Claire Ceira – Encres (pinceaux )
Encres (à Zao Wou-Ki)
pinceaux
On s’étire comme une ombre,
Au bord de l’eau sous les arbres.
C’est la dernière image d’un lac.
Le moment où on se relève
Ramasse l’écharpe et le sac à dos,
On rebrousse chemin.
Il y a sur la rive un petit squelette,
Qui voudrait faire peur avec ses orbites
Son béret et sa mitrailleuse
Depuis longtemps enrayée.
Mais on a l’esprit ailleurs,
On refait en pensée, avec attention
Le chemin depuis l’endroit
Où on tombait toujours de l’arbre.
Et alors si on se laisse aller, on voit en bas la signature. Une écriture étrangère et belle, le contraire des masses noires, au bord du lac, froid de celui qui les a peintes, qui les a confiées à la glace, funèbres.
Froid dedans et dehors, l’atelier
Qui même avec ses pinceaux lourds et doux s’est vidé.
Comme un évier tout est parti, l’amour, le feu, le geste ailé
Un hiver froid, branches derrière les vitres,
L’absence de signification
Une matinée blême en hiver.
Il attend, en équilibre,
Debout sur l’eau, glissant.
Et puis il change de pinceau.
Celui-ci est fin, fait pour écrire
Son propre nom, en bas à droite.
On est sauvé pour l’instant du trou de soi-même. On sort dans la ville en hiver.
Tout gravite sur l’immobile – ( RC )
voir article de « la montagne »
—-
Chaque ville a ses particularités..
Là, tout gravite sur l’immobile,
Derrière des rubans noirs et argentés,
Un échantillonnage complet d’urnes en file.
Ambiance propice à la concurrence entre deuils,
Chacun vante la qualité des cercueils,
juxtaposés sur les rayonnages,
quelquefois empilés, faute de place à l’étalage.
Leur confort capitonné, – bien tentant
Le choix des étoffes, allant du cru :
– des couleurs intenses pour ceux qui ont vécu ..
(- plus tendres pour les enfants)…
Et la place de s’y glisser,
sans être à l’étroit…
L’ergonomie étudiée:
Le tout doit être de choix :
Angles subtilement vernis ;
Des bois veinés, les meilleurs
Des poignées aux formes arrondies …
Un look confié aux meilleurs designers…
Certaines de ces boîtes allongées,
possèdent une fenêtre arrondie,telle
qu’au verre biseauté,
l’écho de la lueur des chandelles…
On peut y voir à travers
le visage du défunt ; vérifier sa présence
C’est un dernier témoin d’existence
avant qu’il n’occupe son dernier univers :
Un sombre caveau, bien ordonné
encadré d’allées gravillonnées,
et au dessus duquel prolifèrent
couronnes , bouquets et objets divers…:
Les plaques aux regrets sincères,
des signes affirmés d’appartenance religieuse
– ( cocher la version pieuse ) …
> Les boules de verre
où une rose en plastique
est maintenue prisonnière,
et brille sur la pierre,
à la gravure emphatique.
Ou bien ( selon les deniers ) ,
marquant la dernière volonté,
le granite luisant, où se reflètent,
des cyprès, les crètes…
Les boutiques rivalisant d’ingéniosité,
Proposent aussi des produits recyclés,
( ayant accompagné d’autres vies )
– avec un souci affiché d’écologie –
Les cercueils les plus innovants,
comportent toutes options pouvant,
joindre la fantaisie et l’imaginable
un peu comme les voitures ( climatisables) :
Les dispositifs d’aération
– télécommandés -,( mais sur option )
Le diffuseur « parfum subtil »;
Les roulettes rétractiles,
Les suspensions hydrauliques,
Le profil aérodynamique,
Avec parfois des tiroirs,
Pour les petits objets de la mémoire…
On peut y glisser des voeux,
Ou des piécettes, facilitant,
c’est sûr, le passage élégant
vers un au-delà heureux…
Toute métempsychose souhaitée,
Peut faire l’objet d’une médaille animalière,
Que l’on dispose sur la bière,
dans un emplacement réservé ,
généralement sur un côté vertical…
C’est dire que l’on n’oublie aucun détail,
chacun exerçant ses prières,
– et réservant son suaire…
Le décès est vécu comme une promesse,
Et on quitte la vie avec allégresse ;
et puis … pour ces circonstances;
On ne regarde pas à la dépense.
La mort ainsi mise en scène,
En vaut toujours la peine:
pour ces actions souterraines,
c’est pour l’éternité ( quand même ! )…
On ne va pas se faire prier
Pour se faire enterrer…
quel est votre avis ?
( ça n’arrive qu’une fois dans sa vie ! )
– enfin justement quand elle n’est plus là –
ce que l’on nomme le trépas
après une durée assassine…
ce qu’il faut pour alimenter les racines
et laisser le temps,
faire que les petits enfants,
n’aient plus qu’en tête,
de devenir un jour squelette…
( se rappelant un jour les ancêtres,
dont l’âme flottante, peut-être ,
veille sur le petit quadrilatère,
de location, au cimetière ).
–
RC
( si ça vous inspire )…
je n’ai pas dit vous expire, notez bien…
Gerrit Kouwenaar – Je n’ai jamais …
–
Je n’ai jamais rien tenté d’autre que :
tirer des pierres la douceur
tirer de l’eau le feu
tirer de la soif la pluie
cependant le froid me mordait
le pain était salé ou sucré
le soleil un jour vibrant de guêpes
et blanche d’ignorance la nuit
ou noire comme il se doit
parfois, je me confondais avec mon ombre
comme on confond le mot avec le verbe
le squelette avec le corps
jour et nuit étaient souvent de même couleur
sans larmes et sourds
mais jamais rien d’autre que :
tirer des pierres la douceur
tirer de l’eau le feu
tirer de la soif la pluie
_
traduit du flamand par Lena Westerink
une rivière qui palpite et respire – ( RC )
–
Il y a des creux dans l’eau.
Des collines s’y précipitent et tourbillonnent .
Avec des feuilles et des brindilles arrachées,
Un peu plus en amont.
Toujours au même endroit, bordés d’écume .
On suppose que leur contour, mal défini ,
Correspond, plus bas, à des rochers cachés,
Entre lesquels rôdent des truites .
Le chemin de l’eau se poursuit ainsi,
En plages profondes, où les saules se regardent,
Offertes à la caresse du vent,
Confondant les reflets et le frissonnement du jour .
–
C’est une chanson d’un jour de printemps,
Au murmure liquide, qui a oublié,
La furie des eaux boueuses,
Où des troncs furent emportés :
L’enchevêtrement inextricable de végétaux,
Parfois suspendus à grandes hauteurs,
Comme des vêtements de misère,
Habillant encore des branches.
La rivière palpite, s’enfle ou se dégonfle,
Au gré du menu des saisons,
Ainsi le corps vivant, qui respire
Pouvant rugir ou se taire.
–
L’été de sécheresse, la réduisant
A quelques bras maigres,
Serpentant entre les pierres,
Comme si on en voyait le squelette.
L’étendue du minéral , mis à nu
Et le volume des blocs empilés,
Laisse présager la puissance du courant,
Un instant suspendu, à titre provisoire .
Car au loin fleurissent des cumulus,
Qui pourraient bien, s’ils se déversent,
Donner au cours , un tout autre aspect,
Et marquer la fin du sursis.
–
RC – mai 2015
– photo : Stephen Penland
André Laude – Nous n’habitons nulle part ( Testament de Ravachol )

dessin; street art de Banksy
Nous n’habitons nulle part nous ne brisons de nos mains
rouges de ressentiment que des squelettes de vent
nous tournoyons dans un désert d’images diffusées par les
invisibles ingénieurs du monde de la séparation permanente
retranchés dans les organismes planétaires planificateurs
infatigables du spectacle
nous ne sommes rien nous ne sommes qu’absence
une brûlure qui ne cesse pas nous n’embrassons nulle bouche
vraie nous parlons une langue de cendres nous touchons
une réalité d’opérette
nous n’avons jamais rendez-vous avec nous-mêmes
nous nous tâtons encore et toujours
nous errons dans un magma de signes froids nous traversons
notre propre peau de fantôme
le soleil du mensonge ne se couche jamais sur l’empire de
notre néant vécu atrocement au carrefour des nerfs
nous n’avons ni visage ni nom nous n’avons ni le temps
ni l’espace des yeux pour pleurer trente-deux dents
totalement neuves pour mordre
mais mordre où mais mordre quoi
de fond en comble toutes les chaînes
autour desquelles s’articulent nos chairs nos pensées
d’aujourd’hui
jusqu’à ce qu’elles cassent dans un hourrah de lumières de
naissances multiples
décrétons le refus global
les jardins des délices tremblent et éclairent au-delà
la révolte met le feu aux poudres
taillez enfants aux yeux d’air et d’eau les belles allumettes
dans la forêt des légitimes soifs
taillez les belles allumettes pour que flambe le théâtre d’ombres universel.
(In Testament de Ravachol)
–
–
Wisława Szymborska – De la mort, sans exagérer
Elle ne comprend rien aux plaisanteries,
ni aux étoiles, ni aux ponts,
ni au tissage, ni aux mines, ni à la pâtisserie.
Elle se mêle de nos projets et de nos agendas,
elle a son dernier mot
hors sujet.
Elle ne sait même pas faire
ce qui directement se rapporte à son art :
ni creuser une tombe,
ni bricoler un cercueil,
ni nettoyer après.
Toute à sa tuerie,
elle le fait gauchement
sans méthode ni doigté
comme si sur chacun de nous elle faisait ses gammes.
Plus d’un triomphe sans doute,
mais combien de défaites,
de coups pour rien,
d’expériences à recommencer.
Parfois, elle manque de force
pour frapper une mouche au vol.
Et plus d’une chenille
peut la prendre de vitesse.
Tous ces bulbes, gousses,
antennes, palmes et branchies,
plumages nuptiaux et fourrures d’hiver,
attestent du retard
dans son veule travail.
La mauvaise foi ne saurait suffire,
ni même nos coups de main en guerres et révolutions,
du moins pour l’instant.
Des coeurs battent dans les oeufs.
Les squelettes des bébés croissent.
Les graines en arrivent aux premières feuilles.
et parfois même, aux arbres immenses sur l’horizon.
Quiconque prétend qu’elle est omnipotente
est la preuve vivante
qu’il n’en est rien.
Il n’est point de vie qui,
même un court instant,
ne soit immortelle.
La mort
est toujours en retard de cet instant précis.
En vain agite-t-elle la poignée
de la porte invisible.
Le peu que nous ayons pu
demeure irréversible.
***
Wisława Szymborska Les Gens sur le pont (Ludzie na moście, 1986)
Nabokov, —- la chambre ( 1950)
Grâce au blog de schabrieres ( beauty will save the world ), je me fais l’écho d’un beau texte de V Nabokov
Vladimir Nabokov – La chambre (The Room, 1950)
La chambre que prit un poète
mourant, un soir, dans un hôtel mort
figurait dans les deux annuaires:
celui du Ciel, celui de Perséphone.
Elle avait un miroir, une chaise,
et une fenêtre et un lit,
ses côtes laissaient entrer l’ombre
où la pluie luisait et saignait une enseigne.
Ni larmes, ni terreurs, un mélange
d’anonymat et de malédiction,
elle paraissait, cette chambre,
être l’imitation d’une chambre.
Chaque fois que, subliminale,
une auto déchirait la nuit,
aux murs, au plafond tournoyait
tout un squelette de lumière.
Peu après la chambre m’échut.
Bagnard rayé, cherchant la lampe,
sur le mur je trouvai ce vers:
« Je meurs sans amour, solitaire, anonyme »
au crayon au-dessus du lit.
On eût dit une citation.
Etait-ce une femme affolée de lecture,
Ou un gros homme au cheveu rare?
J’interrogeai l’aimable bonne noire.
J’interrogeai le capitaine et ses marins.
J’interrogeai le gardien de nuit. Obstiné,
j’interrogeai un ivrogne. Nul ne savait.
Peut-être, ayant trouvé l’interrupteur
avait-il vu le tableau sur le mur
et maudit l’éruption rougeoyante
se voulant « érables en automne »?
Dans le meilleur style artistique
de Winston Churchill à son faîte,
ils avancaient en double file
de Glen Lake à Restricted Rest.
Mon texte est peut-être incomplet.
Pour finir, la mort d’un poète,
c’est de la technique: un rejet
parfait, une chute harmonieuse.
Une vie s’était brisée là,
dans le noir, et la chambre était comme
un thorax de fantôme, avec un coeur
mal aimé, anonyme, mais point solitaire.
***