Théo Léger – les dieux

Les beaux, les nobles, ce sont eux sans nul doute
qui nous donnèrent le feu et la rapide roue au caisson du char.
Le globe qui traverse en volant la Neige et l’Avril,
à l’Homme et à l’Abeille ils l’ont donné.
Sur le rivage de la mer des Ténèbres où. la Terre se noie
ils édifièrent leur palais. La demeure, ils la bâtirent
dans la flamme et le sifflement des vipères
pour que dansent la danse des masques, les sauvages.
Ils donnent mesure au Temps aérien, ils font rouler les soleils
mais ils ne savent rien des puissants ateliers
enclos dans la goutte de rosée aux ramures de l’Arbre de Mai
qui forgent sans répit la création du Monde.
(Théo Léger- 1960)
Leon Felipe – Je ne suis pas venu chanter
Gravure MC Escher ( partielle): goutte de rosée
Je ne suis pas venu chanter, vous pouvez remporter votre guitare.
Je ne suis pas non plus venu et je ne suis pas ici pour remplir mon dossier pour qu’on me canonise quand je mourrai.
Je suis venu regarder mon visage dans les larmes qui marchent vers la mer,
Le long du fleuve,
et le nuage…
et dans les larmes qui se cachent
dans le puits,
dans la nuit
et dans le sang…
Je suis venu regarder mon visage dans toutes les larmes du monde,
et puis aussi pour mettre une goutte de mercure, de pleurs, ne serait-ce qu’une goutte de mes pleurs
dans la grande lune que fait ce miroir sans limites où ceux qui viennent me regardent et se reconnaissent.
Je suis venu écouter encore une fois cette vieille sentence dans les ténèbres :
Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front
et la lumière à la douleur de tes yeux.
Tes yeux sont les sources des pleurs et de la lumière.
Gustave Roud – Neige, bataille des anges
peinture: Armand Guillaumin – neige à Crozant
Au-delà des fenêtres, hier,
cette bataille d’anges !
Purs blancheurs par myriades épaissies
noircissaient le ciel de fausses ténèbres:
une ruée silencieuse,
un désarroi de feuilles mortes,
ces corps jusqu’à la vraie nuit précipités
sans fin sur le jardin terrassé ..
Et les voici qui dorment au matin,
lutteurs légers roulés dans leur grande aile
de sel étincelante,
les membres déjà troués de tiges et de fleurs vives,
neige de l’absolu, charnier de givre,
neige des signes
trop tôt descendue,
fondue en pluie grasse
et bue âprement par les racines aux abois.
une épaisse nuit à l’intérieur de la terre ( RC )
mains négatives: grotte de Roucadour
Sous nos pieds,
à l’intérieur de la terre,
de l’épaisse nuit
ce sont peut-être des regrets teintés de noir,
où , dans les profondeurs souterraines
les cavernes se font,
creusant le silence d’une paix de ténèbres .
Et la roche suinte
d’un goutte à goutte lent, régulier,
marquant l’éternité du temps,
qui finit par la dissoudre,
en faire des cathédrales
aux statues pétrifiées,
ignorant celles des saints .
Personne n’y prie
et appelle de soupirs .
Pas d’âmes affligées
pleurant d’anciens amours,
et pourtant jaillissent
des larmes en cristaux
durcies par l’attente.
Il est loin aussi, le temps
où les hommes se rassemblaient
à l’abri des grottes,
autour de braises fumantes,
espérant survivre aux lendemains,
en peignant sur les parois
l’espoir des trophées de chasse .
Ils ont prolongé leur présence,
traversé des millénaires,
et toujours en silence,
leurs mains négatives
tâtonnent , inscrites sur la roche
à l’obscurité sans écho
qui se prolonge jusqu’à nous .
–
RC – juin 2018
Franchir le seuil – ( RC )
C’est encore loin,
( je n’envisage pas encore le voyage ),
mais tu as franchi le seuil,
tout à coup, – là -,
sous tes pieds
et ton visage s’est fondu dans les ténèbres ,
délaissant la lumière,
soudain inutile.
Ou peut-être, inversement,
l’as-tu bue,
la lumière , entièrement,
pour nous laisser la nuit ,
rapetissés.
Alors que s’étend devant toi
l’immensité, et son inconnu,
toi – devenue invisible à nos yeux.
–
RC – août 2017
Rien ne peut repousser la nuit – ( RC )
Elaine Sturtevant d’après Marcel Duchamp : » fresh widow »
–
Il y a cette fenêtre :
Les ténèbres s’y prélassent .
Peut-être est-ce le jour
qui ne peut rentrer :
Ma chambre, comme ma tête,
est close de rideaux noirs,
fermée sur sa blessure,
où se sont dissoutes les joies ,
que m’offrait ton visage
si loin dans le temps,
que je ne rappelle plus bien
—ni de son expression exacte,
—ni de la chaleur
qui m’envahissait .
Ma blessure a saigné ,
puis le sang s’est retiré,
en marée descendante .
Je ne peux même plus ,
saisir la lumière :
mes veines sont sèches ;
rien ne peut repousser la nuit .
–
RC – juin 2017
Virginia Woolf – les femmes ne doivent pas avoir peur de l’obscurité
photo Agnès Perroux
Les femmes doivent toujours se souvenir ce qu’elles sont
et de ce dont elles sont capables.
Elles ne doivent pas avoir peur de traverser les champs vaincus de l’irrationalité,
ni de rester suspendues sur les étoiles de la nuit,
posées sur le balcon du ciel.
Elles ne doivent pas avoir peur de l’obscurité qui abuse les choses,
parce que cette obscurité libère une multitude de trésors,
les ténèbres qui, libres, déshabillées et ferventes,
savent que personne ne les connaîtra jamais.
Gérard Engelbach – Pluies
photo Emmanuelle Gabory
I
Pluies.
Sous son arche déshabitée
le fleuve roule un limon jaune
et dans les glaces opportunes
un passé possible grimace.
II
Un peu de patience
encore
un peu de
cendre sur la vitre
engluée de l’aube immédiate
Un peu de sang
au centre
de la plaque
Une longue fêlure noire
comme un grincement dans les moëlles
Voici venir
l’irrémédiable.
III
Vertèbre hérissée de prestiges
claque dans l’épaisseur du cri
Lueur
sous de la nuit soudain moins noire :
vertige irisé des ténèbres.
Dire juste le tremblement des moires
là où s’épand le verbe tu.
Un corps à l’épreuve – ( RC )
Montage perso 2016
Il y a quelque chose du désert,
là où tout s’arrête,
et même la mer,
coupée en deux,
se dresse, immobilisée.
Passé par le chas des ténèbres,
le corps reste extérieur,
une paroi invisible se tend
entre les espaces ;
Je n’arrive pas à les franchir .
Est-ce un astre noir,
qui absorbe la nuit entière,
et la défait ?
Le monde s’est échoué
à portée de main .
Mais c’est encore trop loin :
mes bras ont beau s’étendre ,
ils ne touchent rien.
Comme la parole dite : elle
se fige sur place, même avec un porte-voix .
–
RC – juin 2017
incitation: une création d’ Anna Jouy
Armand Robin – Testament dans la nuit
image :montage RC
Moi, Constantin, fils de Constantin,
En Espagne nommé maître Ildefonse,
Sans être d’intègre esprit,
J’écris un testament à la lueur des bougies.
Des phalènes sous mes yeux tournent près des bougeoirs
Ils frissonnent et mes doigts ont des frissons ;
Au maître qui créa les bougeoirs je lègue donc
Les nuits de juin avec tous leurs papillons.
Qu’un jour par hasard le traîne le cafard,
Parmi les rues il étendra sa marche le soir,
Sans retard sur les vérandas tourneront les papillons noirs,
Sur le gazon, les boules bleues s’éteindront sans retard.
Il verra les phalènes, visages sur fumée d’or,
Il posera son pas, de mon nom prendra mémoire.
Aux poètes de ces jours et des jours à venir
Je lègue mon poêle de faïence
Avec son intime feu d’idées, de mi-idées,
Autrement dit de bagatelles pas dignes qu’on les allume,
Et je leur lègue mon encrier, cette pleine lune
Que me vendit un marchand tzigane.
Qu’un jour par hasard en des ans différents,
Tel moi-même cette nuit haussant ma voix,
Ils aillent déployant papiers et parchemins
Et sanglotant : « Éterniser la nuit! Comment? »,
C’est moi qui gratterai dans le cri de leurs plumes,
Ce sera moi dans leurs danses, lascivités vers les nuées,
Car dans la nuit j’ai tellement promurmuré, démurmuré
Que je connais jusqu’à l’abîme les partitions de la nuit.
A ma fille Kira, qui danse,
Je lègue le septième firmament
Avec séraphins par tout terzo s’agenouillant,
De très hauts « pas un mot, a, des lueurs sans clarté
Et toute chose naturelle, comme coffre à secrets.
Qu’elle y apprenne ses ballets !
A mon ami Théo, pour quand pleut le crépuscule sur la ville,
Une ruelle pas entamée pour y marmonner
Et même un certain portail du quartier Leazno
Avec un Neptune de fer forgé.
Hélas! il est parti dégoûté de la cité,
Maintenant c’est au ciel un astre apaisé.
A tous les êtres de bonté le charme entier qui a germé
Sur cette terre et, tel un abécédaire,
Les saisons de l’année en doré en argenté,
Les papillons et même les moucherons
Le soir près des acacias en géants buissons,
Une aube, dont nul ne revient, en arrière-fond.
Pour mes poèmes des furies phosphorescentes
Irradiant dans un ravin de ténèbres, de méchanceté.
Pour ma Basanée, ma Svelte, mon Ombrageuse,
mes yeux qui ont pleuré.
(Armand Robin) (1939)
Yannis Ritsos – Le poète
–
LE POÈTE
Il a beau plonger sa main dans les ténèbres,
Sa main ne noircit jamais. Sa main
est imperméable à la nuit. Quand il s’en ira
car tous s’en vont un jour), j’imagine qu’il restera
un très doux sourire en ce bas monde,
un sourire qui n’arrêtera pas de dire « oui » et encore
« oui »
à tous les espoirs séculaires et démentis.
Karlovassi, 17. VII. 87
–
extrait du recueil » tard, bien tard dans la nuit », éditions « Le temps des cerises »
Alain Bosquet – L’arbre du voyageur
.
“J’étais assis dans mes ténèbres”,
dit Dieu, “lorsque j’ai vu surgir,
de son pas lent et décidé,
l’arbre du voyageur.
Sans réagir à mon salut,
il s’est planté devant mon seuil.
Je le contemple:
il est beau, il est noble
et se contente
d’agiter une feuille
en accueillant un oiseau bleu, un oiseau rouge.
L’arbre du voyageur,
je le soupçonne d’être un dieu plus efficace que moi.”
Pierre Bergounioux – L’orphelin ( petit extrait )
Fatou Diome – L’Atlantique

photo Catherine Romagny – Pointe St Gildas à Prefailles
–
L’Atlantique caressait toujours les flancs de l’île, mais ne calmait pas toutes les angoisses.
Si les oiseaux chantaient le matin, les hiboux hululaient le soir. Le soleil baignait tous les visages, mais n’éclairait pas tous les chemins.
Et si l’ombre est reposante, la permanence des ténèbres finit par effrayer. Les jours s’enchaînaient, stagnaient ou fuyaient à toute allure.
Les humains s’évertuaient à ajuster leurs pas. On reprenait son souffle, on s’accrochait.
Parfois, le moral ployait comme une canne à pêche. Sur l’île, le quotidien n’était pas avare de nuances et la boule de l’existence tournait à sa guise.
Mektoub! Disaient les sages et les fous.
Et ceux qui ne disaient rien n’en pensaient pas moins.
L’Atlantique peut toujours rugir, il ne rugira jamais assez fort pour étouffer l’éloquence des soupirs.
Or, ce sont les soupirs qui disent le mieux le poids de la vie.
–
extrait de Celles qui attendent, Flammarion
–
Lucien Blaga – j’attends mon crépuscule

from Universetodayregard, soleil,
J’ATTENDS MON CRÉPUSCULE
Voûte étoilée où nage mon regard –
et je sais qu’en mon âme aussi je porte
étoiles en myriades
et voies lactées,
merveilles des ténèbres.
Mais ne puis les voir,
j’ai tant de soleil en moi
que ne puis les voir.
J’attends que se couche mon jour
et que mon horizon ferme ses paupières,
j’attends mon crépuscule, nuit et douleur,
que s’enténèbre mon ciel tout entier
et qu’en moi se lèvent des étoiles,
mes étoiles,
que je n’ai encore
jamais vues.
–
Luis Cernuda – La gloire du poète
La gloire du poète
Invocations (1934-1935)
La gloire du poète
Démon, ô toi mon frère, mon semblable,
Je t’ai vu pâlir, suspendu comme la lune du matin,
Caché sous un nuage dans le ciel,
Parmi les horribles montagnes,
Une flamme en guise de fleur derrière ta petite oreille tentatrice,
Et tu blasphémais plein d’un ignorant bonheur,
Pareil à un enfant quand il entonne sa prière,
Et tu te moquais, cruel, en contemplant ma lassitude de la terre.
Mais ce n’est pas à toi,
Mon amour devenu éternité,
À rire de ce rêve, de cette impuissance, de cette chute,
Car nous sommes étincelles d’un même feu
Et un même souffle nous a lancés sur les ondes ténébreuses
D’une étrange création, où les hommes
Se consument comme l’allumette en gravissant les pénibles années de leur vie.
Ta chair comme la mienne
Désire après l’eau et le soleil le frôlement de l’ombre ;
Notre parole cherche
Le jeune homme semblable à la branche fleurie
Qui courbe la grâce de son arôme et de sa couleur dans l’air tiède de mai ;
Notre regard, la mer monotone et diverse,
Habitée par le cri des oiseaux tristes dans l’orage,
Notre main de beaux vers à livrer au mépris des hommes.
Les hommes, tu les connais, toi mon frère;
Vois-les comme ils redressent leur couronne invisible
Tandis qu’ils s’effacent dans l’ombre avec leurs femmes au bras,
Fardeau d’inconsciente suffisance,
Portant à distance respectueuse de leur poitrine,
Tels des prêtres catholiques la forme de leur triste dieu,
Les enfants engendrés en ces quelques minutes dérobées au sommeil,
Pour les vouer à la promiscuité dans les lourdes ténèbres conjugales
De leurs tanières, amoncelées les unes sur les autres.
Vois-les perdus dans la nature,
Comme ils dépérissent parmi les gracieux châtaigniers ou les platanes taciturnes,
Comme ils lèvent le menton avec mesquinerie,
En sentant une peur obscure leur mordre les talons ;
Vois-les comme ils désertent leur travail au septième jour autorisé,
Tandis que la caisse, le comptoir, la clinique, l’étude, le bureau officiel
Laissent passer l’air et sa rumeur silencieuse dans leur espace solitaire.
Écoute-les vomir d’interminables phrases
Aromatisées de facile violence,
Réclamant un abri pour l’enfant enchaîné sous le divin soleil,
Une boisson tiède, qui épargne de son velours
Le climat de leur gosier,
Que pourrait meurtrir le froid excessif de l’eau naturelle.
Écoute leurs préceptes de marbre
Sur l’utilité, la norme, le beau ;
Écoute-les dicter leur loi au monde, délimiter l’amour, fixer un canon à l’inexprimable
beauté,
Tout en charmant leurs sens de haut-parleurs délirants ;
Contemple leurs étranges cerveaux
Appliqués à dresser, fils après fils, un difficile château de sable
Qui d’un front livide et torve puisse nier la paix resplendissante des étoiles.
Tels sont, mon frère,
Les êtres auprès de qui je meurs solitaire,
Fantômes d’où surgira un jour
L’érudit solennel, oracle de ces mots, les miens, devant des élèves étrangers,
Gagnant ainsi la renommée,
Plus une petite maison de campagne dans les inquiétantes montagnes proches de la
capitale ;
Pendant que toi, caché sous la brume irisée,
Tu caresses les boucles de ta chevelure
Et contemples d’en haut, d’un air distrait,
ce monde sale où le poète étouffe.
Tu sais pourtant que ma voix est la tienne,
Que mon amour est le tien ;
Laisse, oh, laisse pour une longue nuit
Glisser ton corps chaud et obscur,
Léger comme un fouet,
Sous le mien, momie d’ennui enfouie dans une tombe anonyme,
Et que tes baisers, cette source intarissable,
Versent en moi la fièvre d’une passion à mort entre nous deux ;
Car je suis las du vain labeur des mots,
Comme l’enfant est las des doux petits cailloux
Qu’il jette dans le lac pour voir son calme frissonner
Et le reflet d’une grande aile mystérieuse.
Il est l’heure à présent, il est grand temps
Que tes mains cèdent à ma vie
L’amer poignard convoité du poète;
Que tu le plonges d’un seul coup précis
Dans cette poitrine sonore et vibrante, pareille à un luth,
Où la mort elle seule,
La mort elle seule,
Peut faire résonner la mélodie promise.
Luis Cernuda
(Traductions inédites de Jacques Ancet)

photo: Matt Black travailleurs immigrés Fresno, California
Jean-Baptiste Tati-Loutard – Voyage dans la nuit
–
Voyage dans la nuit
J’ai marché seul longtemps dans la nuit.
Où est le phare qui tourne et donne loin ?
Je suis plus aventurier que les arbres
Qui vont à grand pas dans les savanes
A petit pas dans les bois.
J’ai quitté tôt la bordure du jour
Et j’ai pris le soleil couchant
Pour ma première borne de ma route ;
Je n’ai pas vu l’étoile qui guide
Le berger de la nuit
J’ai plongé dans le temps pour retrouver
Mes ailes perdues au fond des âges ;
En oiseau diurne amoureux de ténèbres,
J’ai parcouru le terrain vague de la nuit.
Je suis presque un vampire,
Je ne demande plus que les antennes.
La vie est parfois plus obscure que le fond
……de ma gorge,
Et je vais par tous monts et vaux de la nuit (…)
Jean-Baptiste Tati-Loutard
–
voir aussi la publication de ‘la révolte gronde » du même auteur.
–
Jean Sénac – Nicolas de Staël

peinture; Nicolas de Staêl: paysage marine 1955
NICOLAS DE STAËL
Vous êtes mort, je ne sais rien de la mort des hommes,
rien de la goutte d’eau qui renverse la figure et la dilue en Dieu.
Dieu lui-même qu’est-il, le néant ou la roche ?
la structure de l’ombre, le suprême reproche,
et peut-être à peine notre interrogation ?
Dieu n’est-ce pas la voix de ma mère qui tremble
quand le dernier arbre rassemble
ses fruits,
quand la misère souterraine
délie le dernier bout de laine
et tout de go nous sommes nus ?
Tout de go il fait nuit
et sur nos cœurs les gens dans la détresse
abandonnent leurs graffiti.
Vous êtes mort, Nicolas de Staël,
et je ne connais rien de la mort des hommes !
Sur la toile le rouge et le noir répercutent
l’armature des ténèbres
un lit où l’appétit funèbre
du jour
tourne, tourne à nous rompre les vertèbres !
Le soleil sur la peau des gisants se retire…
Nicolas de Staël, vous aimiez tant que cela la vie ?
tant que cela pour la briser
sans même un cri ?
Ceux qui se tuent se tuent dans le silence
comme un petit enfant qui fronce les paupières
et s’en va.
Les uns sont des oiseaux de roche,
les autres, oh nul ne les approche
dans le grand espace alarmés !
Nicolas de Staël, le jaune vous avait-il lâché ?
Un rien suffit, un rien quand la couleur s’insurge,
on dit «adieu, adieu Panurge »
et l’on remonte au premier signe écrit.
Mais dans le cœur, dans le cœur, qui connaît les dimensions de la Merci ?
JEAN SENAC
–
Yannis Ritsos – Le sourire du poète
Le poète
Il a beau plonger sa main dans les ténébres,
sa main ne noircit jamais. Sa main
est imperméable à la nuit. Quand il s’en ira
(car tous s’en vont un jour), j’imagine qu’il restera
un très doux sourire en ce bas monde,
un sourire qui n’arrêtera pas de dire « oui » et encore « oui »
à tous les espoirs séculaires et démentis.
(Yannis Ritsos, in Tard, bien tard dans la nuit, traduction Gérard Pierrat, Le Temps des Cerises éditeurs)
Jules Supervielle: – Encore frissonnant
Encore frissonnant
Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.
Vesna Parun – ll m’est facile d’aimer ( la pluie maudite)
ll m’est facile d’aimer car j’ai décidé de vous croire, instants de silence.
Maintenant je n’ai plus besoin d’ailes.
Dans ma poitrine chantent tous les oiseaux.
Mais quand il n’y a pas d’oiseau en moi ni d’oiseau au ciel qui lui sourit,
mes ténèbres restent cloués au plafond et nulle part
il n’y a une main pour dénouer de mon coeur le noeud invisible.
Je me tourmente en silence et je ne veux pas me dire
que je suis l’être raisonnable le plus misérable capable
d’aimer seulement quand il est piétiné.
Vesna Parun (née en 1922) – La pluie maudite (Ukleti dažd, 1969)
Quelques infos sur l’écrivaine, sont disponibles ici