Tomas Tranströmer – Journal de nuit

image du site branchesculture.com
Une nuit de mai, j’ai accosté
dans une fraîche clarté lunaire
là où les fleurs et les herbes sont grises
mais les senteurs verdoient.
J’ai glissé en haut de la colline
dans la nuit daltonienne
alors que des pierres blanches
le signalaient à la lune.
Un espace de temps
de quelques minutes de long
de cinquante-huit ans de large.
Et derrière moi
au-delà de l’eau plombée
s’étendait l’autre rive
et ceux qui la gouvernent.
Des gens avec un avenir
à la place du visage.
En lisant Tranströmer – (Susanne Derève) –

Tranströmer, qui habite de passion le silence et change les pierres brûlantes de l’été en chiens de traîneau sur la neige, a fait renaître en moi le souvenir des blancs trois-mâts ailés, des mers glacées du Groenland, de la morue salée dans les caves de terre. Mais la terre a bu le silence, les gargotes mouché leurs chandelles. Demeure un cri d’oiseau,mouette annonçant le vent, la longue coulée du vent, lion céleste qui gratte à la porte du soir, fouette de sa crinière le cirque des nuages, lève d’un front hagard des murs d’écume sur l’océan. Et puis le vent malingre,englué de brouillard, qui noie les cornes de brume, le vent défait,chaloupes grises, somnambules,doris épars, cherchant leur route aveugle dans l’oeil sournois de la banquise sans en reconnaître aucune… Ma mère me le disait : ainsi avait vécu son père, mais le vieil homme en avait fini de remâcher ses prouesses et ses rêves. La cave de terre était fraîche l’été,l’hiver la frangeait de givre.J’y fouillais en vain comme on tourne les pages d’un livre les marques du passé… J’étais venue trop tard.

Tomas Tranströmer – Novembre aux reflets de nobles fourrures
C’est parce que le ciel est gris
que la terre s’est mise à briller :
les prairies et leur verdure timide,
le sol labouré et noir comme du sang caillé.
Il y a là les murs rouges d’une grange.
Et des terres submergées
comme les rizières lustrées d’une certaine Asie —
où les mouettes s’arrêtent et se souviennent.
Des creux de brume au milieu de la forêt
qui doucement s’entrechoquent.
L’inspiration qui vit cachée
et s’enfuit dans les bois comme Nils Dacke.
Tomas Tranströmer, Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Poésie/Gallimard
Tomas Tranströmer – En mars 79
Las de tous ceux qui viennent avec des mots
Des mots, mais pas de langage,
Je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots!
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens.
Je tombe sur les traces de pas d’un cerf dans la neige
Pas des mots, mais un langage.»
(1983), Baltiques.
Tomas Tranströmer – Cartes postales noires
Tomas Tranströmer – Voyez cet arbre gris
–
Voyez cet arbre gris.
Le ciel a pénétré par ses fibres jusque dans le sol –
il ne reste qu’un nuage ridé quand la terre a fini de boire.
L’espace dérobé se tord dans les tresses des racines, s’entortille en verdure.
– De courts instants de liberté viennent éclore dans nos corps,
tourbillonnent dans le sang des Parques et plus loin encore.
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Tomas Tranströmer – De la montagne

peinture: André Derain-
la Côte d’Azur près d’Agay (1905, huile sur toile , 54,6 x 65 cm) : pour voir l’oeuvre dans son intégralité, cliquer sur l’image
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DE LA MONTAGNE
Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l’été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours ― une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
(1) Traduit du suédois par Jacques OUTIN