Philippe Delaveau – tout est musique

peinture E Vuillard – les collines bleues 1900
Le soleil au pupitre et sa baguette oblique
sur la prairie.
Jusqu’aux petits orchestres des sables
et des fontaines.
Jusqu’aux sous-bois emplis de murmures,
de harpes, de cascades.
Et la philharmonie de l’océan devant les colonnes d’Hercule :
au-delà, c’est Wagner, un mastic incolore.
Mais ici, une salle attentive.
Ils écoutent passionnément gronder
l’express vigoureux de Beethoven
sur la voie qui tressaille
dans le cerveau, profond tunnel.
Sur ces voies qui longent le précipice
du cœur, d’où tout est simple et visible.
Où le signal s’ouvre et se ferme.
Leurs narines frémissent comme dans la colère.
Leurs lèvres gonflent
dans cet amour aussi impérieux
qu’aux corps brûlants, l’orgasme.
L’orchestre en noir et blanc,
et les abeilles grises, étincelles de gris.
La pluie et ses marteaux sur le xylophone de la saison.
Les arbres, frères du violoncelle.
Tout est musique.
C’est vrai, certains ne l’entendent pas.
Ils préfèrent le bruit.
Les robinets des radios gouttent de sons échevelés.
Chutes du Niagara des écrans plats, image sur image.
Certains préfèrent les écouteurs à leurs oreilles
comme l’œillère des chevaux
qui tournaient, tournaient dans les nuits sous la terre.
Sans lune, sans étoiles,
sans feuilles d’arbres.
Mines, sordides catacombes.
Se contenter de voir l’herbe pousser – ( RC )
( écho à un écrit de Clément Bollenot , – qui suit )

photo – le Figaro
On recherche toujours
l’origine du monde .
La cicatrice du temps
a beaucoup plus de cheveux d’argent
qu’un modèle de Courbet,
on peut la comparer
en quelques vers,
à la courbure de l’univers,
et le sillon éphémère
que la terre a tracé dans la nuit
en décrivant des ellipses
autour de l’astre aimable
qui l’apprivoise.
L’origine du monde
est bien au-delà.
Même les hypothèses les plus fécondes
n’arrivent pas à l’imaginer.
alors je me contente d’un bout de terre,
et de regarder l’herbe pousser.
RC
–
j’ignore où se trouve l’origine
du sillon qui traverse ce front
des reflets argentés striant ces cheveux
de ces yeux pochés de soucis
peut-être
est-ce la vie qui fait naufrage
à moins qu’elle ne trouve
refuge
dans le lit accueillant des cicatrices du temps
Clément Bollenot
Anna Akhmatova – ils ont abandonné leur terre

peinture Josef Sima
Ils ont abandonné leur terre
Aux ennemis qui la déchirent,
Je ne suis pas de leur côté.
Leurs flatteries sont grossières,
Je ne les écoute pas.
Ils n’auront pas mes chansons.
Mais j’ai pitié toujours de l’exilé,
Du malade, du prisonnier.
Errant, ton chemin est obscur,
Amer, le pain de l’étranger.
Ici, dans la sombre fumée
De l’incendie, laissant périr
Ce qui restait de la jeunesse,
Nous n’avons esquivé aucun coup.
Plus tard, lors de la pesée,
Chaque instant sera justifié.
Nous en avons la certitude.
Il n’est personne dans ce monde,
Qui ait moins de larmes que nous,
Ni qui soit plus fier et plus simple .
Pourquoi te démener, maudit ?
Que regardes-tu, le souffle coupé?
Tu l’as compris : on a forgé
Pour nous deux une seule âme.
Oui, je te consolera
Comme personne n’ose le rêver.
Et si tu me blesses d’un mot féroce,
Tu auras mal toi-même.
En ces années fabuleuses
Retour de la marelle – ( RC )

Attention de ne pas lancer trop loin
la pierre revêche dans les airs.
Si elle ne revient pas
c’est qu’elle aura rebondi
au-delà des limites de l’atmosphère.
Tu vois ce que c’est
de pousser trop loin
le galet à la marelle :
ça va de la terre au ciel
directement sans s’arrêter
aux cases tracées
à la craie sur le trottoir.
Après , il s’agit de ne pas faire
le parcours à l’envers
car la pierre peut retomber
de façon inopinée
dans le puits
sans fond de l’oubli:
Prends garde où tu mets les pieds
car si par malchance
tu la reçois sur la tête
le jeu est terminé
les cases retournent sur elles-mêmes
la partie est finie,
c’est ainsi que se clôt le poème…
RC
Gaëlle Josse – l’offrande d’un chemin de sagesse

….s’il n’en reste qu’une des musiques aimées de celles qui tiennent tête aux vents contraires -car on sort même par gros temps n’est-ce pas ?- ce sera elle cette aria toute nue innocente et pensive celle des variations Goldberg trente mesures entre ciel et terre la main d’Ariel pour tresser nos jours dépareillés saturés de trépidance habités d’éclats de rien et pourtant uniques fastueux bellissimes trente mesures tout est dit clos et infini
Anthony Phelps – Quête

Je suis parti à ta recherche
parmi le feux follets des alpages
Sur la brune
j’ai guetté ton passage à l’u du chemin
Ma voix s’est amplifiée
et j’ai crié ton nom dans les couloirs du monde
Que tu chantes la planche ou magnifies la pierre
ou que ton bras fasse le geste qui emblave
le geste qui féconde les sillons de la terre
j’aurai nécessité de ta présence
pour engranger la moisson de nos rêves
Je t’ai cherché dans les cannaies
je t’ai cherché dans les rizières
sur les chantiers et dans les fleurs
pour que ton rire se mêle au mien
et que ton chant double mon chant
chant de semaille ou de moisson
chant de coumbite fraternel
chant du marteau et de la plume
rires aigus des dents de scies
et rires graves des machines
et notre rire et notre chant
mêlant leurs voix en l’aube neuve
Fleur anachronique – ( RC )

photo RC jardin des orchidées – Singapour 2022
Fleur anachronique,
c’est fini, l’été
les moussons du Pacifique,
les lointains égarés
où les jardins botaniques
seront là à t’attendre…
Il faudra te contenter
du jardin des orchidées,
des fleurs de gingembre.
On y croise quelques filles,
à l’abri d’une voûte de verre
qui se font tirer le portrait
comme aux Champs Elysées
légèrement en retrait
sur le fond vert.
Elles rêvent de vrais alizés,
de paysages extraordinaires
des plus esthétiques
par-delà les frontières,
et pensent à leur retour
à Singapour
pour que leurs rêves d’avenir
deviennent réalité :
roses de plaisir
dans les endroits exotiques
elles te feront parvenir
comme tu l’espères
ces fleurs anachroniques
de l’autre bout de la terre…
Cesare Pavese – la terre et la mort

photo RC – causse de Sauveterre ( 48 )
Tu es comme une terre
que nul n’a jamais dite.
Tu n’attends rien
que la parole
qui jaillira des tréfonds
comme un fruit parmi les branches.
Un vent vient, te gagne.
Ces choses, mortes et desséchées,
t’encombrent et s’en vont dans le vent
Membres et paroles anciennes
Tu trembles dans l’été.
Alejandro Oliveros – cartes

Nous sommes des habitants
sans rues ni places.
Les frontières de cette terre
ne correspondent pas
à nos cartes.
Les montagnes sont plus froides
mais moins hautes ;
les fleuves plus paisibles,
sans boas ni piranhas ;
il y a bien des plaines,
mais sans sécheresses mortelles,
et les mers sont bleues,
mais sans raisins sur les rameaux.
On ne nous trouvera pas
sur ces cartes ;
sur la rose des vents,
aucune fenêtre.
Nos rivages
se sont perdus, et avec eux
notre nord
et nos demeures.
Antonio Gamoneda – Je parle avec ma mère

photo Jock ( flickr)
Maman : tu es maintenant silencieuse
comme l’habit de qui nous a quittés.
Je fixe le bord blanc de tes paupières
et je ne peux penser.
Maman : je veux tout oublier
au fond d’une respiration qui chante.
Passe-moi tes grandes mains sur la nuque
tous les jours pour que
ne revienne pas
la solitude.
Je sais que sur chaque visage
on voit le monde.
Ne va plus chercher sur les murs, maman.
Regarde le visage que tu aimes :
dans chaque visage humain, mon visage.
J’ai senti tes mains.
Perdu au fond des êtres humains je t’ai sentie
comme tu sentais mes mains avant ma naissance.
Maman, ne recommence plus à me cacher la terre.
Telle est ma condition.
Et mon espoir.
on peut voir ce même texte sur le site lafreniere
en savoir plus sur cet auteur
Carl Norac – Chansons pour Robert Walser 2

J’écris sur des bandes de papier dit-il
je n’enfile pas les perles toute parole digitale
le passé rôde où on l’enterre il y a
des visages à compter des cibles à contenter
je viens gâcher mes yeux en signes minuscules qui me lira tombera
sur la paroi d’un grain de sable
( Walser ainsi va au clocher
au merle à l’arbre à la rivière
il a perdu cent noms cachés
sait comment peser sur la terre
les ailes sont pour les passants
et lui ne passant plus vraiment il écrit à défaut de vivre )
les grands ifs – ( RC )

ifs de la place de l’église d’Hurigny
—
Regrettes-tu de n’être
pas immortel ?
Où tu pourrais côtoyer peut-être
au milieu des cieux
les demi-dieux ,
les voir de près
si tu décollais de terre
si , aussi, tu t’élances
au-dessus des cyprès
et redoubles de patience –
Les grands ifs
puisent leur sang
dans la terre…
ils ont le temps
de balayer la lumière,
de leur tête verte.
Leur règne est végétatif ,
leur vie est ouverte
à tous les temps
tous les dehors.
Ils ont bien autre chose à faire
que de t’écouter,
toi qui voulais leur parler
depuis le cimetière
et te lamentes sur ton sort…
Il est vrai que ta vie n’est pas parée d’ailes,
et ne possède qu’un court avenir …
mais qu’y faire ?
le buffet des desserts de lune – ( RC )

Au buffet des couleurs
un peu de sirop d’érable,
parure des heures de la nuit
sucre de pastèque,
lueurs du rêve :
c’est la pleine lune,
le dessert
qui traverse la fenêtre
et rebondit sur la Rance,
même le soleil
caché de l’autre côté de la terre
ne l’a pas avalée,
malgré un solide appétit…
Les beaux restes – ( RC )

Après les lendemains de fête,
voilà que s’apprêtent
les mains qui sortent de l’ombre
tenant un petit pot de vernis
en équilibre sur deux phalanges,
car les squelettes ont toujours envie
de vernis à ongles.
parce qu’ils ont cette coutume étrange
de pousser encore,
longtemps après la mort ;
personne n’aurait l’idée
de raboter des serres aiguisées…
Autant se faire une beauté,
( déjà la bague ne jette plus d’éclats ) :
il n’y a plus de soleil en bas,
ou bien c’est un astre noir
enfoui dans la terre,
qu’on ne peut pas voir :
Un léger maquillage
ne peut vous faire ombrage
on ne sait plus très bien si çà sert :
Oublié le rouge à lèvres
des noces funèbres !
nous nous contenterons d’un autre décor
je peindrais bien votre main en or – ,
mais les ongles en noir,
( je suis sûr
que ça entretient l’espoir…
Acceptez cet auguste geste
pour une vie future…
Vous avez de beaux restes,
je vous l’assure ! )…
Nous ne jouerons pas aux dés – ( RC )
Je sais qu’il y a cette bête,
– je ne peux nommer -,
Je la maintiens prisonnière.
Je la porte en moi,
comme si je l’avais engendrée
( ainsi la pomme qu’une larve habite
et qui va lentement se développer).

Elle attend le moment favorable
pour me tuer,
serpent invisible
que j’ai nourri
et élevé.
J’espère qu’elle ne grandira pas trop vite
et me laissera le temps de la dénoncer.
Quant à vouloir déjouer
les signes du destin,
gravés dans ma main,
je ne suis pas capable
d’éviter le déclin inéluctable:
cette bête,
nul pourra l’extirper.
Pas la peine de lui tenir tête:
je peux toujours m’en moquer
faire comme si elle n’existait pas:
— rira bien qui rira le dernier.
Nous ne jouerons pas aux dés.
Quand elle aura triomphé
je ne serai plus là pour le constater:
Je n’aurai plus aucune chance:
il est couru d’avance
que je perde la partie:
je porte en moi ma mort :
de la branche se détachera le fruit
qui retournera à sa terre
indulgente et nourricière.
D’après un texte de Lucie Taïeb:
On porte en soi la mort comme un fruit qui mûrit, paraît-il, mais on ne veut pas, pour autant, qu’elle parvienne à maturité.
On préfère qu’elle ne grandisse pas, alors on ne bouge pas, de peur d’accélérer le processus.
Mais, il y a, dans cette immobilité, quelque chose qui ronge, véritablement : un épuisement prématuré des forces, un déclin impassible, une image qui vous fascine et vous empêche de fuir, comme la bête piégée par l’éclat des phares, stoppée net au milieu de la voie, et que le véhicule n’évitera pas
Tsadur Berberian – au cimetière du quartier arménien

Quand je mourrai un jour, emmenez-moi dans le cimetière du quartier arménien
et en silence, rendez-moi à la patrie.
Car elle est sainte, pure, comme mon sel et le sang
Elle le gardera dans son sein jusqu’à sa mort.
Quand le cercueil descendra dans le trou glacial,
Semez de la terre sur le côté et laissez-la telle quelle.
Pas d’oraison, pas de prière, pas de cris d’angoisse,
mais mettez seulement une rose sur ma tombe pour me sourire en silence.
Parce que je n’ai jamais vu un sourire ou un mot ,
qu’il soit important, pour eux d’essayer d’apaiser ma douleur en silence.
Mais malgré ma bonté, j’ai reçu des flèches acérées.
Des flèches pointues, des agrafes, qui m’ont transpercé sans pitié.
Je ne veux pas qu’ils s’approchent de mon monticule,
Et avec des mots maquillés , me transpercent à nouveau.
Qu’ils me laissent partager ma douleur avec nos saints,
Qui sont tombés menottés pendant les jours sombres d’avril.
–
voir le site de poésie arménienne
Amina Saïd – deux parenthèses ne font pas un cercle

Deux parenthèses ne font pas un cercle
et n’ont rien de définitif
puisqu’elles s’ouvrent et se ferment
comme une porte à laquelle frapper
ou encore les paupières et la bouche
d’un homme ou d’une femme qui parle elles sont simplement les cils de nos yeux
quand ils regardent le monde ou deux ailes
pour s’envoler au-delà de la page
de même les aiguilles des horloges
ne sont pas des flèches
et ne savent pas rejoindre la cible
ni ne sont le bec d’un oiseau
mais elles consentent à la séparation
du temps et du fleuve
car le temps tout entier présent
en chaque instant ne se laisse pas
enfermer dans une boite
il coule comme la lumière ou le sang
sur les feux de la terre
Amina Saïd – chronique des matins hantés (ed du petit véhicule)
on peut avoir plus d’informations sur cette auteure en allant sur « mots à la ligne », d’où est extrait ce texte
écrits confiés au vent – ( RC )

Au long du chemin,
je vais pieds nus, sur la terre et le sable.
Je me nourris de peu,
ne compte pas mes pas,
et il arrive que je me pose
à l’ombre d’un pin .
Je trace avec un bâton
des lettres sur le sol
qui deviennent des mots ,
puis un chant
que personne n’entendra,
ou ne pourra lire.
Ou bien ce sera le vent,
les oiseaux
qui l’emportera,
avant que la pluie ne l’efface :
les mots seuls
ne pourront parler à ma place,
mais il vaut mieux
que je continue mon chemin,
suivi un temps par un chien .
Il voudrait me parler
et m’accompagner,
mais je ne peux le traduire .
A-t-il réussi de son côté,
à me lire ?
Voulait-il me guider
sur ma route à venir ?
Ce que me disaient ses yeux tendres,
je n’ai pu le comprendre…
A chaque terre traversée,
je pourrais apprendre une langue neuve
pour renaître, avec le peu que je sais
dans les mots d’autrui,
partager leur mémoire,
dans un petit écrit…
confié au vent.
Georges Drano – prairie

La prairie se reconnait
dans ce qui est plus loin
dans l’insignifiance
où le corps de l’eau remue
et se défait.
Le fossé est une arrière-pensée
pas même un paysage.
Dans ses fenêtres, des fleuves entiers,
des ravins
des couleurs
et lui-même, un lieu tourné
par la terre.
Mahmoud Darwich – Je ne désire de l’amour que le commencement

Je ne désire de l’amour que le commencement. Au-
dessus des places de ma Grenade
Les pigeons ravaudent le vêtement de ce jour
Dans les jarres, du vin à profusion pour la fête après nous
Dans les chansons des fenêtres qui suffiront et suffi-
ront pour qu’explosent les fleurs du grenadier
Je laisse le sambac dans son vase. Je laisse mon petit
coeur
Dans l’armoire de ma mère. Je laisse mon rêve riant
dans l’eau
Je laisse l’aube dans le miel des figues. Je laisse mon
jour et ma veille
Dans le passage vers la place de l’oranger où s’en-
volent les pigeons
Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que
montent les mots
Lune blanche dans le lait de tes nuits ? Martèle l’air
Que je voie, bleue, la rue de la flûte. Martèle le soir
Que je voie comment entre toi et moi s’alanguit ce
marbre.
Les fenêtres sont vides des jardins de ton châle. En
un autre temps
Je savais nombre de choses de toi, et je cueillais le
gardénia
A tes dix doigts. En un autre temps je possédais des
perles
Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où
jaillissait la nuit
Je ne désire de l’amour que le commencement. Les
pigeons se sont envolés
Par-dessus le toit du ciel dernier. Ils se sont envolés
et envolés
Il restera après nous du vin à profusion dans les
jarres
Et quelque terre suffisante pour que nous nous retrou-
vions , et que la paix soit
Anthologie
(1992-2005)
BABEL
Théo Léger – les dieux

Les beaux, les nobles, ce sont eux sans nul doute
qui nous donnèrent le feu et la rapide roue au caisson du char.
Le globe qui traverse en volant la Neige et l’Avril,
à l’Homme et à l’Abeille ils l’ont donné.
Sur le rivage de la mer des Ténèbres où. la Terre se noie
ils édifièrent leur palais. La demeure, ils la bâtirent
dans la flamme et le sifflement des vipères
pour que dansent la danse des masques, les sauvages.
Ils donnent mesure au Temps aérien, ils font rouler les soleils
mais ils ne savent rien des puissants ateliers
enclos dans la goutte de rosée aux ramures de l’Arbre de Mai
qui forgent sans répit la création du Monde.
(Théo Léger- 1960)
Mohammed Khaïr-Eddine – Nausée noire

Mon sang noir plus profond dans la terre
et dans la chair du peuple prêt au combat
mon sang noir contient mille soleils
le champ tragique où le ciel s’entortille
je ne veux plus de couleurs mortes
ni de phrases qui rampent
dans les cœurs terrorisés
vous êtes pris entre moi et mon sang noir
coupables
de meurtres tournés traîtreusement
à quelque phase obscure
mon passé se lève aussi égal
à ma hauteur
foudroyant
pareil au jour qui reparaît
ruisselant d’encres noires
mon sang noir sur une colline
je vous traînerai dans la boue
faite de mon sang noir
vous et moi jadis porteurs de mythes
mon sang noir
était le lait ardent des mamelles du désert
vous et moi comme un vent inconciliable
des tonnes de sable
des éternités de molécules
nous séparent à présent
car je suis le sang noir d’une terre
et d’un peuple sur lesquels vous marchez
il est temps le temps où le fleuve crie
pour avoir trop porté
comme un serpent noir
il broie roches et cèdres
jusqu’à la mer qui le comprend
debout
présent
ensemble
vous en face des cadavres
dont est lourd mon passé
des cadavres dont les vers
ne sont pas desséchés
moi juge pour avoir été victime
car mon sang noir
coule dans la terre
et au tréfonds du peuple
seuls témoins
et mon passé surgi
du plomb qui l’a brisé
Ne me dis pas que la terre est infertile – ( RC )
Ne me dis pas que la terre est infertile.
On n’en connaît que la surface,
pas la profondeur.
Il y a des graines qui attendent,
à côté des pierres.
Il y a des galeries souterraines
où l’eau s’engouffre.
Des ossements et des secrets bien enfouis.
Des racines les prolongent
et s’en nourrissent .
Ne me dis pas que la terre est infertile,
les fleurs en sont nées
comme les forêts.
Même blessée elle porte le monde.
N’oublie pas que tu marches dessus.
Else Lasker-Schüler – Écoute
peinture : Constant Detré : Kiki de Montparnasse ( années 20 )
Écoute
je vole dans les nuits
les roses de ta bouche,
afin qu’aucune femelle ne puisse y boire.
Celle qui t’enlace
me dépouille de mes frissons,
ceux que j’avais peint sur tes membres.
je suis la bordure de route
qui t’effleure,
te jette à terre.
Sens-tu ma vie autour
partout
comme un bord lointain ?
Benjamin Fondane – toute la douleur du monde
C’est toute la douleur du monde
qui est venue s’asseoir à ma table
– et pouvais-je lui dire : Non ?
Je m’étais fait si petit,
une petite chenille, et j’ai éteint la lampe
– mais pouvais-je savoir qu’elle mûrissait dedans
et pouvais-je m’empêcher qu’elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes ?
J’ai dit à la douleur du monde
qui s’est couchée sous mon ventre :
N’ai-je pas assez de la mienne ?
Vois : j’ai ma propre soif !
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m’est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler…
D’un bond je lui tournai le dos –
mais elle était déjà dans mon songe.
– Est-ce mon sang qu’elle voulait ?
J’ai dit la douleur du monde
– C’est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t’en allant…
-Mais à ma place, dites, l’auriez-vous oubliée ?
(1944, Au temps du poème)
Transporter une partie du monde – ( RC )
Un filet d’encre te relie à ta terre
même au fin fond des mers.
Ce dessin inscrit à même la peau,
tu ne vas pas le cacher :
Tu transportes une partie du monde:
un tatouage de Bretagne, un angelot
en haut du bras
( landes et rochers
te suivent partout où tu vas ):
c’est aussi bien qu’une mappemonde .
Pour ceux qui ne connaissent pas la géographie
tu vas leur indiquer aussi.
chaque partie du corps
qui représente une région
chère à ton coeur,
– on voit que tu as parcouru la France
et que tes errances
t’ont conduit à maints endroits
que tu peux montrer du doigt -.
C’est sans doute mieux que le prénom
du chanteur passé de mode
dont il faut qu’on s’accommode
comme un blason
ou celui de la petite amie
depuis longtemps tombé dans l’oubli,
ou encore le dessin du lion rugissant
qui t’accompagne par tous les temps.
Ta peau a connu les tempêtes
malgré les ans, les tatouages survivent:
ils ont la mémoire abusive
tout à fait tenace
que tu arbores
avec fierté et audace
sur tout ton corps
à l’exception de la tête.
Si on t’examine
de la tête aux pieds
tu pourras sortir le certificat d’origine
quand on voudra te contrôler…
Produit garanti certifié
par lieu de naissance
mis en évidence….
…peut être rapatrié
( même sans carte d’identité )
RC – mars 2020