Wladyslav Szlengel – téléphone

Téléphone
Le cœur brisé et malade,
l’esprit de l’autre côté,
je me suis retrouvé un soir,
près du téléphone.
Et je pense : ce soir
je vais appeler de l’autre côté
puisque je suis de permanence
au téléphone.
Et soudain je pense : mon Dieu
je n’ai plus qui appeler
mille neuf cent trente-neuf
j’ai suivi une autre voie.
Nos voies se sont séparées,
les amitiés se sont enlisées
et à présent, c’est ça,
je n’ai plus personne à appeler.
Un soir d’automne derrière la vitre
le vent d’automne fonce sur la voie
et je pense je voudrais appeler
mais je n’ai plus personne
Je prends le combiné,
au bout d’un fil piteux,
Je compose un numéro familier,
on répond… c’est l’horloge parlante.
Pardon, me reconnais-tu ?
je demande d’une petite voix.
Il y a des années le sept septembre
avant de me mettre en route,
en disant adieu à ma chambre, à l’aube,
je savais ce qui commençait
et pour la dernière fois
tu m’as dit il est déjà six heures…
Et maintenant, veux-tu me parler,
j’ai des larmes plein la gorge,
dis moi quelque chose, petite horloge…
dix heures cinquante-trois.
Combien de fois ai-je dû unir
ma vie à cette voix tranquille.
– Te souviens-tu, petite horloge ?
– Dix heures cinquante-six.
Dix heures cinquante-six
rappelle-toi — si tu veux —
en mille neuf cent trente-neuf
je sortais du cinéma.
Dix heures cinquante-sept,
pour rentrer j’ai pris le « Zéro »
rue du Houblon, du cinéma Atlantic,
d’un film de Gary Cooper.
Au coin de la rue Dorée,
le crieur vendait le Courrier Rouge,
sur l’asphalte s’allongeaient,
tels des aurores des néons colorés.
Le « Zéro » abordait un virage bien rond
en pénétrant le cœur de ma ville chérie
que dis-tu, petite horloge ?
— Onze heures…
La rue du Nouveau-Monde brillait encore
dans les parcs on se promenait encore
le Café Club était ouvert encore.
— Onze heures trois…
Au Quick des saucisses fraîches et la foule du dîner,
à l’Adria les taxis partaient en trombe,
et Fogg chantait dans le haut-parleur
Les tramways rentraient au dépôt
démarraient ceux de la nuit,
à quelle heure environ ?
– Onze heures quarante-six,
Comme c’est bien de parler avec toi,
pas de dispute, pas de divergences,
tu es, petite horloge, la plus gentille
de toutes les dames que j’aie connues.
Maintenant j’aurai le cœur plus léger
sachant que si j’appelle,
une personne m’écoutera calmement,
même de l’autre côté.
|Je saurai qu’elle se souvient de tout,
qu’un destin commun nous a uni,
qu’elle n’a pas peur de me parler,
et qu’elle a une voix si calme.
Déjà le clapotis des nuits d’automne,
le vent fonçant au-delà des p’tits murs
et nous causons, nous rêvons,
l’horloge parlante et moi.
Porte toi bien, ma lointaine,
il y a des cœurs où rien ne change,
midi moins cinq, dis tu,
tu as raison… — Au revoir alors.
Contes de Noël
des jours trop longs – ( RC )
Il n’y a que des jours trop longs .
Il faut que je m’habitue aux choses ordinaires
celles qui provoquent en duel
des pommes de terre
au fond de mon assiette,
pendant que des oiseaux chantent
à tue-tête, leur refrain.
Les poissons me regardent,
d’un air effaré,
cachés derrière les images
brillantes des magazines.
S’ils le pouvaient, ils me diraient
de surveiller la cuisson
pour que la confiture de brûle pas.
Mais, comme chacun sait,
les poissons restent muets,
surtout quand ils sont plats,
aussi plats qu’une photographie peut l’être.
Le téléphone sonne toujours par erreur:
il n’y a jamais personne au bout,
ou c’est simplement que personne
( en personne appelle )
mais n’a pas encore trouvé de voix
qui lui convienne.
Il y a des tas de journaux dans un coin
qui me disent les évènements trépassés,
car ce sont des nouvelles qui datent
d’au moins trois ans .
Je cherche à l’intérieur des messages cachés,
car quand on m’écrit, même en caractères d’imprimerie,
c’est qu’on s’adresse à moi.
Je n’ai trouvé rien de spécial
qui me sortirait de ces jours ordinaires.
Je comptais trouver des sourires,
mais à part ceux des dames des publicités,
aucun ne m’est parvenu .
Alors les jours s’alignent,
quelque part dans l’existence,
sur une seule ligne
si mince, qu’on ne la voit pas,
et je fais de l’équilibre dessus.
De bonnes idées me viennent,
tiens, je pourrais en faire un poème,
mais je n’ai pas fait assez attention
à ce que me disaient les poissons :
la confiture a brûlé
pendant que j’écrivais.
C’est donc à mettre au rang des choses ordinaires,
à moins que vous pensiez le contraire .
Tiens quelqu’un m’appelle,
mais il n’y a toujours personne
au bout du fil.
De toute façon j’ai l’habitude
des évènements quotidiens
qui n’en sont pas,
les journaux sont là pour le prouver
les poissons ne me contredisent jamais.
Comme le téléphone, toujours muets.
Jean-Claude Pirotte – la dame et le dentiste (extrait )
en revanche il est vrai
que les poèmes philosophiques
ont bonne mine et que
le poète couronné
par une calvitie précoce
est nourri de soupe à l’oignon
de fromage de tête et de
cervelle d’agneau (mystique)
c’est un auteur qui ne répond jamais
au téléphone et qui dort
d’un œil de chat jusqu’à midi
or le poète va chez le dentiste il montre sa dent au dentiste elle est joliment emballée dans du papier de soie
le dentiste dit : je vois ce n’est rien mais tout de même deux précautions valent mieux qu’une nous allons procéder à la petite radiographie de contrôle est-ce douloureux ? non ce n’est pas douloureux posez-vous là tenez la dent bien droite et serrez fort voilà c’est fait, merci dit le poète de rien dit le dentiste combien je vous dois ? revenez la semaine prochaine avec votre dent on verra