo Ayashok
Élie
Mon ami
le petit Élie
juif
est mort à Paris
cet été
dans son lit
le petit Élie
n’était plus si petit
il avait mon âge
à peu près
je l’avais connu
en mille neuf cent quarante-quatre
nous avions trois ans
ou quatre
nous habitions
la même maison
moi au premier
lui au dernier
une seule pièce
sous les toits
une chambre de bonne
comme on disait
avec sa mère
et pas de père
sa mère qui était bonne
précisément
il m’avait dit
un jour dans la cour
où nous jouions
aux billes en terre
sans soucis
des rumeurs et des tremblements
de la ville au-dehors
il m’avait dit
tu sais je suis
juif
mais il ne faut le dire
à personne
juif je ne savais pas
ce que c’était
on n’en parlait pas
chez moi
ou alors à mots couverts
avec des drôles
de regards
mais pour faire plaisir
à mon ami Élie
je n’ai rien dit
à personne
surtout pas
à mes parents
qui sont morts
depuis longtemps
juif
j’ai appris plus tard
ce que c’était
quand j’ai grandi
quand j’ai appris
quand j’ai lu
quand on m’a dit
et Élie
comme moi a grandi
loin de cet hiver-là
loin de ce temps-là
d’Auschwitz et de
Treblinka
et puis
il a mené sa vis
jusqu’à sa mort
dans son lit
une vie ordinaire
qui ne vaut pas la peine
d’en faire une histoire
que j’écris quand même
ce soir
parce que
cet hiver-là
qui peut toujours
revenir
il ne faut pas
cesser
de s’en souvenir
Jean-Pierre Andrevon (né en 1937) in Obstinément des femmes des chats et des oiseaux, éditions Le pédalo ivre, collection poésie, 2016
Louis Aragon – Elsa au miroir
LEONARD DE VINCI Etude de tête
C’était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C’était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
C’était au beau milieu de notre tragédie
Qu’elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
Qu’elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
A ranimer les fleurs sans fin de l’incendie
Sans dire ce qu’une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C’était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C’était au beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie _
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s’asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d’incendie
La diane française – Seghers Poésie d’abord
Oubli (2) – Susanne Derève
LE BA DANG Lotus (1953 – encre )
Cendres légères
cendres du passé
de l’innocence aveugle
Ces richesses que j’étreins
que j’embrasse entre veille et sommeil
sont-elles nées du rêve sans cesse formé
et reformé
d’un bonheur qu’on s’apprête à cueillir
comme les fleurs d’un très ancien voyage
ce souvenir que j’entrelace
comme un ruban entre les doigts
avec les mots que tu m’envoies
Un corps qui ploie sur l’eau
la barque silencieuse
la main effeuille les lotus roses
à fleur d’eau
Sous la roche suintante
l’écho
peut-être de ta voix que j’invente
Les rames glissent en ombres grises
au-delà du miroir
surface sans reflet que les nuages
le grain des pierres
un livre ouvert sur des images
dont je trace le cours pas à pas
Cendres légères
Est-ce une rêverie que tu as désarmée
l’innocence solaire
que tu m’offres à mains nues
que je recueille avec les vestiges
des nuits passées
Aurores bues
de tendresse de douceur
de ces mots tus
que je t’adresse
avant qu’ils ne se figent
et que tu me retournes
comme le bouquet vivace
d’une promesse de bonheur
Guillevic – Chanson
Nicolas DE STAEL Etude de nu,
N’était peut-être pas venue,
Quand tu croyais l’avoir tenue.
N’était peut-être jamais née,
Ton souvenir, ton épousée,
Etait peut-être dans tes bras,
Lorsque tu la pleurais tout bas.
Avait peut-être un corps tout chaud,
C’était pour toi, c’était trop beau.
Avait peut-être deux regards,
L’un pour t’aimer, l’autre pour quoi ?
N’était peut-être que douceur,
Quand c’était toi craignant ton cœur.
A peut-être saigné ton sang
Pour que tu sois cet innocent.
Peut-être née, peut-être morte,
Pour que tes jours, tes nuits la portent.
Peut-être t’aura tant aimé
Que jamais ne s’en est allée.
Est restée, si elle est venue,
Et contre toi se serre nue.
Sphère (Chansons) Poésie Gallimard
Fleur recluse – ( RC )
photo perso – Chanac
C’est comme un coeur
qui garde sa couleur
encore quelque temps :
il parle doucement
de ses quelques printemps
vécus bien avant .
– C’est une fleur à l’abri de l’air,
qui, par quelque mystère
jamais ne fane,
mais ses teintes diaphanes
à defaut de mourir,
finissent toujours par pâlir .
Détachée de la terre ,
elle est prisonnière
d’une gangue en plastique,
un procédé bien pratique
pour que la fleur
donne l’illusion de fraîcheur .
– C’est comme un coeur
qui cache sa douleur ,
et sa mémoire,
dans un bocal de laboratoire,
( une sorte de symbole
conservé dans le formol ) .
Une fleur de souvenir ,
l’évocation d’un soupir :
celui de la dépouille
devant laquelle on s’agenouille :
les larmes que l’on a versées,
au milieu des pots renversés .
C’est comme s’il était interdit
à la fleur, d’être flétrie :
elle, immobilisée ,
figée, muséifiée,
( églantine sans épines,
au milieu de la résine ) .
A son tour de vieillir :
elle va lentement dépérir :
le plastique fendille, craque
ou devient opaque :
les vieux pétales
cachés derrière un voile
entament leur retrait :
d’un pâle reflet
où les couleurs se diffusent :
la rose recluse
se ferait virtuelle :
– elle en contredit l’éternel –
–
RC – nov 2017
Patti Smith – M Train – ( le temps réel )
J’ai refermé mon carnet et suis restée assise dans le café en réfléchissant au temps réel.
S’agit-il d’un temps ininterrompu ? Juste le présent ?
Nos pensées ne sont-elles rien d’autre que des trains qui passent, sans arrêts, sans épaisseur, fonçant à grande vitesse devant des affiches dont les images se répètent ?
On saisit un fragment depuis son siège près de la vitre, puis un autre fragment du cadre suivant strictement identique.
Si j’écris au présent, mais que je digresse, est-ce encore du temps réel ?
Le temps réel, me disais-je, ne peut être divisé en sections, comme les chiffres sur une horloge. Si j’écris à propos du passé tout en demeurant simultanément dans le présent, suis-je encore dans le temps réel ?
Peut-être n’y a-t-il ni passé ni futur, mais seulement un perpétuel présent qui contient cette trinité du souvenir.
J’ai regardé dans la rue et remarqué le changement de lumière. Le soleil était peut-être passé derrière un nuage. Peut-être le temps s’était-il enfui ?
Patti Smith « M Train «
Susanne Dereve – Offrande
nécropole rupestre – Abbaye de St Roman – Gard
De charogne ou de cendre le jour où Elle viendra
choisissez un bon bois de chêne, lisse au toucher, robuste et clair,
gardez-moi des vaines offrandes,
ces urnes que les us épandent en sombres paraboles abandonnées au vent,
aux rumeurs infécondes et sourdes du levant
et qu’un bras malhabile se devrait de répandre au-delà du silence
comme on boit le calice âcre de la souffrance
De charogne ou de cendre le jour où Elle viendra
choisissez un carré de terre,
de ce terreau qu’égrainera la pelle d’un ton clair
il faut du temps il faut des fleurs pour oublier
il faut ce marbre uni où poser des œillets
l’herme aux lueurs du soir est plus doux au malheur que ces brumes d’errance le vent a-t-il jamais séché les larmes de douleur
De cendre ou de poussière lorsque le temps viendra
choisissez un bon bois de chêne lisse au toucher, robuste et clair
et dans ce vieux pays de Rance enterrez-moi près de mon père.
–
suivi de ma « réponse »
Quel que soit le carré de terre,
que des pelles viendront blesser
la pierre ou le marbre,
l’ombre des cyprès,
les noeuds de leurs racines,
auprès de toi,
Quel que soit le vent,
qui répandra les cendres,
comme autant de paroles vaines,
et aussi les fleurs
qui meurent, de même,
dans leur vase,
Il y aura un temps pour oublier,
lorsque les mousses
auront reconquis la pierre gravée,
les pluies effacé les lettres :
– même la douleur
ne peut prétendre à l’éternité .
Que l’on enterre une princesse
avec ses bijoux,
et toutes ses parures,
ne la fait pas voyager plus vite
sur le bateau
de l’au-delà…
Ce qu’il en reste
après quelques siècles :
> quelques offrandes,
et des os blanchis
ne nous rendent pas sa parole
et le ton de sa voix.
A se dissoudre complètement
dans l’infini,
c’est encore modestie :
– On pourra dire « elle a été » -,
mais le temps du souvenir,
se porte seulement dans le coeur des vivants .
–
RC
:
Jacques Borel – la trace
LA TRACE
À qui veux-tu parler ?
Les trottoirs sont déserts,
Un petit soleil mort
Ou le crachat d’hier
Se sèche sur le mur.
O veine de mica,
Tesson, mucus, paupière,
Trace d’une lueur
Absorbée par la pierre,
Ne t’éteins pas encore,
Reste d’un geste humain
Ou souvenir du jour,
Illumine ce peu
D’espace consolable
Où ma vie comme un poing
Serre ses derniers rêves .
–
extrait de « sur les murs du temps »
Hugues Labrusse – L’indésirable
( – à Gaston Puel )
sculptures – Aulnay de Saintonge
Jour indivisé
Des pierres arrondissaient les angles.
Le soleil s’en allait.
Deux poutres reliées par une traverse.
Un chien hagard plonge dans les broussailles.
On n’arrache pas un sourire à l’écorce.
Lendemain
Dans la continuité de la masse, en guise de visage.
Le feu âpre transit le cône de marbre.
Tard, dans l’été, la figure roule dans ta paume.
Son oubli fut le dernier souvenir qu’elle te laissa.
Surlendemain
Notre sœur à tête d’animal, notre peur encore muette et ses fleurs de terre
ses onguents de serpents, la saveur de sa lumière et de sa fatigue.
Ses mains ne remuaient pas encore.
Toujours plus tard
L’atrocité rêve à son écuelle en bois.
Du sommet de la montagne dévalent des étoiles épineuses.
Ton œil est de glace. Tu crains l’aiguille de métal qui te sert à coudre le ciel.
Laisse battre les volets.
Marina Tsvetaieva – A Alia
À Alia*
Un jour, ô ma gracieuse créature,
Je deviendrai pour toi un souvenir,
Perdu dans tes yeux bleus, au loin
De ta mémoire, dans le lointain.
Tu oublieras : et mon profil au nez busqué,
Et mon front couronné de fumée,
Mon rire importun et fréquent
Ma main calleuse aux bagues d’argent,
Notre logis d’amant, notre grenier cabine,
De mes papiers la confusion divine,
L’année terrible : malheurs et liesse
De ton enfance, de ma jeunesse.
(Moscou 1919, sa fille Ariadna allait avoir huit ans.)
Lucie Taïeb – Nous ne reviendrons plus ici
nous ne reviendrons plus ici nous n’avons plus les clefs c’est aussi bien ce lieu n’était plus adapté à la fatigue croissante. rien ne me manquera sinon ce que je voyais au matin depuis mon lit par la fenêtre mansardée un fragment d’arbre conifère. les lieux nous oublient et nous hantent sans nostalgie ils sont heureux et nous errons de halte en halte à demander « où sont nos morts » à des gens qui ne les ont jamais connus. Si je savais qui de mon cœur ou de ma tête me joue ce tour de garder souvenir de ce que mon regard ne pourra plus saisir d’un coup sec et sans remords, je l’arracherais comme un organe inutile, qui trouble vainement le repos de mon âme, et autres effets indésirables.
Marceline Desbordes – Les roses de Saadi
J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses, envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées,
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir ;
La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.
Marceline DESBORDES-VALMORE « Poésies inédites »