Un Janus en état de marche – ( RC )

Janus ( sculpture de Max Ernst )
–
Janus est là, qui nous regarde
de ses yeux ronds.
On ne saura jamais
si le double de son visage
apparaît derrière son dos.
Son corps de rectangle
a plutôt l’aspect
d’une planche à découper.
Incrustées à la verticale
deux coquilles Saint-Jacques
pour le voyage initiatique
qui l’emmènera
plus loin qu’on ne le pense,
( amulettes précieuses
nous rappelant que la mer
n’est jamais loin ).
Une petite tortue,
qui lui sert de bourse,
est aussi du voyage.
Elle évolue au rythme
éternellement lent
du marcheur .
En effet Janus
semble être immobilisé,
les deux pieds soudés
sur une plaque de bronze.
Mais comme la tortue,
l’espérance est le guide
le rapprochant du terme
de son pèlerinage.
L’important n’est pas d’arriver,
mais de partir à point….
Rouchdy CHAFAI – Ode à la tortue –

Toi ma semblable la rocailleuse la caverneuse la recluse Toi tortue totem de mon chant Tout comme toi Je vis d’un printemps d’herbe rase et d’insectes précaires Tout comme toi Je tire ma lourde carapace Et je procède à pas comptés vers des gués incertains Et comme toi Quand vient l’hiver Que sourd le gel qui fige les tempêtes Je fuis pluvieux de peine et de rumeurs Vers l'antre de mon cri Tout comme toi la silencieuse la caverneuse la tortue
Quand la nuit se brise
Anthologie de poésie algérienne
Points
Les héros du pays sur des chevaux de bronze – ( RC )
photo: Place de la Victoire- Bordeaux
Je suis venu par hasard ;
j’ai vu sur de grandes places,
des héros du pays,
dressés sur des chevaux de bronze,
et l’oeil vide
sous l’air confiné
par des nuages lourds ,
des graffitis inscrits sur le socle.
Je ne connais pas leur nom,
et d’ailleurs quelle importance …
Ce seraient comme des figures,
échappées de l’histoire,
inscrivant les conquètes ,
ou des dirigeants politiques
dans le métal ou la pierre :
davantage de militaires que d’écrivains.
Mais tout évolue,
et les statues des dictateurs,
sont promises à la chute,
comme l’a été le mur de Berlin.
Quelques fragments sont conservés
dans les musées,
plus comme témoignage
que pour leur valeur artistique.
On installe maintenant
des oeuvres plus énigmatiques
ne prenant leur sens qu’avec la matière
et la forme qu’ils adoptent .
Elles sont souvent clinquantes,
issues d’un courant à la mode
mais promises à un avenir aussi éphémère
et seront bientôt remplacées .
Ainsi c’est la décision des élus locaux
d’ériger dans l’espace public ,des monuments,
dont on penserait qu’il y a quelque chose à voir avec la ville :
On se demande quelle relation entretient ,
une tortue avec des grappes de raisin,
voisinant un obélisque .
Mais il ne faut pas chercher trop loin,
les touristes trouvent bien pratique de s’appuyer dessus .
Astrid Waliszek – Réveil
je suis venue voir
si vos rêveries ont trouvé
une terre d’accueil
je les ai reconnues à la trace
qu’elles ont laissée sur le front
des femmes aimées
la petite lumière si ténue
a parcouru l’outre-noir
de vos cauchemars
je suis venue voir
si cette boule d’ombre
qui se joue de vous
a trouvé enfin refuge
chère vieille tortue
dans un tiroir bien clos
de votre mémoire
si vos jeux insolents
retrouvaient des couleurs
si vos songes avaient un toit
si ce léger désordre
dans la chaleur de votre lit
a troublé votre horizon
si, sous vos paupières,
ils avaient trouvé un asile
je suis venue voir
si la nuit se dénoue,
Si la beauté existe .
Pénélope – Grand-mère et les carrés Gervais

Jeu de l’oie en carrés…
Un très « savoureux » récit, extrait d’un blog qui n’existe plus, et ce texte que j’avais déjà remarqué dans le passé…
le titre exact était si je me souviens…
» le jour où grand-mère a voulu éradiquer de la terre, les carrés Gervais »
Un matin, ma grand-mère, briquée comme un sou neuf, fagotée comme une princesse, me laissa une instruction bien curieuse. C’était un joli matin de printemps qui fleurait bon le lilas et le muguet. On entendait les oiseaux babiller dans les arbres du domaine. Mais je ne pourrai pas profiter de cette belle journée. Il me fallait reprendre la camionnette et acheter tous les carrés frais Gervais dans un rayon de cinquante kilomètres. Elle avait décidé d’entreprendre une nouvelle expérimentation.
Ma grand-mère est férue d’études sur la nourriture et sa capacité à résister au stress. Elle prône une théorie très curieuse… Elle croit qu’une nourriture malmenée fabrique un jus proche d’un nectar divin. C’est pourquoi elle se lance toujours dans des aventures saugrenues. Mais elle a un autre dada. Si un aliment quelconque ne lui convient pas, qu’il résiste et qu’il ne se laisse pas traire, alors, impitoyable, elle en décide la disparition, l’éradication. Elle se perçoit comme la grande prêtresse du « manger divin ». Depuis qu’elle s’est découvert cette vocation, elle est très occupée, mais n’a mené à bien aucune de ses tentatives.
Donc, ce matin-là, me voici à errer, de grande surface en épicerie, pour acheter tous les carrés frais Gervais qui se trouvaient en rayon. Des petits par huit ou des gros par deux. À mesure que j’accomplissais mon périple, je me demandais si cette nouvelle lubie n’était pas destinée à me punir moi, sa petite-fille sacrifiée, la seule à devoir vivre l’enfer et à lui servir de grouillotte. Mes sœurs et mes cousines avaient fait leur vie, et j’étais destinée à servir de béquille à la vieille. C’est, en dehors de l’épilation, une autre des coutumes familiales. Famille de fille et dernière fille offerte à l’ancêtre.
J’adore les carrés frais Gervais. C’est ma madeleine de Proust à moi. J’ai été élevée aux carrés frais Gervais. J’ai bien tenté de me reconvertir au Saint-Moret, trop gras, ou au Kiri, trop compact, mais je n’ai pas réussi. Rien ne vaut la texture à fois mousseuse et crémeuse de ce délicieux petit fromage. Le goût, légèrement salé, laisse en bouche une rémanence unique. Ceux qui partagent cette passion avec moi savent de quoi je cause… J’ai aussi essayé les vache-qui-rit, les crèmes de Roquefort, et tous les fromages à tartiner. Rien ne remplacera le carré frais Gervais dans mon échelle de valeur gastronomique. Ça non !
Quand j’eus fini ma tournée de ramassage, plusieurs tonnes de ce produit s’entassaient dans la chambre froide du laboratoire de ma grand-mère. Je crois l’avoir déjà dit dans une histoire précédente, ma grand-mère a un laboratoire digne d’un savant fou.
Moi, j’étais assise devant les portes du gigantesque frigo et je me tâtais. Est-ce que j’en chouravais un ou deux, mais si la vieille l’apprenait, j’étais bonne pour la gégène, la bastonnade ou le supplice de l’eau. Et si je ne mangeais pas tout de suite de cette friandise, j’éprouverai une frustration insurmontable. Dilemme digne d’une tirade du Cid. Ou de Hamlet. Être ou ne pas être tentée par un carré frais Gervais…
Je décidais, finalement, d’une solution mitigée, qui serait lourde de conséquences… À ce moment de l’histoire, je ne le savais pas. J’allais faire une petite visite de courtoisie aux carrés, et leur causer de ce qui pourrait les sauver des griffes de mon aïeule.
Je leur ai parlé de ma grand-mère. De sa terrible enfance, sacrifiée elle-même à son ascendante farfelue. De son appétence pour la maltraitance alimentaire. De la fois où elle avait perdu sa dernière dent. De ses tentatives multiples d’élevage et de pâturage. Je les ai entretenus longtemps, sérieusement. Et je n’ai pas craqué. Je n’ai pas mangé un seul d’entre eux. Je me sentais fière et forte, en sortant du frigo.
C’est quand la vieille est rentrée que tout s’est gâté. Elle avait son air bravache des jours d’émeute. Elle avait sans doute un peu picolé. Et je dus lui servir, comme chaque soir, son apéro bien tassé, accompagné de petites saucisses pimentées, juste chaudes. D’ailleurs, l’apparition d’un four à micro-ondes m’a changé la vie, pour les petites saucisses. Jusque-là, les ébouillanter me posait un sacré problème… Entre leurs cris de douleurs quand je les jetais dans l’eau et le fait que je n’arrivais jamais à les maintenir à la bonne température, je me suis arraché les cheveux durant de longues années.
Mais je m’égare. Je parlais de ma grand-mère et des carrés. La rosse se précipita vers sa chambre froide afin de commencer ses expérimentations. Déjà, elle avait installé sa potence à aliments, sa guillotine à boudins, ses bacs d’acides, et tout son matériel de torture de bouffe. Sauf que, à cause de ma longue tirade éducative de l’après-midi, les carrés s’étaient organisés. Quand elle ouvrit la porte, ils étaient plus nus qu’à leur naissance. Ils étaient disposés en tortue, leurs emballages d’aluminium roulés en guise d’épées et de boucliers. Et dès qu’elle passa le nez, qu’elle a long et pointu, à l’entrée de la chambre froide, les carrés se mirent en branle, l’attaquant de toute part. Qui plantait son arme dans son gras de cheville, qui visait l’œil. Elle hurla de rage, et se mit à piétiner les mutins prise d’une frénésie démente. Quelques centaines de carrés se sacrifiaient, admirablement, pour sauver leurs congénères. En première ligne, ce fut surtout les gros modèles qui laissèrent leur vie de fromage dans la bataille. Ils avaient cependant un atout que ma grand-mère n’avait pas mesuré : leurs gras. Le sol étant tapissé de carrés écrasés, elle glissa, fit un roulé boulé spectaculaire, et s’étala de tout son long sur le corps des massacrés, devenus crème battue. Ceux qui étaient encore valides se sauvèrent, cherchant l’air et la campagne. Dans une fulgurance, je me fis la réflexion que j’en aurai pour des semaines à tout nettoyer et que les musaraignes auraient de quoi bâfrer un bon bout de temps.
Quand ma grand-mère se releva enfin, elle partit, furieuse, prendre une douche et jeter sa tenue de princesse souillée par les fromages révoltés. Vint le moment de l’explication. Je n’arrive pas à mentir à ma grand-mère… Je lui racontai donc ma journée, y compris ma conférence dans le frigo. Ça ne lui a vraiment pas plu. Ma punition fut l’une des plus terribles des traditions familiales : elle m’a épilé les mollets à la pince à cornichon. J’ai beaucoup pleuré.
Ah ! Je m’en souviendrais du jour où ma grand-mère a voulu débarrasser la terre des carrés frais Gervais !
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Jean-Jacques Dorio – Passage d’Hermès
PASSAGE D’HERMÈS
Il n’y a que la première ligne qui conte
Contre le roc la mer contre la nuit les secrets
de la seconde ligne puis de la troisième
Lambeaux et restes dans ces sillons
Mythes mutant transports métonymies
On hisse le soleil sur la prose du monde
Échafaudages poulies on perd la tête
les cornes la pointe obscure du génie
Neuf lignes neuf sens on peut recommencer
Hermès sa lyre de tortue à grand pas