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Articles tagués “temps

Gabriela Mistral – Intima


Toi, ne me presse pas les mains.
Il viendra le temps immuable
où le reposerai, les doigts entrelacés
pleins d’ombre et de poussière.

Et tu diras alors : Je ne peux
t’aimer car déjà ses doigts
se sont égrenés comme des épis mûrs.

Toi, ne baise pas ma bouche.
Il viendra l’instant plein
de lumière déclinante où je serai sans lèvres
sur un sol moite.

Et tu diras :  » Je l’ai aimée, mais je ne peux
plus l’aimer maintenant qu’elle n’aspire
plus le parfum de genêts de mon baiser ».

et je serai oppressée en t’écoutant,
et tu me parleras aveugle et fou,
sur ma main sera sur ton front
quand mes doigts se briseront,
et mon souffle sur ton visage plein
d’angoisse quand il s’éteindra.


Car c’est ta voix que j’ai reconnue – ( RC )


Dessin Victor Brauner

Le temps se dénoue
quand s’élance
le chant de l’oiseau .
Il m’est revenu,
chante pour moi
une mélodie neuve
qui , pourtant ,
ne m’est pas inconnue ;
c’est par ta voix
dans un arbre lointain
que s’effacent les doutes
pour la clarté la plus sereine.
Cet arbre est en moi
il étire ses branches
jusqu’à peut-être
te frôler.
Alors point n’aurai chagrin,
de ton corps disparu,
car c’est ta voix
que j’ai reconnue.

( variation » réponse  » sur le poème 4 de 1854 d’Emily Dickinson )


« Pas le temps » – ( Susanne Derève) –


Femme à la cigarette – Laurent Delhourme –

.

Ça crie, ça crie dans la rue

« Pas le temps, pas le temps ! » .

.

Silencieuse et grise,

tu tires frileusement une dernière bouffée de ta clope

dans l’encoignure d’une porte silencieuse et grise,

avant de rejoindre d’un pas traînant celui

qui de ses bras trop courts

mouline impatiemment le vide

et crie vers toi :

« Pas le temps , pas le temps ! ».

.


Rainer Maria Rilke – Le livre d’heures –


.

_ Tu vas et viens. Les portes se referment

avec plus de douceur, et sans un souffle presque.

Tu es de tous le plus silencieux,

qui vont par les maisons silencieuses.

.

On peut si bien s’habituer à toi

qu’on ne relève plus les yeux du livre

quand ses images s’embellissent,

bleuissant sous ton ombre ;

car les objets te font écho sans trêve,

mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.

.

Souvent quand je te vois en songe

se multiplie ta stature totale ;

tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils

et je suis la ténèbre et la forêt.

.

Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle :

de tes nombreux essieux obscurs

sans cesse il en est un qui redevient plus lourd

et se tourne un peu plus vers moi,

et mes travaux consentants croissent

de retour en retour.

.

.

Le vent du retour

traduit par Claude Vigée

Arfuyen


Encore – (Susanne Derève) –


(photo perso )

Encore dit la pluie, encore me dit le vent
et leur plainte
dans les rameaux de cendre de l’hiver,
dans le lit assoiffé du torrent sonne
comme un long cri où s’éboulent les pierres.
 
Roses fanées de Décembre : les doigts du givre
ce matin façonnaient leurs corolles sèches
de délicates enluminures.
C’est ainsi le temps s’emploie à nous duper.

La main d’où volait la semence des blés,
le geste auguste : ensevelis, abandonnés
aux strates de l’oubli, à leur sceau blanc
de neige ensommeillée.
 
Au long des prés, les passereaux volages
désertent les sentiers.
Mais les miens, mes moineaux égayés,
je leur tiens au chaud un nid de paille
sous la grange.
Pour peu qu’ils y reviennent, je chanterai
leur louange, encore. 

 


Abdelkhebir Khatibi – Etoiles du jour étoiles de la nuit ( 1ère partie)


Etoiles du jour étoiles de la nuit
Votre éclat est-il le garant de notre serment ?
De notre beau secret sur sa fleur vocale ?
Et qui peut m’assurer que l’illusion ne s’est pas évanouie ?
Ou que le vertige du litige n’est pas en instance
Dans la caresse d’aujourd’hui que tu nous prêtes ?
Va et viens dans le cycle de l’Aimance
Je te passe l’anneau au centre du cœur
Ce qu’il reçoit de noblesse et de grâce
Ne l’avons-nous pas risqué en sa pensée la plus légère ?
Qu’avons-nous rassemblé dans l’ivresse de l’irréel ?
Chante-moi la forme du Nom sous sa parure transparente
Mais à l’oubli du temps ajoute la moindre blessure
Nous habitons d’heure en heure une jouissance passagère
Et ce que j’en retiens je le pense tout bas dans son rythme
Peut-être sommes-nous allés trop loin dans l’insouciance
Laissant au temps la mesure de la dispersion
Nous sortons du rire de l’enfance et de ses voyances
Es-tu ma maîtresse ? mon élue ? mon amie du bel âge ?
Lorsque j’entre dans ce lit surpris par son orgasme
Je me demande vers quelle distance le corps appareille
Vers quelle contrée qui nous défende de nous égarer
Dans la déraison d’un sentiment si tôt chancelant ?


Mireille Podchlebnik – Passante


peinture : Markus Lupertz musée d’art moderne de Paris

Je ne suis que passante

La passante du rêve

La passante d’un soir

La passante du désespoir

Sur la feuille volante

J’existe et je n’existe pas

L’écriture s’efface sans laisser de traces

Comme un écho à travers le temps

Illusion

Je partirai un jour à pas de loup sur le chemin.

—————

( texte de 2008 extrait de la revue « Comme en >Poésie »


Ce n’est pas ici que s’arrête la rivière – ( RC )


photo roc Calascio – Abruzzes Italie

Sur la forteresse noire
que garde la montagne amère
se succèdent les guetteurs
qui ne regardent pas les oiseaux,
se moquant des frontières,
libres comme l’air.

Les murs sans joie
sont si hauts
qu’ils découpent le ciel,
comme avec un couteau.
Mais l’air se referme aussitôt,

compact dans sa jupe claire -.

Le temps a plus de chance,
il ne se laisse pas arrêter,
il ne franchit pas de portes
comme l’eau de la rivière.

Elle , qui reflète aussi bien le soleil
que les étoiles mortes,
dans le flux continu
des heures.

Les guetteurs l’ont perdu de vue
au creux des bras touffus
de la forêt de la plaine.

La matin contourne avec elle
les rochers,
et ne s’arrête qu’arrivé
au bord de la mer
pour reprendre haleine.

Les murs sans joie
ne renferment que de la haine
et une puissance illusoire
qui s’éteint quand le jour décroît,
absorbée par la nuit,

mais ce n’est pas ici
que s’arrête la rivière.

RC oct 2022


Aytekin Karaçoban – Pourquoi –


Philippe Cognée – Foule
Pourquoi
Pourquoi mon désir s’accroit-il,
juste au moment de tailler la vigne,
d’apprendre au temps de t’écrire,
de déployer un chemin de rêves sous ses pieds
pour qu’il apprenne aussi
à ne pas se contenter seulement
de sa science de traverser le réel ?
Pourquoi pas,
par exemple,
juste au moment où je glisse ma voiture
entre deux lignes dans le parking
ou bien au moment où je saisis le sourire forcé
de la vendeuse chez le boulanger ?
Pourquoi fondent les notes,
se tendent les voix
les heures deviennent lierres
dont les fibres tressent des cordes
quand j’attends une mélodie valable
de l’opéra à trois sous de la vie ?
Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule,
de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire
juste au moment où mon pied glisse sur la marche
et pourquoi pas
quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux
les canons à eau déployés en plein hiver
pour repousser des migrants
qui tentent de traverser la frontière ?
Je fais semblant comme si ces heures n’existaient pas
comme si tu n’étais pas
mon abri,
mon refuge,
            mon sauveur
juste au moment où mon pied touche le sol.
Ma mémoire devient l’attrape-guêpe.
Partout le brouillard. 


Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée

Recours au poème (6/11/2022)

.


Des clefs pour compter les minutes – ( RC )


As-tu toutes les clefs pour compter les minutes,
les changer en années ?
Les heures sont de retour.
Ce sont peut-être les mêmes qui reviennent,
si, comme le pense Patti, il n’y a peut-être,
ni passé, ni futur. Juste un passage,
un éclairage, passant de l’ombre à la lumière,
ainsi le soleil, qui réapparaît
après s’être dissimulé derrière un nuage.
En chevauchant une parcelle de temps,
tu n’en perçois qu’une étincelle,
pas ce qui en est à l’origine,
ni sa courbe dans l’éternité.
Juste un soupir,
dont nous gardons un instant
le souvenir.

variation sur Mr Train ( écrit de Patti Smith )


Métaphore d’un confinement – ( RC )


projet « Forest City » Malaisie

Le temps languit, étiré
en toute liberté,
croit-on…

Il n’y a pas de barreaux à nos fenêtres,
le cœur profane de la ville
est encore vide
et la pensée ne s’encombre plus
d’une pluie battante

les voix du monde
se sont arrêtées
sur une muraille de verre
car même l’orage est confiné
derrière une grande barrière :

il ne reste plus qu’à compter les jours,
détacher les brins de laine
pris dans la peine et les barbelés
de nos chemins.

Eux s’en vont bien quelque part,
retrouver les sommets,
les cheveux des fougères :

( peut-être qu’ailleurs coulent les rivières,

comme se rassemblent les larmes
d’une multitude de ruisseaux
à la suite d’un crime métaphorique )
emportant avec lui l’espoir
et les désirs avec le temps.

Le temps est toujours innocent.
Il ne connaît pas l’enfermement,
les murs de l’appartement.
Puisque tu es immobilisé…

tu peux toujours sortir de ta tanière
par la voie de l’imaginaire…


Jean-Michel Espitallier- Land (Appoggiature)


Robert Juniper – Sculptures by the sea

.

Vous reveniez de contrées fort lointaines.

Dans vos regards, le long ruban des régions traversées

montrait des choses mal connues.

Ç’avait été un pays de manufacturiers bossus.

Le chiendent des prairies masquait un peu l’emplacement

de très anciennes villes (on distinguait les traces d’un clocher ;

des viaducs, des tourelles, des mâchicoulis effondrés

dormaient au fond d’un lac).

Sous les joncs, quelqu’un avait trouvé des cheminées d’usines.

Des claies abandonnées vibraient dans les plis d’un talus.

Vous nous parliez aussi d’anciennes plâtrières, d’un four à chaux,

d’une fabrique et de quatre ou cinq forges refroidies.

Des vents charriant des odeurs de bassins et de planches

rembourraient tous les bruits.

Les forêts sentaient la rouille et le carton humide.

Près d’un lavoir, des bêtes étaient venues se rafraîchir.

Vous certifiiez avoir vu dans la vase l’étreinte

de leurs griffes.

La marquise d’une gare, des pendules, une armoire crevée

s’enfonçaient lentement sous des haies de mûriers.

Comme vous traversiez un long champ de rhubarbe, quelqu’un

dans l’équipage avait montré du doigt

des choses un peu particulières.

Vous ne nous dîtes rien à leur sujet.

.

Ponts de Frappe

Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne


Reiner Kunze – le tilleul



Le tilleul

Nous l’avons planté
de nos mains

Maintenant nous renversons
la tête
et déchiffrons sur lui
ce que tout au plus
il nous reste de temps

Comme s’il avait un pressentiment, il emplit
pour nous le ciel de fleurs.

——

Die Linde

Wir pflanzen sie
mit eigener hand

Nun legen
den kopf wir in den nacken
und lesen ab an ihr,
was uns, wenn’s hoch kommt,
bleibt an zeit

Als ahne sie’s, füllt sie
den himmel uns mit blüten

Reiner Kunze, Nuit des tilleuls, traduction de Mireille Gansel & Gwenn Darras, 


Jacques Ancet – Courbe du temps –


Yang Ermin – Lumière –
  souvenons-nous toujours de la lumière
  sur les fleurs roses du pêcher
  de la lenteur des gestes
  une main sur un front
  de la lenteur des choses
  cette lenteur terrible de la vie
  comme une boucle qu'on dénoue



Courbe du temps – 1971-1972 ( épuisé)

voir les blogs de Jacques Ancet :

http://jacques.ancet.pagesperso-orange.fr/textes.htm

Lumière des jours


Vole la poussière des sentiers – (Susanne Derève)


Janis Lauva (Lettonie 1906-1986)

 

 

Vole la poussière des sentiers, 

la mer est au bout du voyage

battant et rebattant les cartes du temps,

offerte aux pluies d’été

au crépitement de l’averse,

à son frileux masque de brume. 

 

Dans la soudaine échappée de lumière,

l’ombre s’altère, 

le fil des pierres heurte le pas,

et  le pas cherche en vain

l’empreinte  d’autrefois …                                                                          

 

Seule la mer sait rebrousser chemin,

ciseler le temps avec une précision

de métronome,

imprimer  à l’estran  le va et vient du flot,

épouser chaque pierre

de son baiser de sel     

                                                                                                   

Vole la poussière des sentiers, 

les mots modèlent en vain

la pâte du silence,

l’argile grise des jours enfuis . 

La mer seule dit l’absence

 

 

 


Francis Blanche – Toi que voilà –


Horloge astronomique de la cathédrale Saint-Jean Lyon
                              
                              J'ai tout donné au soleil sauf mon ombre...

					Guillaume Apollinaire
 

			
Laisse couler le temps sous les doigts de l’horloge...
	J’ai bu l’oubli dans un verre brisé...
Le lustre semble un grand chagrin cristallisé
et l’heure - ô l’heure!... - est un miroir qui m’interroge...

Chaque date est un anniversaire oublié
et - souvent sans que tu le saches -
au creux de chaque jour se cache
un souvenir... presque un regret
si n’est brisé le lien secret
par lequel tout à tout s’attache...

	Et c’est par vagues que revient
	l’image des hiers si proches... si lointains!

        Le nez collé à la fenêtre
        tu regardes tomber la neige...
        Tout autour montent les maisons..
        Te voilà marchant à tâtons 
        dans les souterrains du collège.

Je te retrouve même
dans l'arrière-salle d’un bistrot
(le dôme Saint-Paul... te souviens-tu ?...)
pendant la classe de philo,
tu manges des croissants avec un café crème...
et Claude, qui veut être avocat, te parle en son langage
des droits contractuels issus du mariage...

Dans un auditorium où luisent des « silence »
te voilà devant un micro qui broie tes mots et qui les 
                                                    lance
aux quatre vents de la France...

Puis par un matin de fin août
quelqu'un que tu aimais bien sans le savoir, est mort
                                          tout à coup...
Un soir d'été, tu quittes toutes les choses familières...
À l'horizon, une mitrailleuse s’exaspère...
Et le pays se plie en deux comme une porte à glissière
Te voilà filant à soixante à l’heure derrière un camion
où rient des aviateurs qui n'ont plus leurs avions...
Ils mangent du jambon rose comme l'aurore.
En trombe on traversait Rabastens-de-Bigorre...

Tu as laissé dans un vallon de la Dordogne un peu
de ton espoir, de ton sourire... Il pleut...
Un autogire t’a sauvé la vie près de Périgueux.

Te voilà rédacteur d’un journal comme il faut
où les linotypistes ont tous un pied bot -
et chaque jour, ciseaux en main, vers midi
tu fais de la dentelle avec les quotidiens de Paris...


Et le temps passe... ton destin
se joue sur les rythmes d’automobiles ou de trains

... et puis, volant partout comme des papillons 
                                          de flamme,
tous ces regards tendres de filles femmes...
            Qu’ils soient rieurs ou tristes, 
            gais ou mélancoliques,

   ce sont les reflets des instants
qui sont gravés tout entiers dans le temps...
Quels qu’ils soient, ne les renie à aucun moment
   car tous ces souvenirs ne te trahiront jamais...
   Ils seront toujours là comme ils étaient...

... et même celui-là... ce regard presque bleu
       ces cheveux presque blonds, ce rire presque triste...
comme un roman mort-né qui se mélancolise,
tout cela a la douceur des espoirs pas tout à fait perdus...
et c’est tout ce qu'on demande aux reflets des miroirs...

Le souvenir, ce n’est qu’un regret apaisé
qui vient flotter comme un parfum de sauge...

Laisse couler le temps sous les doigts de l'horloge...

J ai bu l'oubli dans un verre brisé...



 

Francis Blanche

MON OURSIN ET MOI

Le Castor Astral


Michel Foissier – un pressentiment rongé par la fuite du temps


photo RC – monument aux morts Lodève

avaler un sandwich un demi pression un café
laver les pieds des morts avant le petit jour
se coucher enfin parmi les débris de vaisselle sale
parmi les pétales de fleurs fanées comme si la torture n’était qu’un mauvais
à passer
un pressentiment rongé par la fuite du temps
une promenade à petits pas de laine grise
sous les ponts la richesse se consomme à la va-vite
les doigts des amourettes construisent des plaisirs de bouts de ficelle
toute blessure se limite à l’impossible
entre pompes à essence et supermarchés
chaque chose en son temps rappelle-toi
il faut agir de nuit dans les odeurs acides du sommeil
substituer l’acte à l’intention
penser la mort comme une étincelle
il est comme quelqu’un qui renoue ses lacets
il dit qu’il attend et qu’il choisit pour cela cette version obscure du monde
il dit qu’il paye la faute de vivre ainsi en équilibre
et que le refus est écrit dans la peur
et que la peur est son testament
il est armé et le geste s’accompagne du cri d’un jour nouveau
et la lune s’est usée dans le grand cercle de la nuit
et puis occupé par les menus travaux de la guerre il attend dans le fantôme du vent
et son geste est très grand
personne n’est dans le camp de personne et
seul il imite le hurlement de la nuit
comme un cheval sellé qui ne sait encore rien de la course
ni du marchandage de la main et des jambes
en ces temps on disait la révolution
et l’âme des peuples était invisible
elle se cachait dans le secret des caves et ne sortait qu’à minuit
il pense que si sa tête éclatait il serait là à ramasser les morceaux à quatre pattes sur
le goudron de la nuit
il pense à ces kilomètres de mots
à ces lignes appliquées à l’encre violette
et qui ne touchent jamais la barrière du ciel
ni le sable bleu des déserts ni le souffle
ni ces petits riens de carton-pâte
l’habitude nous fait vivre à un millimètre de nous-même
dans la posture accroupie de la femme qui lave le linge à la rivière
de l’histoire nous ne savons que la calomnie
ici les murs nous font la grâce d’une lecture
aveugles nous déchiffrons les impacts de la fusillade
et le film est projeté en plein cœur
les acteurs sont soumis au grain de la maçonnerie
marionnettes ou créatures de rêve
une cérémonie à couper au couteau
le bétail s’allonge dans la manigance des corps
les hommes dorment les femmes dorment les enfants dorment
les chiens urinent puis grattent le bois des portes avec
des ongles malpropres
elle est assise dans l’ombre
il dit donne-moi tes mains j’en ferai bon usage dans
les giclées du soleil dans
les chuchotements du sous-bois
il connaît cette peur de granit cette trahison minuscule
demi-sel un char d’assaut quelque chose comme une prison qui s’avance
un bruit de métal frappé dans la fatalité du sang


Amina Saïd – deux parenthèses ne font pas un cercle


photo Jakob B

Deux parenthèses ne font pas un cercle
et n’ont rien de définitif
puisqu’elles s’ouvrent et se ferment
comme une porte à laquelle frapper
ou encore les paupières et la bouche
d’un homme ou d’une femme qui parle elles sont simplement les cils de nos yeux
quand ils regardent le monde ou deux ailes
pour s’envoler au-delà de la page

de même les aiguilles des horloges
ne sont pas des flèches
et ne savent pas rejoindre la cible
ni ne sont le bec d’un oiseau
mais elles consentent à la séparation
du temps et du fleuve

car le temps tout entier présent
en chaque instant ne se laisse pas
enfermer dans une boite
il coule comme la lumière ou le sang
sur les feux de la terre

Amina Saïd – chronique des matins hantés (ed du petit véhicule)

on peut avoir plus d’informations sur cette auteure en allant sur « mots à la ligne », d’où est extrait ce texte


Aytekin Karaçoban – Torrent


Egon Schiele – Mountain torrent

.

Je suis un torrent qui court pied nu. Mes
instruments affolés recèlent les tempêtes.
Prends-moi dans ton lit, sinon seule ma part
destructrice pèsera.
Le temps… mon hôte inattendu, au visage
multiple, est ce portrait ne tenant plus dans le
cadre.
Prends-moi dans ton lit, sinon il cognera sa
tête contre les pierres.
Prends-moi dans ton lit, pour ne pas
retourner à la source.

.

Images instantanées

édition bilingue

Le bruit des autres


Cacophonie – (Susanne Derève)


Causse de Sauveterre – Photo RC

Cacophonie de chants d’oiseaux :

ce matin comme chaque matin ils occupent tout l’espace sonore

se répondant d’arbre en arbre , de gouttière en gouttière :

rougequeue, mésange, fauvette

et le vol affairé des hirondelles  picorant miettes et rameaux

Le va et vient obstiné des fourmis sous la fenêtre que je déjoue

d’une brindille comme on dévie le cours d’un ruisseau

Vient l’heure où le lézard furtif , pointant son oeil inquiet

rejoint les pierres chaudes , se risque à laper d’une langue hâtive

une flaque déposée par la nuit.

Tandis que le concert des oiseaux s’apaise ,

c’est un long bourdonnement qui monte dans la chaleur :

le chant de basson des insectes saturant le silence.

Au sol l’ombre chemine . Heures indolentes ,

les jours ne passent pas ici , ils nous charrient

comme un long fleuve érodant monts et vallées,

à l’échelle d’un temps démesuré

qui polit doucement causses et dolines ,

croque le calcaire d’une dent gargantuesque

sous nos yeux de petits poucets .


Edouard Glissant – La nuit à peine mue –


Photo Ansel Adams (modifiée)

LA NUIT A PEINE MUE, elle mi-close, elle surprend
L’humus : la part de moi qui s’acharne, s’inquiète et crie
Le temps remue de douces ailes, c’est le drap des songes
Tendez-le sur la mer, qu’il apaise, qu’il dissimule.
Il crie: Vous n’êtes que furies sur l’abord de la côte.
Questions voraces, faims, et traces d’oiseaux fous.

(Gabelles.)

Poésies 84
Janvier Février 1984
Revue Bimestrielle dirigée par
Pierre Seghers


Jean-Claude Pirotte – la mer ne dort pas


photo perso – Lanildut – Finistère

Vous avez remarqué dit-il
que la mer ne dort pas
elle est depuis toujours sujette
à l’insomnie c’est le vieil
Hésiode qui l’observe
la mer et moi nous ne cessons
de nous défier sous le ciel noir
quelquefois je joue à l’aveugle
au paralytique je joue au mort
elle en profite pour répandre
du sable et du temps sur mon corps


Gustave Roud – campagne perdue


peinture: Maurice Brianchon

Sépare-toi de ton double endormi, quitte la chambre du Temps,
le seuil débouche dans une perle!

Nacre et nuit, l’espace gris et rose s’irise et tremble au seul battement de ton désir.

L’espace devient couleur de ta pensée. Tu peux choisir.
L’aube? Le ciel miroite aussitôt comme un ventre de truite.
La nuit d’août? Ce grésillement d’étoiles tout à coup sur le lac d’odeurs
où fermente le vin des roses mortes.
Décembre, si tu veux… La fontaine, sa voix d’été perdue,
coule sans mot dire sous les glaçons,
louche rappel des grelottants réveils d’adolescence.

Tu peux marcher dans l’herbe, dans la neige, cueillir une fleur,
une pomme au jeune pommier Lebel, mâcher le miel des premières violettes
en chassant d’un claquement de mains le corbeau d’octobre
noix au bec à travers l’essaim des feuilles jaunes.

Tu désires l’orage – et l’éclair fend d’un fil de feu la suie et l’argent des nues.
L’étendue n’est qu’un chatoiement du possible autour de tes mains et de tes lèvres.
Murmure pluie! et les molles flèches de l’averse ruisselleront à tes bras nus.

Ta main debout – le soleil flambe aux croupes fumantes des collines…
Tu es le maître de l’espace et le Temps n’est plus pour nous deux
qu’un présent inépuisé.

GR –Une solitude dans les saisons


Norge – Théâtre


La-vie-de-Galilee-61

photo  Simon Gosselin pour  le  théâtre des Célestins – Lyon « La vie de Galilée »

Un seul personnage dans cette pièce :            le silence.

Il est immobile.

Soudain, un second personnage :                      le temps.

Immobile aussi.

Et pour tout dire :                                          assommant

On entendrait se moucher un voleur.

Et c’est alors qu’entre l’Ennui,         gesticulant grimaçant

comme un fantoche         pour amuser enfin les spectateurs.


Jacques Borel – les images


 

peinture: Arnold BÖcklin  avec la mort  violoniste

 

Je ne peux pas grand’chose lorsque s’abat sur moi

La grande faulx noire et dorée de la mélancolie,

Seulement ployer un peu plus bas l’échine, ou supplier

De se taire dans la combe la plus obscure du cœur où ils se sont réfugiés

Ce groupe d’aïeux qui se retournent et chuchotent

Comme des soldats frissonnants sous une couverture

Et dont je n’ose pas surprendre les secrets conciliabules;

Retenir un instant cette main, et c’est celle de mon père,

Qui voudrait approcher de la table de jeu

Et poser encore un peu d’or sur le tapis;

Convaincre doucement ma mère de rentrer,

Qu’il n’y a plus de messe à l’église des fous

Et qu’aucun noyé ne l’appelle du fond de cette eau où elle se penche.

Peut-être pourrais-je refuser de reconnaître

Ce sourire d’amer plaisir que j’ai déjà vu sur d’autres bouches,

Ou ce geste de l’épaule qui tremble et ploie

Quand la vague d’un autre corps va la recouvrir de son ombre

Et la rouler sur un lit d’algues où elle retrouvera soudain

La même face confondue de la mémoire et de la solitude.

Dire non, mais puis-je aussi

Dire non à cet enfant dans son lit

Qui murmure à la mort des mots de fiançailles

Et il me semble qu’il ne s’est pas endormi depuis,

Qu’il est là depuis toujours, à tenter d’apprivoiser

Le sommeil aux mains de sable

Les larmes de Peau-d’Ane encore sur son visage

Et la lune sur la vitre qui survit à ses songes.

Ô images, plus indestructibles que les choses !

Grandes banderoles à jamais accrochées aux façades !

Vous me cacherez jusqu’au bout les profondeurs des fenêtres,

Les gestes, les colères et le tendre recul

Des êtres qui respirent à leur tour dans les chambres;

Le vent qui vous arrachera me balaiera avec vous,

Je vous sentirai encore collées à mes paupières,

Et, dans la déchirure,

La même lampe continuera d’éclairer pour moi

La même marge obscure et infranchissable du monde

Découpée une fois par les ciseaux du temps,

La maison refermée sur les terreurs du jour,

Ce salon vide, cette porte, et sur le mur

Cette figure lentement qui se confond avec sa robe

Et qui en a fini désormais de ressembler à personne.


Angèle Paoli – une part d’ombre


Starry Night, 1893 by Edvard Munch

peinture: Edvard Munch   » Starry night »

.Viendra un jour où la beauté du ciel
se dérobera à ton visage
la part d’ombre qui gît en toi
envahira l’espace clos de ton regard

quels sourires papillons de nuit dernières lucioles
volèteront sous tes paupières closes yeux éteints
retenir le temps entre tes doigts ne se peut
il va
pareil à l’eau du torrent qui roule vers sa fin

bolge de remous
où se mêlent les eaux


Pierre Albert-Birot – La pendule


 

le matin du monde

Marc Chagall – le matin du monde 

 

 

Au plus bas de l’hiver dans le creux de la nuit

Las d’avoir l’œil ouvert tu peux quitter l’été du lit

Et venir te pencher sur le Temps

Cherchant à la myope au bord du cadran blanc

Les aiguilles et les lettres aux petits éclats d’or

Elles vont te dire avecque la divine indifférence

Qu’il est trois heures du matin

Et te voici tout ému qu’elle ne soit pas arrêtée

Tellement tu la vois moulée dans de la solitude

Comment son cœur a-t-il la place de faire un’deux

Une pendule est sans doute pendule

Jusqu’à la pointe du balancier

Pendule qui tient à son honneur est toute entière

Au souci de compter

Beau chanteur

Quand il arrive le jour voudrait la séduire

Pour la distraire et la voir enfin se tromper

Mais pendule est vertu même

Et la belle a juré fidélité au Temps

Rude amant

Qui saura jamais pourquoi elle reste ainsi

Collée au vieux

Par amour

Ou pour le rendre ridicule

Ou pour ne pas être seule au monde

 

 

Poésie 1938-1939

LA PANTHERE NOIRE 

Rougerie