Ce n’est pas ici que s’arrête la rivière – ( RC )

photo roc Calascio – Abruzzes Italie
Sur la forteresse noire
que garde la montagne amère
se succèdent les guetteurs
qui ne regardent pas les oiseaux,
se moquant des frontières,
libres comme l’air.
Les murs sans joie
sont si hauts
qu’ils découpent le ciel,
comme avec un couteau.
Mais l’air se referme aussitôt,
compact dans sa jupe claire -.
Le temps a plus de chance,
il ne se laisse pas arrêter,
il ne franchit pas de portes
comme l’eau de la rivière.
Elle , qui reflète aussi bien le soleil
que les étoiles mortes,
dans le flux continu
des heures.
Les guetteurs l’ont perdu de vue
au creux des bras touffus
de la forêt de la plaine.
La matin contourne avec elle
les rochers,
et ne s’arrête qu’arrivé
au bord de la mer
pour reprendre haleine.
Les murs sans joie
ne renferment que de la haine
et une puissance illusoire
qui s’éteint quand le jour décroît,
absorbée par la nuit,
mais ce n’est pas ici
que s’arrête la rivière.
RC oct 2022
Aytekin Karaçoban – Pourquoi –

Pourquoi Pourquoi mon désir s’accroit-il, juste au moment de tailler la vigne, d’apprendre au temps de t’écrire, de déployer un chemin de rêves sous ses pieds pour qu’il apprenne aussi à ne pas se contenter seulement de sa science de traverser le réel ? Pourquoi pas, par exemple, juste au moment où je glisse ma voiture entre deux lignes dans le parking ou bien au moment où je saisis le sourire forcé de la vendeuse chez le boulanger ? Pourquoi fondent les notes, se tendent les voix les heures deviennent lierres dont les fibres tressent des cordes quand j’attends une mélodie valable de l’opéra à trois sous de la vie ? Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule, de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire juste au moment où mon pied glisse sur la marche et pourquoi pas quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux les canons à eau déployés en plein hiver pour repousser des migrants qui tentent de traverser la frontière ? Je fais semblant comme si ces heures n’existaient pas comme si tu n’étais pas mon abri, mon refuge, mon sauveur juste au moment où mon pied touche le sol. Ma mémoire devient l’attrape-guêpe. Partout le brouillard.
Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée
Recours au poème (6/11/2022)
.
Des clefs pour compter les minutes – ( RC )

As-tu toutes les clefs pour compter les minutes,
les changer en années ?
Les heures sont de retour.
Ce sont peut-être les mêmes qui reviennent,
si, comme le pense Patti, il n’y a peut-être,
ni passé, ni futur. Juste un passage,
un éclairage, passant de l’ombre à la lumière,
ainsi le soleil, qui réapparaît
après s’être dissimulé derrière un nuage.
En chevauchant une parcelle de temps,
tu n’en perçois qu’une étincelle,
pas ce qui en est à l’origine,
ni sa courbe dans l’éternité.
Juste un soupir,
dont nous gardons un instant
le souvenir.
—
variation sur Mr Train ( écrit de Patti Smith )
Jean-Michel Espitallier- Land (Appoggiature)

.
Vous reveniez de contrées fort lointaines.
Dans vos regards, le long ruban des régions traversées
montrait des choses mal connues.
Ç’avait été un pays de manufacturiers bossus.
Le chiendent des prairies masquait un peu l’emplacement
de très anciennes villes (on distinguait les traces d’un clocher ;
des viaducs, des tourelles, des mâchicoulis effondrés
dormaient au fond d’un lac).
Sous les joncs, quelqu’un avait trouvé des cheminées d’usines.
Des claies abandonnées vibraient dans les plis d’un talus.
Vous nous parliez aussi d’anciennes plâtrières, d’un four à chaux,
d’une fabrique et de quatre ou cinq forges refroidies.
Des vents charriant des odeurs de bassins et de planches
rembourraient tous les bruits.
Les forêts sentaient la rouille et le carton humide.
Près d’un lavoir, des bêtes étaient venues se rafraîchir.
Vous certifiiez avoir vu dans la vase l’étreinte
de leurs griffes.
La marquise d’une gare, des pendules, une armoire crevée
s’enfonçaient lentement sous des haies de mûriers.
Comme vous traversiez un long champ de rhubarbe, quelqu’un
dans l’équipage avait montré du doigt
des choses un peu particulières.
Vous ne nous dîtes rien à leur sujet.
.
Ponts de Frappe
Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne
Reiner Kunze – le tilleul

Le tilleul
Nous l’avons planté
de nos mains
Maintenant nous renversons
la tête
et déchiffrons sur lui
ce que tout au plus
il nous reste de temps
Comme s’il avait un pressentiment, il emplit
pour nous le ciel de fleurs.
——
Die Linde
Wir pflanzen sie
mit eigener hand
Nun legen
den kopf wir in den nacken
und lesen ab an ihr,
was uns, wenn’s hoch kommt,
bleibt an zeit
Als ahne sie’s, füllt sie
den himmel uns mit blüten
Reiner Kunze, Nuit des tilleuls, traduction de Mireille Gansel & Gwenn Darras,
Jacques Ancet – Courbe du temps –

souvenons-nous toujours de la lumière sur les fleurs roses du pêcher de la lenteur des gestes une main sur un front de la lenteur des choses cette lenteur terrible de la vie comme une boucle qu'on dénoue
Courbe du temps – 1971-1972 ( épuisé)
voir les blogs de Jacques Ancet :
http://jacques.ancet.pagesperso-orange.fr/textes.htm
Vole la poussière des sentiers – (Susanne Derève)

Vole la poussière des sentiers,
la mer est au bout du voyage
battant et rebattant les cartes du temps,
offerte aux pluies d’été
au crépitement de l’averse,
à son frileux masque de brume.
Dans la soudaine échappée de lumière,
l’ombre s’altère,
le fil des pierres heurte le pas,
et le pas cherche en vain
l’empreinte d’autrefois …
Seule la mer sait rebrousser chemin,
ciseler le temps avec une précision
de métronome,
imprimer à l’estran le va et vient du flot,
épouser chaque pierre
de son baiser de sel
Vole la poussière des sentiers,
les mots modèlent en vain
la pâte du silence,
l’argile grise des jours enfuis .
La mer seule dit l’absence
Francis Blanche – Toi que voilà –

J'ai tout donné au soleil sauf mon ombre... Guillaume Apollinaire
Laisse couler le temps sous les doigts de l’horloge... J’ai bu l’oubli dans un verre brisé... Le lustre semble un grand chagrin cristallisé et l’heure - ô l’heure!... - est un miroir qui m’interroge... Chaque date est un anniversaire oublié et - souvent sans que tu le saches - au creux de chaque jour se cache un souvenir... presque un regret si n’est brisé le lien secret par lequel tout à tout s’attache... Et c’est par vagues que revient l’image des hiers si proches... si lointains! Le nez collé à la fenêtre tu regardes tomber la neige... Tout autour montent les maisons.. Te voilà marchant à tâtons dans les souterrains du collège. Je te retrouve même dans l'arrière-salle d’un bistrot (le dôme Saint-Paul... te souviens-tu ?...) pendant la classe de philo, tu manges des croissants avec un café crème... et Claude, qui veut être avocat, te parle en son langage des droits contractuels issus du mariage... Dans un auditorium où luisent des « silence » te voilà devant un micro qui broie tes mots et qui les lance aux quatre vents de la France... Puis par un matin de fin août quelqu'un que tu aimais bien sans le savoir, est mort tout à coup... Un soir d'été, tu quittes toutes les choses familières... À l'horizon, une mitrailleuse s’exaspère... Et le pays se plie en deux comme une porte à glissière Te voilà filant à soixante à l’heure derrière un camion où rient des aviateurs qui n'ont plus leurs avions... Ils mangent du jambon rose comme l'aurore. En trombe on traversait Rabastens-de-Bigorre... Tu as laissé dans un vallon de la Dordogne un peu de ton espoir, de ton sourire... Il pleut... Un autogire t’a sauvé la vie près de Périgueux. Te voilà rédacteur d’un journal comme il faut où les linotypistes ont tous un pied bot - et chaque jour, ciseaux en main, vers midi tu fais de la dentelle avec les quotidiens de Paris... Et le temps passe... ton destin se joue sur les rythmes d’automobiles ou de trains ... et puis, volant partout comme des papillons de flamme, tous ces regards tendres de filles femmes... Qu’ils soient rieurs ou tristes, gais ou mélancoliques, ce sont les reflets des instants qui sont gravés tout entiers dans le temps... Quels qu’ils soient, ne les renie à aucun moment car tous ces souvenirs ne te trahiront jamais... Ils seront toujours là comme ils étaient... ... et même celui-là... ce regard presque bleu ces cheveux presque blonds, ce rire presque triste... comme un roman mort-né qui se mélancolise, tout cela a la douceur des espoirs pas tout à fait perdus... et c’est tout ce qu'on demande aux reflets des miroirs... Le souvenir, ce n’est qu’un regret apaisé qui vient flotter comme un parfum de sauge... Laisse couler le temps sous les doigts de l'horloge... J ai bu l'oubli dans un verre brisé...
Francis Blanche
MON OURSIN ET MOI
Le Castor Astral
Michel Foissier – un pressentiment rongé par la fuite du temps

avaler un sandwich un demi pression un café
laver les pieds des morts avant le petit jour
se coucher enfin parmi les débris de vaisselle sale
parmi les pétales de fleurs fanées comme si la torture n’était qu’un mauvais
à passer
un pressentiment rongé par la fuite du temps
une promenade à petits pas de laine grise
sous les ponts la richesse se consomme à la va-vite
les doigts des amourettes construisent des plaisirs de bouts de ficelle
toute blessure se limite à l’impossible
entre pompes à essence et supermarchés
chaque chose en son temps rappelle-toi
il faut agir de nuit dans les odeurs acides du sommeil
substituer l’acte à l’intention
penser la mort comme une étincelle
il est comme quelqu’un qui renoue ses lacets
il dit qu’il attend et qu’il choisit pour cela cette version obscure du monde
il dit qu’il paye la faute de vivre ainsi en équilibre
et que le refus est écrit dans la peur
et que la peur est son testament
il est armé et le geste s’accompagne du cri d’un jour nouveau
et la lune s’est usée dans le grand cercle de la nuit
et puis occupé par les menus travaux de la guerre il attend dans le fantôme du vent
et son geste est très grand
personne n’est dans le camp de personne et
seul il imite le hurlement de la nuit
comme un cheval sellé qui ne sait encore rien de la course
ni du marchandage de la main et des jambes
en ces temps on disait la révolution
et l’âme des peuples était invisible
elle se cachait dans le secret des caves et ne sortait qu’à minuit
il pense que si sa tête éclatait il serait là à ramasser les morceaux à quatre pattes sur
le goudron de la nuit
il pense à ces kilomètres de mots
à ces lignes appliquées à l’encre violette
et qui ne touchent jamais la barrière du ciel
ni le sable bleu des déserts ni le souffle
ni ces petits riens de carton-pâte
l’habitude nous fait vivre à un millimètre de nous-même
dans la posture accroupie de la femme qui lave le linge à la rivière
de l’histoire nous ne savons que la calomnie
ici les murs nous font la grâce d’une lecture
aveugles nous déchiffrons les impacts de la fusillade
et le film est projeté en plein cœur
les acteurs sont soumis au grain de la maçonnerie
marionnettes ou créatures de rêve
une cérémonie à couper au couteau
le bétail s’allonge dans la manigance des corps
les hommes dorment les femmes dorment les enfants dorment
les chiens urinent puis grattent le bois des portes avec
des ongles malpropres
elle est assise dans l’ombre
il dit donne-moi tes mains j’en ferai bon usage dans
les giclées du soleil dans
les chuchotements du sous-bois
il connaît cette peur de granit cette trahison minuscule
demi-sel un char d’assaut quelque chose comme une prison qui s’avance
un bruit de métal frappé dans la fatalité du sang
Amina Saïd – deux parenthèses ne font pas un cercle

Deux parenthèses ne font pas un cercle
et n’ont rien de définitif
puisqu’elles s’ouvrent et se ferment
comme une porte à laquelle frapper
ou encore les paupières et la bouche
d’un homme ou d’une femme qui parle elles sont simplement les cils de nos yeux
quand ils regardent le monde ou deux ailes
pour s’envoler au-delà de la page
de même les aiguilles des horloges
ne sont pas des flèches
et ne savent pas rejoindre la cible
ni ne sont le bec d’un oiseau
mais elles consentent à la séparation
du temps et du fleuve
car le temps tout entier présent
en chaque instant ne se laisse pas
enfermer dans une boite
il coule comme la lumière ou le sang
sur les feux de la terre
Amina Saïd – chronique des matins hantés (ed du petit véhicule)
on peut avoir plus d’informations sur cette auteure en allant sur « mots à la ligne », d’où est extrait ce texte
Aytekin Karaçoban – Torrent

.
Je suis un torrent qui court pied nu. Mes
instruments affolés recèlent les tempêtes.
Prends-moi dans ton lit, sinon seule ma part
destructrice pèsera.
Le temps… mon hôte inattendu, au visage
multiple, est ce portrait ne tenant plus dans le
cadre.
Prends-moi dans ton lit, sinon il cognera sa
tête contre les pierres.
Prends-moi dans ton lit, pour ne pas
retourner à la source.
.
Images instantanées
édition bilingue
Le bruit des autres
Cacophonie – (Susanne Derève)

–
Cacophonie de chants d’oiseaux :
ce matin comme chaque matin ils occupent tout l’espace sonore
se répondant d’arbre en arbre , de gouttière en gouttière :
rougequeue, mésange, fauvette
et le vol affairé des hirondelles picorant miettes et rameaux
–
Le va et vient obstiné des fourmis sous la fenêtre que je déjoue
d’une brindille comme on dévie le cours d’un ruisseau
–
Vient l’heure où le lézard furtif , pointant son oeil inquiet
rejoint les pierres chaudes , se risque à laper d’une langue hâtive
une flaque déposée par la nuit.
–
Tandis que le concert des oiseaux s’apaise ,
c’est un long bourdonnement qui monte dans la chaleur :
le chant de basson des insectes saturant le silence.
–
Au sol l’ombre chemine . Heures indolentes ,
les jours ne passent pas ici , ils nous charrient
comme un long fleuve érodant monts et vallées,
à l’échelle d’un temps démesuré
qui polit doucement causses et dolines ,
croque le calcaire d’une dent gargantuesque
sous nos yeux de petits poucets .
–
Edouard Glissant – La nuit à peine mue –

LA NUIT A PEINE MUE, elle mi-close, elle surprend
L’humus : la part de moi qui s’acharne, s’inquiète et crie
Le temps remue de douces ailes, c’est le drap des songes
Tendez-le sur la mer, qu’il apaise, qu’il dissimule.
Il crie: Vous n’êtes que furies sur l’abord de la côte.
Questions voraces, faims, et traces d’oiseaux fous.
(Gabelles.)
Poésies 84
Janvier Février 1984
Revue Bimestrielle dirigée par
Pierre Seghers
Jean-Claude Pirotte – la mer ne dort pas

Vous avez remarqué dit-il
que la mer ne dort pas
elle est depuis toujours sujette
à l’insomnie c’est le vieil
Hésiode qui l’observe
la mer et moi nous ne cessons
de nous défier sous le ciel noir
quelquefois je joue à l’aveugle
au paralytique je joue au mort
elle en profite pour répandre
du sable et du temps sur mon corps
Gustave Roud – campagne perdue

Sépare-toi de ton double endormi, quitte la chambre du Temps,
le seuil débouche dans une perle!
Nacre et nuit, l’espace gris et rose s’irise et tremble au seul battement de ton désir.
L’espace devient couleur de ta pensée. Tu peux choisir.
L’aube? Le ciel miroite aussitôt comme un ventre de truite.
La nuit d’août? Ce grésillement d’étoiles tout à coup sur le lac d’odeurs
où fermente le vin des roses mortes.
Décembre, si tu veux… La fontaine, sa voix d’été perdue,
coule sans mot dire sous les glaçons,
louche rappel des grelottants réveils d’adolescence.
Tu peux marcher dans l’herbe, dans la neige, cueillir une fleur,
une pomme au jeune pommier Lebel, mâcher le miel des premières violettes
en chassant d’un claquement de mains le corbeau d’octobre
noix au bec à travers l’essaim des feuilles jaunes.
Tu désires l’orage – et l’éclair fend d’un fil de feu la suie et l’argent des nues.
L’étendue n’est qu’un chatoiement du possible autour de tes mains et de tes lèvres.
Murmure pluie! et les molles flèches de l’averse ruisselleront à tes bras nus.
Ta main debout – le soleil flambe aux croupes fumantes des collines…
Tu es le maître de l’espace et le Temps n’est plus pour nous deux
qu’un présent inépuisé.
GR –Une solitude dans les saisons
Norge – Théâtre
photo Simon Gosselin pour le théâtre des Célestins – Lyon « La vie de Galilée »
—
Un seul personnage dans cette pièce : le silence.
Il est immobile.
Soudain, un second personnage : le temps.
Immobile aussi.
Et pour tout dire : assommant
On entendrait se moucher un voleur.
Et c’est alors qu’entre l’Ennui, gesticulant grimaçant
comme un fantoche pour amuser enfin les spectateurs.
Jacques Borel – les images
peinture: Arnold BÖcklin avec la mort violoniste
Je ne peux pas grand’chose lorsque s’abat sur moi
La grande faulx noire et dorée de la mélancolie,
Seulement ployer un peu plus bas l’échine, ou supplier
De se taire dans la combe la plus obscure du cœur où ils se sont réfugiés
Ce groupe d’aïeux qui se retournent et chuchotent
Comme des soldats frissonnants sous une couverture
Et dont je n’ose pas surprendre les secrets conciliabules;
Retenir un instant cette main, et c’est celle de mon père,
Qui voudrait approcher de la table de jeu
Et poser encore un peu d’or sur le tapis;
Convaincre doucement ma mère de rentrer,
Qu’il n’y a plus de messe à l’église des fous
Et qu’aucun noyé ne l’appelle du fond de cette eau où elle se penche.
Peut-être pourrais-je refuser de reconnaître
Ce sourire d’amer plaisir que j’ai déjà vu sur d’autres bouches,
Ou ce geste de l’épaule qui tremble et ploie
Quand la vague d’un autre corps va la recouvrir de son ombre
Et la rouler sur un lit d’algues où elle retrouvera soudain
La même face confondue de la mémoire et de la solitude.
Dire non, mais puis-je aussi
Dire non à cet enfant dans son lit
Qui murmure à la mort des mots de fiançailles
Et il me semble qu’il ne s’est pas endormi depuis,
Qu’il est là depuis toujours, à tenter d’apprivoiser
Le sommeil aux mains de sable
Les larmes de Peau-d’Ane encore sur son visage
Et la lune sur la vitre qui survit à ses songes.
— Ô images, plus indestructibles que les choses !
Grandes banderoles à jamais accrochées aux façades !
Vous me cacherez jusqu’au bout les profondeurs des fenêtres,
Les gestes, les colères et le tendre recul
Des êtres qui respirent à leur tour dans les chambres;
Le vent qui vous arrachera me balaiera avec vous,
Je vous sentirai encore collées à mes paupières,
Et, dans la déchirure,
La même lampe continuera d’éclairer pour moi
La même marge obscure et infranchissable du monde
Découpée une fois par les ciseaux du temps,
La maison refermée sur les terreurs du jour,
Ce salon vide, cette porte, et sur le mur
Cette figure lentement qui se confond avec sa robe
Et qui en a fini désormais de ressembler à personne.
Angèle Paoli – une part d’ombre
peinture: Edvard Munch » Starry night »
.Viendra un jour où la beauté du ciel
se dérobera à ton visage
la part d’ombre qui gît en toi
envahira l’espace clos de ton regard
quels sourires papillons de nuit dernières lucioles
volèteront sous tes paupières closes yeux éteints
retenir le temps entre tes doigts ne se peut
il va
pareil à l’eau du torrent qui roule vers sa fin
bolge de remous
où se mêlent les eaux
Pierre Albert-Birot – La pendule

Marc Chagall – le matin du monde
Au plus bas de l’hiver dans le creux de la nuit
Las d’avoir l’œil ouvert tu peux quitter l’été du lit
Et venir te pencher sur le Temps
Cherchant à la myope au bord du cadran blanc
Les aiguilles et les lettres aux petits éclats d’or
Elles vont te dire avecque la divine indifférence
Qu’il est trois heures du matin
Et te voici tout ému qu’elle ne soit pas arrêtée
Tellement tu la vois moulée dans de la solitude
Comment son cœur a-t-il la place de faire un’deux
Une pendule est sans doute pendule
Jusqu’à la pointe du balancier
Pendule qui tient à son honneur est toute entière
Au souci de compter
Beau chanteur
Quand il arrive le jour voudrait la séduire
Pour la distraire et la voir enfin se tromper
Mais pendule est vertu même
Et la belle a juré fidélité au Temps
Rude amant
Qui saura jamais pourquoi elle reste ainsi
Collée au vieux
Par amour
Ou pour le rendre ridicule
Ou pour ne pas être seule au monde
Poésie 1938-1939
LA PANTHERE NOIRE
Rougerie
Dérive – Susanne Derève

Pierre Bonnard – Le Cannet
Rouge bruyère du désir
Bleu pers des mers errantes
Sur le vert profond des rivières
glisse ma barque lente entre tes bras noués
barque légère
Est-ce cette dérive qu’on nomme bonheur
une fenêtre ouverte un lit défait
quand la course des heures
n’est plus un temps qui fuit un futur
imparfait un canevas qu’on file et défile
à regrets mais une tendre ivresse
qui rachète l’absence
Alors j’habille l’aube avec les ors du soir,
ceux que tu chantes, que j’imagine de très loin
tirés par l’aile rase d’un oiseau de nuit
avant que ne s’abîme l’horizon dans la lueur
du premier phare ou dans un fin rideau de pluie
cette pluie souviens-toi
elle ruisselait ardente sur Paris
et nous nous ruisselions de vie
Guillevic – Carnac
( extrait de la « suite » Carnac )
provenance photo sites historiques d’Ecosse
–
Mer du pêcheur,
Mer des navigateurs,
Mer des marins de guerre,
Mer de ceux qui veulent y mourir.
Je ne suis pas un dictionnaire,
Je parle de nous deux
Et quand je dis la mer,
C’est toujours à
Carnac.
Nulle part comme à
Carnac,
Le ciel n’est à la terre,
Ne fait monde avec elle
Pour former comme un lieu
Plutôt lointain de tout
Qui s’avance au-dessous du temps.
Le vent vient de plus bas,
Des dessous du pays.
Le vent est la pensée
Du pays qui se pense
A longueur de sa verticale.
Il vient le vérifier, l’éprouver, l’exhorter,
A tenir comme il fait
Contre un néant diffus
Tapi dans l’océan
Qui demande à venir.
Chevalet triste – ( RC )
peinture: Alice Rotival – Chinghetti 2012
C’est cet endroit
suspendu dans le temps
qui semble se refermer dans le sommeil ,
où la poussière se dépose
lentement
et finit par tout recouvrir .
L’atelier est désert
depuis la mort du peintre.
Il y a encore des tubes
aux couleurs incertaines .
Ils voisinent une palette éteinte,
quelques pinceaux raides,
et une ébauche qui attend depuis longtemps
sur ce chevalet triste .
Les odeurs de térébenthine
ne sont qu’un lointain soupir .
Vernis fossilisés,
essences évaporées,
tout est déserté ,
sauf les toiles d’araignées
ayant occulté complètement
les fenêtres de l’atelier .
Le deuil se pare d’un voile épais,
juste propice à l’attente .
Le silence même
est à l’image de ces insectes ,
desséché, vide de sa substance
prisonnier de l’immobilité .
Le sommeil de la peinture
aux gestes arrêtés, voué à l’éternité .
–
RC- juin 2019
voir aussi une parmi les nombreuses aquarelles de David Chauvin
Tristan Tzara – Le temps laisse choir de petits poucets

Alexandre Calder – composition au papillon
le temps laisse choir de petits poucets derrière lui
il fauche les fines molécules sur les prairies d’eau
il dompte les poches d’air traverse leur jungle
il coupe le ver de la vague et de chaque moitié
s’illumine un papillon
dans le volcan il se faufile le long d’une note de
violon
il boucle le cours filant du verre dans les fines heures
de transparence
là où nos sommeils bousculent la chantante nourriture
de lumière
L’Homme approximatif
Poésie/ Gallimard
Traces de l’or du temps – ( RC )
J’ai cherché trop souvent
les traces de l’or du temps.
Un temps en éternelle fuite,
qui se pose sur les fleurs,
– juste une légère trace :
de la lumière, de la couleur.
Ce sont ces pépites
qui s’effacent
quand l’hiver les rattrape:
l’or du temps est insaisissable :
comme s’envole le sable
avec le vent
– qui , lui aussi , m’échappe…
–
RC – avr 2019
–
voir la phrase d’André Breton » « Je cherche l’or du temps »
dont MChr Grimard a fait cette variation
Petit astre – ( RC )
dessin J Pierre Nadeau
Je joue à cache-cache avec la nuit,
je disparais quand elle arrive,
car elle étend des draps noirs,
pour que la terre se repose.
Moi, je continue de l’autre côté
sans jamais me lasser,
Vénus et les autres voudraient s’approcher,
et se dorer à mes rayons,
mais comme on le sait les planètes
attendent qu’on les invite,
et patientent sur leur orbite ,
à chacun leur tour .
Ça fait partie du protocole,
que chacun reste à sa place
car jamais je ne m’ennuie
ni ne me lasse
car mes voisins de galaxie,
m’envoient des messages codés.
Je ne sais jamais trop où ils sont
car l’espace se distend :
quelques années-lumière,
le temps que leur message arrive,
il faudrait que j’étudie leur trajectoire,
en tenant compte des trous noirs.
C’est beaucoup trop me demander,
Je me contente de rayonner,
et de plaire à ces dames:
je joue de toutes mes flammes,
tire des traits entre les étoiles
( c’est déjà pas mal ) !
Pas trop loin il y a la terre ;
– je ne fais pas mystère
de mes préférences – ,
alors je lui fais quelques avances,
bien qu’une lune soit sa voisine,
mais à part quelques collines
elle est plutôt déserte,
aussi c’est en pure perte
qu’elle étale des cratères,
qui franchement manquent de caractère:
( une sorte de boule de poussière
qui ne devrait pas beaucoup lui plaire ).
Par contre sur ma planète, je vois et des prairies,
des fleuves, des fleurs et des forêts,
dès que je suis levé, je fais des galipettes,
je dors quand j’en ai envie,
et tire une couverture
en ouates de nuages .
Mon voyage est silencieux,
il illumine tout ce qui se trouve
sur son passage ,
et je prends un certain plaisir
à lancer des rayons
vers ce qui semble être vide .
Rien ne se perd pourtant,
car j’en reçois d’autres
qui me parviennent .
Le temps n’a pas d’importance.,
il se recourbe, ainsi , à chaque fois
je renais à l’infini…
–
RC – avr 2019
une épaisse nuit à l’intérieur de la terre ( RC )
mains négatives: grotte de Roucadour
Sous nos pieds,
à l’intérieur de la terre,
de l’épaisse nuit
ce sont peut-être des regrets teintés de noir,
où , dans les profondeurs souterraines
les cavernes se font,
creusant le silence d’une paix de ténèbres .
Et la roche suinte
d’un goutte à goutte lent, régulier,
marquant l’éternité du temps,
qui finit par la dissoudre,
en faire des cathédrales
aux statues pétrifiées,
ignorant celles des saints .
Personne n’y prie
et appelle de soupirs .
Pas d’âmes affligées
pleurant d’anciens amours,
et pourtant jaillissent
des larmes en cristaux
durcies par l’attente.
Il est loin aussi, le temps
où les hommes se rassemblaient
à l’abri des grottes,
autour de braises fumantes,
espérant survivre aux lendemains,
en peignant sur les parois
l’espoir des trophées de chasse .
Ils ont prolongé leur présence,
traversé des millénaires,
et toujours en silence,
leurs mains négatives
tâtonnent , inscrites sur la roche
à l’obscurité sans écho
qui se prolonge jusqu’à nous .
–
RC – juin 2018