Henri Rode – Le monstre
LE MONSTRE (fragment)
« Je vois le monstre de préférence (et c’est toujours ici de préférence qu’il s’agit) dans l’objet, le légume, le résidu dont on a su d’abord tirer usage, le fruit pressuré et la montre écrasée, pour les rejeter ensuite dans un coin où l’objet, le fruit, la montre, etc., poursuivent leur existence inutilisable.
Prenons ce tas de pelures d’oignons roux laissé au milieu du fenil apparemment oublié de Dieu et des hommes, une humble toison à peine dorée d’un rayon et qui ne donne au préalable aucune impression de protestation ni même d’existence, qu’un distrait pourrait fouler aux pieds, une araignée traverser sans risque, un balai balayer sans remords. Je songe : trop facile de te passer de toi pour expliquer. Et c’est pourquoi je repasse. Je ne veux pas donner dans le panneau.
C’est au contraire avec un grand souci de sympathie que je me penche sur le tas de pelures. Je les fouille, les sens, des monceaux de vers doivent les travailler mais ici mon observation est courte. Je pourrais expliquer la larve plus l’éclosion sans aboutir à aucune satisfaction personnelle. Chercher une ressemblance n’est jamais le fait du hasard mais d’un besoin intérieur, d’un rassurement dirai-je.
Pour me rassurer quant à la destination de ces pelures prêtes à se dissoudre en poussière, il me faut une expérience neuve et définir pourquoi, pourquoi ? Chaque fois que je passais près du tas et quel que fût mon état d’absence une tristesse incompréhensible me prenait, pourquoi tout déchet, tout objet délaissé dans un coin ne me semblait jamais tout à fait fini ni inutile, et pourquoi en fin de compte mon utilité au jour ne me paraissait ni plus certaine ni plus étonnante que celle du moindre objet, pour peu que je descende aux sources de la création. »
Henri RODE in « Cahiers du Sud » n° 293 (1949)
Cécile Odartchenko – Tour de jardin –
extrait de Carnets (Les Moments littéraires, n° 26, 2ème semestre 2011).
Tour de jardin : admiration des pousses de bambous, découverte d’un petit chêne (j’avais planté un gland) et admiration de mon petit palmier.
Les feuilles en éventail ou jupe plissée, les nouvelles feuilles, se tiennent raides en faisceau au centre, c’est magnifique et égyptien, donne envie d’avoir aussi des plantes aquatiques qui ont ce port très fier et très haute couture.
Peut-être proches, parce que les tiges raides et le feuillage précieux, les ancolies doubles, violettes à gauche et rose ancien à droite, elles, ont au moins neuf rangées de pétales, des étamines jaunes au centré de cette houppette penchée vers la terre comme pour les cacher.
Mais le feuillage poilu des pavots d’Orient n’est pas en reste. Des poils dessus et dessous et chaque pointe terminée par une minuscule perle jaune.
Le bouton caché au centre est poilu aussi et ressemble à un gland de sexe masculin. Il en a la grosseur. Que de feuilles pour une seule fleur ! Pourquoi tant de poils ? Est-ce pour protéger la fleur flamboyante, une des plus grosses, des plus luxueuses, mais aussi peut-être des plus fragiles ?
Entre deux pavots, des touffes de grandes marguerites.
Les feuilles ont Pair dures et drues à l’œil, mais sont douces au toucher et bien lisses.
Elles ont un peu de poil très ras et argenté que l’on ne peut voir que sous un certain angle.
II y aura de belles touffes de marguerites un peu partout cette année. Sorties de belles plantes en automne, il y a des petites fleurs blanches que je ne connais pas encore très bien.
Des digitales un peu plus loin sont en train de monter et vont fleurir dans une ou deux semaines.
Une transformation étonnante s’est produite dans mon propre corps, occupé par cette question passionnante. Je suis tout à coup (après avoir été consulter mon dictionnaire botanique sur le divan, après avoir déterré et enterré à nouveau la graine de tamarinier, et après avoir regardé à la loupe la plantule de l’avocat) comme transformée, secouée, réveillée, plus d’impression de chaleur et de combustion lente, mais, au contraire, impression d’être oxygénée comme après la marche ou l’amour.
L’intérêt très vif, pour mes plantes, une sorte de passion qui crée une excitation passagère favorisant tous les échanges vitaux de la plante que je suis.
Étonnant vraiment !
Je respire profondément. Un très léger souffle de brise agite un peu les branches que je regarde, comme si elles me faisaient un signe de sympathie.