Paul Valery – Bouche
dessin Lalaluce (deviantArt)
Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche
tout éclairé de papilles et de houpettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles
comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante.
Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses.
Régions gustatives discontinues. Machines composées.
Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique.
Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière,
sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements,
explosions, déformations vibrantes…
PAUL VALERY « Mélange » (N.R.F.)
Anne Sexton – Toux, amour
Comme il a été dit:
Amour et une toux
ne peuvent pas être dissimulés.
Même une petite toux.
Même un petit amour.
As it has been said:
Love and a cough
cannot be concealed.
Even a small cough.
Even a small love.
– Anne Sexton
Carlos Martinez Rivas – Portrait de dame avec jeune dormeur

peinture: Fernando Botero » le déjeûner sur l’herbe »
PORTRAIT DE DAME AVEC JEUNE DONNEUR
La jeunesse n’a pas où appuyer la tête
Sa poitrine est pareille à la mer.
Comme la mer qui ne dort ni de jour ni de nuit.
Elle est en formation
et non pas groupée comme la maturité.
Comme la mer qui dans la nuit
et alors que la terre dort comme une souche
se retourne dans son lit.
Seul.
Retiré dans ma toux.
De mon lit qui grogne j’entends couler l’eau.
Toute l’eau qu’on entend passer la nuit sous les lits.
Sous les ponts.
Les oiseaux du ciel ont leurs nids.
Nids étrangissimes
Les renards et les renardes ont de joyeuses tanières
où faire ce que bon leur semble.
En la laissant pour demain sa vie passe.
Et à la Pinacothèque de Munich,
sous le grand champignon, à l’ombre affable des Vieux Maîtres,
ou dans la marmite du plaisir,
renversant sur le sol son futur
Il dit à sa jeunesse, à son divin trésor il dit :
– J’attends seulement que tu passes pour me servir de toi.
Et apprendre à m’asseoir.
Commencer à prendre figure.
Voilà ce que fit Mister Carlyle, le dyseptique.
Ce que firent Don Pio Baroja et son béret.
Ou Emerson (« … une physionomie bien achevée est la véritable et unique fin de la Culture »).
Et tous les autres Octogénaires, ceux qui escamotèrent leur destin :
le propre, ce qui de l’homme fait une rosse
et finit en lunettes, museau, moustache individuelle et entêtée.
Voilà ceux qui parvinrent à ‘la fin et réglèrent l’affaire et méritèrent
un portrait dans leur vieux fauteuil rose
déjà chauve et beau à leur semblance.
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extrait de recueil de poésie sud-américaine
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